L'Obs

La revenante du gouLag

C’est une mère de famille discrète, installée en France avec son mari et ses enfants. Mais elle est ouïgoure. La Chine l’a piégée pour lui infliger une “rééducatio­n” cauchemard­esque. Rencontre

- Par Marie Vaton Photo JérôMe bonnet

Pour ne plus penser, Gulbahar fait du sport : yoga, piscine. Et le ménage. Toute la journée, elle récure l’appartemen­t. La crasse, la puanteur, Gulbahar ne les supporte plus. Puis elle cuisine : elle pétrit la pâte des gâteaux aux noix, fait mijoter l’agneau dans des épices. Il en faut des saveurs pour oublier la soupe si fade du camp. Le reste de son temps, elle le dédie à son petitfils. De la vie pour oublier la mort.

C’est comme ça chez les Haitiwaji : pour conjurer la peine, on se donne de la peine. « Si je relâche, je m’effondre », dit cette dame de 54 ans – qui en paraît beaucoup moins. Alors Gulbahar tient. Pour sa mère et ses deux soeurs restées au Xinjiang, la grande région de l’ouest de la Chine où les autorités appliquent un plan machiavéli­que visant à l’« acculturat­ion » du peuple ouïgour pour l’assimiler aux Han, l’ethnie chinoise majoritair­e. « Nous éliminer plutôt », dit-elle.

Ce « génocide lent » a commencé voilà des années. Planifié, organisé et méthodique­ment mis en oeuvre par Pékin, qui a fini par reconnaîtr­e l’existence de ses camps dits « de rééducatio­n » pour lutter contre « leséparati­sme et le terrorisme islamiques ». En réalité, des camps de travail forcé et de torture où croupissen­t plus d’un million de Ouïgours, selon Amnesty Internatio­nal et Human Rights Watch. Gulbahar, qui vivait en France, avec mari et enfants, s’est retrouvée prise au piège, déportée dans l’un de ces camps un jour de novembre 2016. Trois ans de tortures, de brimades, de chaînes aux pieds, dans le froid, la faim et la blancheur aveuglante des néons allumés nuit et jour. Des interrogat­oires à n’en plus finir, des heures à ânonner des louanges au leader suprême du Parti communiste chinois, Xi Jinping, à en perdre la mémoire. A en perdre son identité surtout. Gulbahar a survécu. Elle est la première Ouigoure libérée et rapatriée en France par le Quai-d’Orsay, en mars 2019. La première à livrer son témoignage de rescapée du goulag (1).

Longtemps Gulbahar et son mari, Kerim, tous deux ingénieurs dans le pétrole, ont vécu dans le déni. Dans les années 1990, le Xinjiang, pays de cocagne où le pétrole coulait à flots, apparaissa­it comme un eldorado pour qui voulait faire fortune. C’est à Karamay, l’une de ces nouvelles villes grises et verticales que Gulbahar et son mari s’installent. Ils ne sont pas riches, mais font partie de la première génération à bénéficier des opportunit­és que le régime fait miroiter : emploi dès la sortie de l’université, appartemen­t fourni par la compagnie. Bien sûr, ils voient la mention « pas de Ouïgours » sur certaines annonces d’emploi. Ils savent aussi qu’ils font partie des « quotas » admis à l’université, qu’ils ont des salaires plus bas que leurs collègues, voisins et parfois amis han. « On savait qu’il y avait de la discrimina­tion, mais on ne pensait pas la subir vraiment », raconte Gulbahar, devant un thé au jasmin et des pâtisserie­s maison.

C’est lorsqu’un Han sans qualificat­ion est promu à sa place que Kerim pressent qu’il lui faut trouver du travail ailleurs : au Kazakhstan puis en Norvège, avant d’obtenir l’asile politique en France. Sa femme et ses deux filles le rejoignent en 2006. Ils s’installent à Boulogne, en région parisienne. Lui devient chauffeur

Trois ans de TorTures, de brimades, de chaînes aux pieds, dans le froid eT la faim.

de taxi VTC, elle, boulangère. En 2009, ils assistent, de loin, au déchaîneme­nt de violence qui s’abat à Urumqi, capitale du Xinjiang : des heurts sanglants déclenchen­t une répression sans pitié. Pékin veut éradiquer ces émeutes vite qualifiées de « terrorisme ».

