L'Obs

GÉNÉRATION OUÏGOURS

- Par ELSA VIGOUREUX Photo JÉRÔME BONNET

L’engagement des jeunes Français en faveur de la minorité opprimée du Xinjiang est sans équivalent dans le monde. A l’origine de ce phénomène, la rencontre entre une chercheuse d’origine ouïgoure, Dilnur Reyhan, et l’eurodéputé Raphaël Glucksmann, qui ont su mobiliser sur les réseaux sociaux

Ce sont deux mondes, que la clameur d’une rencontre a joints en une cause. Il est français, essayiste, député européen, fils d’un intellectu­el reconnu; on lui lisait Voltaire, petit, pour qu’il s’endorme. Elle est née ouïgoure, française d’adoption, chercheuse, « militante par force »; petite, elle rêvait de devenir médecin, mais toutes les portes se sont fermées devant elle. Lui, c’est Raphaël Glucksmann. Elle, c’est Dilnur Reyhan.

Leurs visages s’affichent et se confondent désormais presque chaque jour sur les réseaux sociaux, dans les médias. Ils sont devenus les emblèmes d’un ardent mouvement de solidarité et de défense du peuple ouïgour, ethnie turcophone sunnite du Xinjiang, une région mise au ban depuis toujours par la Chine et plus opprimée encore depuis 2014. Raphaël, engagé, offre sa voix et sa lumière à la cause. Dilnur, vaillante, en incarne l’histoire comme un sacerdoce. A coups d’informatio­ns martelées, d’actions inventives répétées, leur campagne a payé, débouchant sur une mobilisati­on inédite en France. Par son ampleur, par sa forme. Et le contexte de crise sanitaire a joué aussi, obligeant les acteurs de cet engagement à remplacer la rue par un nouveau terrain, celui des réseaux sociaux. C’est sur Instagram que la question ouïgoure a d’abord emporté l’adhésion massive d’une jeunesse qu’on entend d’ordinaire peu, celle des quartiers populaires. Elle a ensuite essaimé avec la diffusion du carré bleu, symbole de solidarité avec le peuple du Xinjiang, reproduit un million de fois sur les murs Insta. Comment un sujet si lointain est-il devenu une véritable cause nationale?

C’est l’histoire de plusieurs destins qui n’ont a priori rien en commun. Celui de Dilnur, fille de Ouïgours, qui décide de quitter son pays à 21 ans. Arrivée en France en 2004, elle crée un blog, monte des festivals, promeut la culture de son peuple, qui ne doit pas s’éteindre. Et fonde l’Institut ouïgour d’Europe en 2019. Dans le même temps, la vie de Raphaël Glucksmann, à l’origine du mouvement Place publique, a basculé dans la politique. L’expatron du « Magazine littéraire » est devenu, à l’été 2019, un élu du peuple au Parlement européen. Et il a pour attaché parlementa­ire à Paris un jeune prodige, Pierre-Natnaël Bussière. Né en Ethiopie, adopté par une famille française et élevé dans le fin fond du Puy-de-Dôme, le jeune homme de 24 ans, spécialist­e de la philosophi­e allemande du xixe siècle, a « une conception très haute de ce qu’est la dignité humaine ». C’est à ce titre qu’il fait un « pacte » avec celui qu’il surnomme « Glucks » : le mandat européen consistera à défendre les sans-voix, les sans-droits, « peu importe ce que cela nous coûte et si c’est impopulair­e ».

Sur les conseils d’une organisati­on italienne de défense des droits humains, Raphaël Glucksmann reçoit en septembre 2019 une délégation de Ouïgours, dans son bureau à Bruxelles. Population dont il ne sait alors « rien, sinon qu’elle subit une répression ». Le rendez-vous doit durer une heure, les membres de la diaspora ouïgoure restent quatre heures. Le parlementa­ire est « saisi d’une forme de vertige, pris en apnée

dans cette horreur » : celle d’un peuple dont la Chine a programmé l’extinction. On lui raconte dans le détail les gens opprimés, parqués, réduits en esclavage dans des champs de coton, les femmes soumises en masse à des stérilisat­ions forcées, contrainte­s à des avortement­s, les cimetières détruits, les mosquées rasées, les codes-barres sur les maisons. Et, pour parachever le cauchemar, un million de personnes enfermées dans des camps de concentrat­ion… « Pour moi, il était impossible de ne rien faire », dit-il.

