LA TRAGÉDIE OUÏGOURE
Le monde a découvert avec stupéfaction les camps de concentration et les méthodes terrifiantes utilisés depuis 2017 par l’Etat chinois pour assimiler, de force, les ethnies minoritaires du Xinjiang. Un rapport officiel, rédigé en 2018, reconnaît l’existence d’un projet de destruction culturelle. “L’Obs” a pu le consulter
Pendant les quinze mois qu’elle a passés en camp de concentration, une des choses qui horrifiait le plus Gulbahar Jelilova, c’était de voir les surveillants, de jeunes Ouïgours ou Kazakhs, brutaliser les prisonnières. Les gradés chinois ne se salissaient pas les mains, ils se contentaient de donner des ordres, puis regardaient en rigolant ces pions ouïgours frapper des détenues ouïgoures. Un soir, dans la cellule où elles étaient entassées à quarante sous la lumière blafarde, profitant d’une inattention des gardiens, une des compagnes de Gulbahar s’est mise à raconter d’une voix sourde : « J’ai vu un jour un surveillant ouïgour. Un jeune. Il s’est retrouvé devant un vieil homme qu’on venait d’amener au camp. C’était son père. Il était pétrifié. Les Chinois ont dit : “Frappe-le.” Il a levé la matraque et il a dit à voix basse : “Pardonne-moi.” Le père a répondu : “Fais ton travail, mon fils.” »
C’est une histoire révoltante comme tant d’autres qui se racontaient sous le manteau dans le camp où Gulbahar Jelilova a été jetée – comme un million de ses compatriotes ouïgours. Cette population minoritaire vit au Xinjiang, une « région autonome » turcophone et musulmane de l’extrême ouest de la Chine. Elle fait l’objet depuis 2017 d’une entreprise de transformation radicale, systématique et sauvage, visant à l’assimiler de force à la majorité chinoise han.
Tout avait pourtant bien commencé avec les communistes, qui avaient accordé aux Ouïgours, comme à d’autres minorités, une vaste région autonome et une reconnaissance de leur spécificité culturelle et religieuse. Mais, après 1989, le régime ne voit partout que « séparatisme » et « extrémisme religieux ». Un cercle vicieux répression-réaction s’installe. En juillet 2009, une émeute interethnique gravissime plonge la capitale, Urumqi, dans le chaos. Suivie dans les années 2010 par des attaques kamikazes à l’arme blanche, qui font des dizaines de victimes. Pékin ne manque pas de se prévaloir de la « lutte mondiale contre le terrorisme islamiste ». Mais c’est l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, en 2012, qui marque le grand tournant : le secrétaire général du Parti ne croit qu’à la manière forte. Dans des discours secrets prononcés en avril 2014 lors d’une visite au Xinjiang − et révélés en novembre 2019 par le « New York Times » −, il appelle à une « lutte totale contre le terrorisme, l’infiltration et le séparatisme », en prenant comme modèle la guerre américaine contre le terrorisme. Il invite à « brandir sans hésitation l’arme de la dictature populaire » et à « se montrer impitoyable ». Il exhorte ses auditeurs à renforcer le contrôle sur l’islam, compare « l’extrémisme musulman » à « un virus », « une drogue ». Quant aux criminels, ils devront être « transformés, leur esprit, remodelé » grâce à un endoctrinement intense.
Quelques semaines après cette visite, des « centres d’endoctrinement » apparaissent partout dans la région. Peu après l’arrivée en 2016 d’un nouveau chef du Parti, un dur nommé Chen Quanguo, les rafles commencent. Il se montre d’autant plus impitoyable que le Xinjiang est devenu, grâce aux routes de la soie lancées en 2013, un maillon stratégique indispensable, dont la perturbation ne peut être tolérée.
LAVAGE DE CERVEAU INTENSIF
Les camps de concentration, dont Pékin a longtemps nié l’existence, sont pudiquement appelés des « centres de rééducation », ou « centres d’éducation et de formation ». Les détenus, qui y vivent dans des conditions atroces de faim, de saleté, de promiscuité, sont des « étudiants » ou des « stagiaires ». Gulbahar n’y a connu qu’un lavage de cerveau répétitif, à base de chansons révolutionnaires de l’époque maoïste et de discours de Xi Jinping qu’elle et ses compagnes devaient apprendre par coeur. Sans savoir pourquoi elle était là ni pour combien de temps, elle a vécu un long cauchemar insensé, rempli de terreurs et de sou rances, qu’elle réussit en général à tenir en lisière. Mais, dès qu’elle repense à la petite scène du gardien et de son père, elle vacille. C’est un condensé saisissant de l’entreprise systématique de destruction menée par la Chine contre ce petit peuple de 12 millions d’habitants.
