Monsieur Flaubert, c’est moi
LE DERNIER BAIN DE GUSTAVE FLAUBERT, PAR RÉGIS JAUFFRET, SEUIL, 384 P., 21 EUROS.
Décidément, Régis Jauffret est perché. Il y a des gens qui se prennent pour de Gaulle (suivez mon regard), lui se prend pour Gustave Flaubert (rien que ça). Son livre est en deux parties. Avant d’imaginer une interminable agonie à ce « bigot du style », pendant laquelle Madame Bovary et quelques autres antihéros viennent accabler leur géniteur de reproches, le génial auteur des « Microfictions » ose l’impossible. Il raconte à la première personne, et sur 175 pages, la vie rêvée du saint patron des écrivains modernes : son enfance normande bercée par la lecture de « Don Quichotte » ; le grand amour de ce romantique contrarié pour Elisa Schlésinger (qui lui inspirera le personnage de Madame Arnoux) ; sa précoce découverte de la « volupté » avec Alfred Le Poittevin ; sa « relation avant tout virtuelle » avec « une beauté » particulièrement inconstante qui s’appelait Louise Colet ; sa conviction peut-être discutable que « le public fuit le style car il le contraint à penser ». La mort approche et dans sa baignoire, à 58 ans seulement, le romancier de « Bouvard et Pécuchet » voit défiler, dans un irrésistible tourbillon de souvenirs, de sensations et d’hallucinations, le film d’une destinée « saupoudrée de crises fulgurantes » dont il n’avait, parfois, « jamais parlé à personne jusqu’à présent ».
On l’a compris : Jauffret n’est pas là pour jouer au biographe méticuleux, ni pour calligraphier un pastiche qui serait fatalement kitsch et laborieux. Jauffret est là pour faire du Jauffret, à l’état pur, en ressuscitant « l’ours de Croisset » avec tout l’érotisme torturé, l’humour grinçant, l’imaginaire dansant et la liberté virtuose dont il est capable. A mi-chemin entre les Mémoires d’un fou littéraire, qui a cru jusqu’à son avantdernière seconde que « seul l’art échappait à la vulgarité de l’existence », et l’éducation sentimentale inachevée d’un vieux garçon cérébral et lubrique à la fois, ce « Dernier Bain de Gustave Flaubert » est un feu d’artifice plein de trompe-l’oeil, de prouesses techniques et de fulgurances sur les rapports compliqués entre les femmes et les hommes, la fiction et l’érudition, l’écriture et la vie, l’artiste et la mort, cette saleté qui finit toujours par vous écrabouiller. Régis Jauffret, en révélant qu’Emma Bovary fut violée, est-il bon pour l’hôpital de jour ? Pas sûr… Pour le Goncourt en tout cas, il serait grand temps de penser à lui. Nous avons plus que jamais besoin d’écrivains aussi perchés, quand ils sont aussi doués.