Raphaël Glucksmann demande à Pierre-Natnaël Bussière, à Paris, d’arrêter tout ce qu’il fait, « séance tenante », pour se consacrer à une campagne de défense des Ouïgours. « Je suis sceptique, je me dis qu’il faut d’abord vérifier tout ça », confie le jeune homme, qui fouille internet toute la nuit. Et découvre des images glaçantes du système concentrat­ionnaire chinois, filmées par un drone : des milliers d’hommes ouïgours alignés, à genoux, crâne rasé, yeux bandés. « La honte, commente Pierre-Natnaël. On y va, sans hésiter. » Ils savent que le chemin sera long et di cile, « parce qu’ils sont musulmans, parce que les Chinois en parlent comme d’une lutte antiterror­iste, parce que les intérêts commerciau­x derrière sont massifs, et parce que c’est loin ». Glucksmann n’a pas peur des causes perdues : « J’ai vu mon père faire des manifs à dix personnes. Je m’en voudrais moins de me retrouver seul que de me taire devant ce qui s’appelle un crime contre l’humanité. »

LA MACHINE EST LANCÉE

« Glucks » et Pierre lisent une tribune publiée quelques mois plus tôt dans « l’Obs », « Monde musulman, je ne vous souhaite pas un bon ramadan ». Y est dénoncée la lâcheté de pays musulmans, comme l’Algérie, qui soutiennen­t la politique concentrat­ionnaire conduite par la Chine. L’auteur de cette colère, c’est Dilnur. Le parlementa­ire rencontre la jeune femme dans un

“L’EXPÉRIENCE FRANÇAISE DE LA CAUSE OUÏGOURE EST EXEMPLAIRE POUR LA DIASPORA.”

DILNUR REYHAN

café sur les Grands Boulevards. « Elle est jeune, elle est moderne, elle est déterminée, elle n’a qu’une mission : que le massacre de son peuple cesse », résume Raphaël. « C’est là que tout se cimente », pour Pierre-Natnaël. Dilnur est touchée : « Raphaël Glucksmann est le premier à s’investir dans la question ouïgoure. Il s’engage devant moi à y consacrer son mandat. » Il « est connu, il sait écrire », il a ce qui lui manque, « la visibilité ». Voilà donc trois trajectoir­es qui se croisent et s’agrègent en quelques minutes autour d’un intérêt commun estimé supérieur à tout autre : celui de la défense des droits humains.

La machine est lancée. L’enjeu est clair : « Les grands crimes ont besoin de silence, brisons donc le silence », explique Raphaël Glucksmann. Et les moyens, décrits par Dilnur, sont les suivants : « ma voix », portée par « la popularité de Raphaël », un duo mis en musique par « l’habileté de Pierre ». « Chacun met son ego au service de la cause, pas l’inverse », précise-t-elle. Raphaël Glucksmann conditionn­e dès lors toutes ses apparition­s médiatique­s au fait d’aborder la question ouïgoure. Dilnur, elle, s’expose, elle raconte la vie de ceux dont elle est coupée, dans sa région natale. Elle n’aime pas ça : « Je suis une femme, issue d’une minorité, c’est un sacrifice qui restreint ma liberté. » Mais c’est aussi une nécessité. Dilnur a compris que sa parole est précieuse, qu’elle ne se cède pas : « Personne ne peut parler en notre nom. » Il faut des témoins, des histoires, des images, « des preuves », pour servir la cause.

Dans les coulisses, Pierre-Natnaël prend les rênes à la technique. Son expérience d’animateur auprès des plus jeunes emmène le duo sur la scène des réseaux sociaux : « J’avais remarqué que les ados lâchaient Facebook pour Instagram, j’ai dit à Raphaël : “C’est là que tout va se jouer.” C’est l’attention des jeunes qu’il nous fallait capter. » Le député européen, qui détestait pourtant « ce truc nombrilist­e » où les gens postent des petits chats et des photos d’eux-mêmes, lui laisse la main. Dilnur suit. Pierre-Natnaël voit Instagram comme « le réseau social qui connaît la plus forte croissance, avec un potentiel de viralité phénoménal, et créant une relation de proximité forte avec les gens ». Bref, tous les outils sont là pour qui veut, comme il dit, proposer « une nouvelle grammaire de l’action politique, centrée sur le récit, l’argument et l’idée »… Dilnur, « Glucks » et Pierre-Natnaël assurent chacun leur rôle.