En novembre 2016, son ancienne entreprise appelle Gulbahar : elle doit revenir à Karamay signer des documents pour sa retraite. Dès son arrivée, elle est « invitée à prendre le thé » dans un commissari­at. Le ton est cordial, jusqu’à ce qu’on lui montre une photo de sa fille aînée lors d’une manifestat­ion de soutien aux Ouïgours à Paris. On lui confisque son passeport. On l’enferme dans une cellule avec trente femmes. Toutes coupables, comme elle, de « déviances » aux yeux du régime. Seau au milieu de la pièce pour les besoins, un seul robinet où coule un maigre filet d’eau et une caméra qui filme les moindres gestes : interdicti­on de prier, de chanter, de parler.

Elle passe vingt jours enchaînée à son lit, les fesses à même le sol. Certaines détenues disparaiss­ent du jour au lendemain. D’autres apparaisse­nt. Gulbahar est interrogée tous les jours. Elle doit avouer. Avouer quoi ? Elle répète jusqu’à la nausée son histoire. Pour la faire craquer, on incarcère sa soeur aussi. Alors Gulbahar finit par « avouer » qu’elle est une terroriste engagée aux côtés des séparatist­es ouïgours. En juin 2017, un garde lui annonce qu’elle va quitter la prison. Elle est éligible pour « l’école ».

Gulbahar soupire de soulagemen­t. Elle pense que, après quelques mois de « repentance », elle pourra revenir en France où sa famille est sans nouvelles. Elle se trompe. L’« école » est un immense camp de détention où on brise les prisonnier­s à coups d’entraîneme­nt militaire et de séances épuisantes de lavage de cerveau. Deux fois par an, le « dispensair­e » pique les prisonnièr­es. Un vaccin contre la grippe, leur dit-on. Mais les jeunes femmes cessent d’avoir leurs règles après ce « traitement »… En novembre 2018, un procès express de neuf minutes condamne Gulbahar à sept ans de prison.

A l’autre bout du monde, sa famille se bat pour sa libération. A l’été 2018, sa fille aînée lance une pétition sur Change.org, qui recueille plus de 440000 signatures. Elle y évoque le sort de sa mère et des trois millions d’autres Ouïgours arbitraire­ment détenus. En février 2019, elle apparaît sur France 24 : « Je demande la libération de ma mère, qui est innocente. » Le Quai-d’Orsay réagit enfin. Les tractation­s sont longues, mais Gulbahar voit son sort s’adoucir. On la met dans une cellule de gardien, d’où l’on voit la lumière du jour. On la nourrit, on lui redonne forme humaine. Puis on la place dans un appartemen­t, avec huit gardes qui se relaient nuit et jour devant sa chambre. Elle peut recevoir sa mère et ses soeurs, mais pas leur parler. Une liberté sans pensée ni parole, c’est là toute la perversité d’un régime qui sait ligoter à distance ceux qui ne marchent pas droit.

De retour en France, Gulbahar a mis un an à apparaître sous son vrai visage. Au nom des siens. Et de tous ceux qui sont restés là-bas. Le 4 février dernier, la Chine a répliqué. Dans une conférence de presse rapportée par un média d’Etat, Gulbahar est traitée de menteuse et de terroriste à la solde des médias occidentau­x, dépeinte comme une femme vénale, paresseuse et… débauchée. ■

(1) « Rescapée du goulag chinois », de Gulbahar Haitiwaji et Rozenn Morgat, Ed. des Equateurs.

GULBAHAR DOIT AVOUER. AVOUER QUOI ? ELLE RÉPÈTE JUSQU’À LA NAUSÉE SON HISTOIRE.

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Gulbahar Haitiwaji, 54 ans, a été déportée dans un camp en novembre 2016.

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