Le monde a découvert avec stupéfaction l’ampleur du coup de force, la rapidité de sa mise en oeuvre et son machiavélisme. Des enquêtes de journalistes, des travaux de chercheurs ou d’ONG, et parfois des fuites révèlent en 2018 l’échelle inouïe des « centres de rééducation » qui sortent de terre par centaines. Les méthodes de lavage de cerveau infligées aux prisonniers. Les petits Ouïgours que l’on arrache à leur famille, et l’éducation à 100 % han qu’ils reçoivent dans les jardins d’enfants étatiques. Le rôle joué par l’intelligence artificielle pour déterminer quelle personne doit être enfermée. Les campagnes massives de stérilisations et d’avortements forcés. L’envoi d’un demi-million de détenus pour aider à la cueillette du coton – dont le Xinjiang est le premier producteur mondial. Et, en février 2021, les viols systémiques commis sur les détenues par des « clients » psychopathes, assortis de tortures… Après quatre années d’assauts incessants qui n’ont épargné aucune famille, les Ouïgours, dans
leur ensemble, sont aujourd’hui dévastés, saccagés, en miettes. Les rares échos qui nous parviennent du Xinjiang montrent que chacun a rigoureusement intériorisé la ligne imposée par le pouvoir. Alors que la présence policière se fait moins lourde dans l’espace public, que des personnalités influentes sont relâchées des camps, on ne constate aucun retour à la normale. Tout signe apparenté à la religion musulmane est spontanément éradiqué. Plus aucun voile, plus aucune barbe, ne sont visibles dans la rue comme dans les maisons, où un comité de surveillance peut débarquer sans prévenir. Chacun surveille sa langue et proscrit toute expression, même courante, contenant une allusion religieuse, comme « Dieu merci » ou « Dieu te garde ». Les membres de la diaspora n’osent plus contacter leur famille, et si par hasard ils le font, personne ne décroche à l’autre bout du fil. La moindre contravention à ces règles draconiennes pourrait apparaître comme « un indice de radicalisation », entraînant une incarcération immédiate.
Une identité qUasi racialiste
On pourrait croire que la Chine, ayant maté ce peuple de fortes têtes, se déclarerait satisfaite. Erreur. L’étape suivante d’un plan bien plus ambitieux ne fait que commencer. Le chercheur allemand Adrian Zenz, qui a énormément contribué à la prise de conscience collective en révélant une grande partie des preuves qui documentent la destruction en cours, vient de publier un nouvel article éclairant. Parue le 2 mars sur le site du think tank américain The Jamestown Foundation, cette étude est dévoilée en exclusivité par « l’Obs », la BBC, le « Süddeutsche Zeitung » et le journal canadien « The Globe and Mail ».
Comme les travaux précédents de Zenz, celui-ci se fonde sur des documents publics émanant d’organismes chinois officiels. La pièce maîtresse, le « rapport Nankai », porte le nom de la prestigieuse université de Tianjin à laquelle appartiennent ses auteurs. En mai 2018, ces trois universitaires chinois se sont rendus à Hotan, au sud du Xinjiang, avec laquelle Tianjin est jumelée. Leur mission : enquêter sur la façon dont cette préfecture met en oeuvre les programmes dits de « réduction de la pauvreté par transfert de main-d’oeuvre ». Hotan, très majoritairement ouïgoure, comprend en effet une proportion importante de foyers pauvres. En décembre 2018, les trois chercheurs publient le rapport de leur enquête sur le site de leur institut, et envoient leurs recommandations au service « réduction de la pauvreté » du gouvernement chinois.
Quand Zenz découvre ce texte, il dit avoir été « saisi par la franchise de ces trois mandarins évaluant tranquillement la mécanique infernale qui a cours en ce moment au Xinjiang ». Ils commencent par affirmer que « les mesures drastiques à court terme étaient absolument nécessaires et efficaces », reprenant le ton des discours prononcés par Xi Jinping en 2014. Ils enchaînent : « Un nombre important de Ouïgours, très au-delà de ceux qui ont participé à des émeutes, ont été admis dans les centres de rééducation », reconnaissant ainsi le nombre disproportionné des arrestations. Et ils plaident pour un « changement de stratégie ». L’approche « court-termiste » doit maintenant laisser place à une approche « à long terme ». Il faut mettre le paquet sur les transferts de main-d’oeuvre, c’estàdire l’envoi groupé de dizaines de milliers de jeunes ruraux sans emploi fixe vers les zones industrialisées, pour y travailler dans les usines des grandes compagnies chinoises. C’est par ces transferts que nous réussirons à vaincre la grande pauvreté, affirment les chercheurs.