Ils inventent un nouvel usage d’Instagram, où chaque post est un tract. Inversent le rapport à l’image. « On fait du texte, du texte, du texte, pour informer d’abord, rendre visible un état de fait », détaille Raphaël Glucksmann, qui n’a pas eu peur de disparaîtr­e des écrans traditionn­els. Dès la fin de l’année 2019, le compte Ouïghours. news naît. Sur Instagram, des personnali­tés viennent « liker » ou partager en « story » les posts en faveur de la cause. Omar et Hélène Sy sont les premiers à s’engager. Des milliers de jeunes issus des quartiers populaires s’agrègent à la cause, commentent, s’indignent, sidérés par l’omerta internatio­nale qui e ace les Ouïgours de nos conscience­s.

« Ensuite, on est passés à l’action, on a raconté tout ce qu’on fait, on a monté des opérations, comme cette “semaine pour réveiller le monde”, à l’automne 2020. » Le carré bleu ciel − couleur du drapeau ouïgour et symbole de la cause − envahit l’Instagram francophon­e. Pendant un an, Dilnur et Raphaël alertent, dénoncent le drame d’un peuple, di usent des récits de déportés. Une année scandée par des étapes importante­s : fuite de documents prouvant la détention et la répression des Ouïgours; di usion de discours du président chinois appelant les cadres du Parti communiste à être « sans pitié » avec les Ouïgours ; révélation­s sur les stérilisat­ions massives et les avortement­s forcés. Autant de preuves venant conforter un public grandissan­t, qui se révèle concerné, fidèle.

Et actif, surtout. Comme le démontre la mobilisati­on qui a suivi la publicatio­n du rapport du think tank australien Aspi en mars 2020 : le document révèle que 83 grandes marques internatio­nales bénéficien­t de la mise en esclavage du peuple ouïgour. Zara, Nike, Uniqlo, Volkswagen, Mercedes, Jaguar, Puma, Apple, Adidas, H&M, Tommy Hilfiger, Google, Gap, Calvin Klein, Electrolux, Fila et bien d’autres sont a chés sur un « mur de la honte ». « C’est comme ça que la déportatio­n des Ouïgours s’immisce dans nos quotidiens, explique Raphaël Glucksmann. Elle est là, à nos pieds, dans nos armoires, dans nos moyens de locomotion, partout. »

“IMMENSE VAGUE” SUR INSTAGRAM

Le député prend alors son papier à en-tête du Parlement européen et écrit à Adidas, « première marque de la liste ». Il poste le courrier sur Instagram. Où les gens s’indignent dans une foule de commentair­es. « C’est une immense vague », dit-il. Dans les vingt-quatre heures, Adidas fixe un rendez-vous à Glucksmann. La marque s’engage à couper ses relations avec les fournisseu­rs incriminés. L’opération est répétée. Le patron de Lacoste répond, lui, en direct aux jeunes qui l’interpelle­nt sur Instagram et s’engage. Calvin Klein, Tommy Hilfiger prennent les devants : « Ils nous demandent de ne pas lancer de campagne contre eux, promettent de restructur­er leurs chaînes de production. »

Le compte Instagram de Raphaël Glucksmann, qui accueillai­t 7000 abonnés en septembre 2019, explose. Il compte aujourd’hui plus de 600000 followers. Les statistiqu­es en sont éloquentes : 95 % des abonnés ont moins de 30 ans, 75 % d’entre eux vivent en France, seuls 15 % sont parisiens, 3 % ont entre 13 et 17 ans, 42 % entre 18 et 24 ans, et 41 % entre 25 et 34 ans. « J’ignorais que cela prendrait une tournure aussi massive, confie Dilnur. L’expérience française de la cause ouïgoure est puissante et exemplaire pour la diaspora : c’est un mouvement qui part du bas et qui va imposer au gouverneme­nt de se pencher sur la question. C’est désolant de

“LES GRANDS CRIMES ONT BESOIN DE SILENCE, BRISONS DONC LE SILENCE.”

RAPHAËL GLUCKSMANN

constater qu’il faut se donner tout ce mal dans un pays qui a pourtant la culture des droits de l’homme, mais c’est aussi très encouragea­nt de voir combien la jeunesse est habitée par des valeurs humanistes. »

Lesquelles sont aussi portées par ses modèles, comme le footballeu­r Antoine Griezmann l’a démontré. C’était en décembre dernier. Dilnur partage sur sa page Facebook une révélation du « Washington Post », soupçonnan­t fortement la marque Huawei, dont le sportif est l’ambassadeu­r, d’avoir développé pour la Chine un logiciel de reconnaiss­ance faciale des Ouïgours. Pierre-Natnaël interpelle Griezmann dans un courrier aussitôt posté sur Instagram. 30000 partages, 10000 commentair­es. Deux jours plus tard, le leader technique de l’équipe de France communique sur Instagram : « J’annonce que je mets un terme immédiat à mon partenaria­t me liant à cette société. » Et Griezmann va même plus loin : il invite Huawei à « engager au plus vite des actions concrètes pour condamner cette répression de masse et user de son influence pour contribuer au respect des droits de l’homme et de la femme au sein de la société ».

Les droits de l’homme. Voilà le point d’ancrage d’une mobilisati­on qui, si elle existe bien dans d’autres pays, comme l’Allemagne, le Royaume-Uni, les Etats-Unis ou l’Australie, est saisissant­e en France. La cause ouïgoure, et son exception française. C’est la révélation d’une jeunesse qui témoigne là de « son attachemen­t à des principes fondamenta­ux comme la liberté de conscience, la liberté de culte, et l’impartiali­té éthique de l’Etat visà-vis des croyances religieuse­s », remarque PierreNatn­aël. Une jeunesse qui se dresse contre la violation des droits humains. « C’est une campagne née dans les marges qui s’est imposée au centre, assure Raphaël Glucksmann. Cette adhésion renoue selon moi avec une tradition française, qui fait le sou e d’une jeunesse dont la filiation n’est plus à mettre en doute. »

Ainsi les Ouïgours sont-ils devenus un « sujet » à l’Assemblée nationale, où un collectif de 55 députés s’est créé, répondant à l’appel de Dilnur. Et le président de la République, Emmanuel Macron, a même prononcé leur nom en décembre dernier dans le média Brut, promettant de s’engager contre les exactions commises par la Chine. Si le voile se soulève sur la scène internatio­nale, si le silence se brise en France et ailleurs, rien n’est pour autant gagné. Dilnur a certes conquis des soutiens, de la jeunesse des quartiers populaires au mouvement Youth for Climate, et jusqu’au collectif féministe des Colleuses, qui a che ses slogans sur nos murs. Mais la route est longue pour les siens, sa mère et sa soeur, dont elle demeure sans nouvelles. Dilnur a rme que « rien n’a changé sur place, où de nouveaux camps se construise­nt ». Où des hommes et des femmes luttent pour survivre. La mobilisati­on est belle, oui. Les Ouïgours attendent des actes politiques, maintenant.

 ??  ?? RAPHAËL GLUCKSMANN, 41 ans, essayiste, est le fils du philosophe André Glucksmann. Après avoir cofondé le parti Place publique, il est devenu, fin 2019, député européen. Il s’est promis de défendre jusqu’au bout la cause ouïgoure.
Née en région ouïgoure, DILNUR REYHAN,
38 ans, universita­ire, est arrivée en France à 21 ans, laissant derrière elle sa famille. Présidente de l’Institut ouïgour d’Europe, elle se bat pour la survie de son peuple.
RAPHAËL GLUCKSMANN, 41 ans, essayiste, est le fils du philosophe André Glucksmann. Après avoir cofondé le parti Place publique, il est devenu, fin 2019, député européen. Il s’est promis de défendre jusqu’au bout la cause ouïgoure. Née en région ouïgoure, DILNUR REYHAN, 38 ans, universita­ire, est arrivée en France à 21 ans, laissant derrière elle sa famille. Présidente de l’Institut ouïgour d’Europe, elle se bat pour la survie de son peuple.
 ??  ?? Rassemblem­ent devant l’ambassade de Chine à Paris pour dénoncer le sort des Ouïgours, fin juillet 2020.
Rassemblem­ent devant l’ambassade de Chine à Paris pour dénoncer le sort des Ouïgours, fin juillet 2020.
 ??  ?? ▲ Le footballeu­r Antoine Griezmann a annoncé sur Instagram mettre fin à son contrat avec Huawei pour soutenir la cause ouïgoure.
▲ Le footballeu­r Antoine Griezmann a annoncé sur Instagram mettre fin à son contrat avec Huawei pour soutenir la cause ouïgoure.

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