Pourtant, il apparaît clairement à la lecture du rapport que l’objectif premier n’est pas de lutter contre la pauvreté. Le dépaysement de ces cohortes de travailleurs est vu comme « une méthode très efficace pour réformer, amalgamer et assimiler ces jeunes Ouïgours » en les plongeant dans l’océan de la population han. « Notez le terme chinois pour “réformer” : “ganhua” désigne les programmes d’éducation conçus pour “redresser” l’esprit des jeunes délinquants, explique Adrian Zenz. Ce n’est pas par hasard : des chercheurs chinois sont persuadés qu’il existe un lien direct entre le sous-emploi de la jeunesse dans le sud du Xinjiang et les tendances au “séparatisme”, voire à la “radicalisation terroriste”, qu’ils leur prêtent. »
Les documents annexes confirment ce biais. Les Ouïgours de ces districts sont présentés comme prisonniers de coutumes et de croyances « arriérées », « peu éduqués », « étroits d’esprit », d’une « religiosité excessive », voire « trop attachés à des valeurs spirituelles », « se contentant de peu », « pas intéressés par les valeurs matérielles », « pas motivés pour travailler dur », « pas animés par l’envie de gagner de d’argent ». Leur « absence de mobilité » les empêche d’accéder à « la modernité sociale » et favorise la « croyance erronée que tel groupe ethnique possède tel territoire ». Les experts y décèlent un « défaut d’identification à la NationRace chinoise (“zhonghua”) » et par conséquent une « menace sérieuse à la stabilité du pays ».
« Cette notion de “zhonghua”, explique l’historien James Millward (voir notre entretien p. 33) désigne en principe la Chine et sa culture. Elle a pris dans la bouche de Xi Jinping un sens politico-ethnique. C’est devenu une identité primordiale sacrée, quasi racialiste, dont découleraient toutes les autres – ce qui revient au fond à les nier. La version actuelle de “zhonghua” rappelle fortement la notion allemande de “Volke”, “peuple” dont le nazisme a fait un si grand usage. »
Le dépaysement est “une méthode très efficace pour réformer et assimiLer ces jeunes ouïgours”.
le rapport NaNkai
Mais pour les spécialistes chinois, ce sont les populations déshéritées de Hotan qui sou rent d’un esprit « antimoderne » et ont besoin d’être réformées. Le rapport Nankai révèle que le gouvernement a conçu « un plan concret » pour diluer ce groupe trop rétif à toute pénétration. Il s’apprête donc à « optimiser la structure de la population du Xinjiang du Sud ». Comment? En exportant la « main-d’oeuvre rurale ouïgoure surnuméraire », et parallèlement en important, à l’horizon 2022, 300 000 colons chinois invités à travailler dans les parcs industriels installés récemment dans les agglomérations proches.
TRANSFERT DE MAIN D’OEUVRE PAR TRAIN
Les transferts de masse ont commencé. Depuis 2018, les télévisions d’Etat, qui les vantent en termes dithyrambiques, montrent des groupes de jeunes gens vêtus tous du même uniforme, coi és de la même casquette, une grande fleur de tissu rouge
LES OUÏGOURS SERAIENT “PEU ÉDUQUÉS” ET “ÉTROITS D’ESPRIT”.
souvent cousue sur la poitrine, attendant en bon ordre les trains qui les emmèneront vers de lointaines usines. Ils ne savent pas combien de temps ils y resteront, quand ils pourront rentrer dans leurs familles. Ils sont encadrés par des responsables détachés par les gouvernements locaux, qui vivront avec eux, dormiront dans les mêmes dortoirs, et chaque soir, après des journées de dix heures ou plus, leur enseigneront le chinois et leur expliqueront la profondeur de la pensée de Xi Jinping. Une des fonctions de ces cadres-surveillants bilingues est de tenir des conversations « à coeur ouvert » avec les jeunes, et de désamorcer les conflits en amont. Le rapport Nankai précise cependant que les ouvriers, qui ont suivi quelques mois de formation « de style militaire », sont extrêmement disciplinés, obéissants, prêts à faire des heures supplémentaires sans être payés. Et à travailler pour un salaire bien plus modeste que les Chinois, ce qui peut intéresser les patrons d’usine.
DES CHERCHEURS CHINOIS
Le rapport l’a rme sans détour : volontairement ou non, ces jeunes ruraux doivent quitter leurs villages, se transmuter, devenir des ouvriers et travailler à temps plein dans le contexte « civilisé » des usines chinoises. Cette prolétarisation d’une jeunesse rurale fait d’une pierre deux coups : un « remodelage rapide de leur vision étriquée du monde », et un « rééquilibrage démographique du Xinjiang du Sud ». Le rapport suggère donc d’envoyer directement ces vagues de jeunes vers les provinces côtières en leur o rant des conditions telles qu’ils n’auront plus envie de rentrer. Les patrons devront les aider à trouver des amis chinois, un conjoint, un appartement. Et, pour rendre ces relocalisations définitives, les cadres locaux − qui ont pensé à tout − ont créé des internats pour les enfants, des maisons pour les retraités. Car il faut libérer les jeunes mères des tâches domestiques qui les empêchent d’embrasser leur destin d’ouvrière. Quant aux terres et aux bêtes, un système permet de les sous-louer à des organisations étatiques qui les exploiteront. « Tout est fait, tout, pour que ces jeunes ne puissent invoquer aucune excuse pour éviter leur transfert, explique Zenz. De toute façon, refuser l’aide de l’Etat est l’un des 75 critères o ciels de radicalisation, et su t pour être envoyé en camp. »
CONDAMNATIONS INTERNATIONALES
Selon les calculs de Zenz, ces programmes concernent un segment de population beaucoup plus important que celui des camps de rééducation. Dans le sud du Xinjiang, 1,6 à 1,8 million de jeunes ruraux sont visés : « Avec la “déradicalisation” e ectuée dans les camps et la limitation des naissances au sein de toute la population, ces transferts de travail forcé parachèvent un triangle redoutable, qui pourrait entraîner un génocide culturel ou démographique. »
Dès l’été 2020, les Etats-Unis ont voté des sanctions e ectives contre les dirigeants du PC du Xinjiang responsables du travail forcé des Ouïgours (refus de visa, gel des avoirs aux Etats-Unis) et l’inscription sur une liste noire des sociétés productrices de coton, de sauce tomate, de prêt-à-porter, de pièces électroniques, etc., ayant profité du travail forcé ouïgour. Le précédent secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo, ainsi que l’actuel, Tony Blinken, ont clairement qualifié de génocide le sort fait aux Ouïgours. Ils ont été rejoints le mois dernier par les Parlements canadien et néerlandais. Le Parlement européen, sous l’impulsion du député Raphaël Glucksmann, a de son côté voté en 2020 deux résolutions condamnant leur esclavagisation. Elles restent pour l’instant symboliques. Mais cela pourrait changer dès le 9 mars, avec un vote très attendu sur « le devoir de vigilance » des entreprises. Si le texte passe, la responsabilité des entreprises européennes sera engagée si un seul de leurs partenaires ou sous-traitants ne respecte pas les droits humains. En France même, sous l’action conjointe de Raphaël
Glucksmann et de Dilnur Reyhan (voir p. 34), plus de 250 groupes de soutien aux Ouïgours se sont créés en deux semaines, qui pressent leurs municipalités de prendre des mesures concrètes. Il n’est pas sûr qu’Emmanuel Macron pourra planer longtemps au-dessus des mobilisations qui bouillonnent dans la société française. La déclaration du ministre des A aires étrangères Jean-Yves Le Drian, fustigeant fin février devant le Conseil des Droits de l’Homme
de l’ONU « un système de surveillance et de répression institutionnalisé à grande échelle à l’encontre des Ouïgours », risque bien d’apparaître insu sante.
Les auteurs du rapport Nankai le concluent en recommandant d’attendre « le succès du projet » pour en parler et, d’ici là, de ne pas « faire trop de bruit à l’étranger ». Le texte, initialement disponible sur le web, est désormais inaccessible. Peut-être les distingués professeurs ont-ils compris que leur bonne conscience risquait d’être perçue comme une o ense. Quant à la Chine, nul doute qu’elle niera en
“CES TRANSFERTS DE TRAVAIL FORCÉ CONTRIBUENT AU GÉNOCIDE CULTUREL DES OUÏGOURS.”
ADRIAN ZENZ
bloc les révélations de Zenz, comme elle l’a toujours fait, et se retournera contre lui en l’accusant d’être à la solde de la CIA. Il serait temps que Xi Jinping prenne conscience de la bronca qui se lève dans le monde, pour que ce cauchemar prenne fin.
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