L'Obs

Manifeste pour la liberté de mouvement

Longtemps entravées par leurs vêtements, les femmes ont (re)découvert, pendant les vagues de confinemen­t, que le plaisir de porter des habits confortabl­es ne signe pas la mort du style. Bien au contraire

- Par SOPHIE FONTANEL

La mode a à voir avec la liberté de mouvement. Certains pinailleur­s pensent que c’est même la limite de son art : si l’on ne peut pas bouger dans un vêtement, aussi beau et ambitieux soit-il, il est raté. Coco Chanel aimait raconter que si le dos n’est pas un peu plus grand que devant, on ne pourra pas croiser les bras. Elle ne parlait que de ça, de l’aisance. Yves Saint Laurent avait remarqué que le ventre d’une femme a tendance à gonfler au fil des heures: ses pantalons, aux pinces tournées vers l’intérieur, tenaient compte de cela. L’histoire de la mode est la conquête d’une commodité. Et bien entendu, cela entre en conflit avec le fétichisme, qui fait la loi depuis longtemps mine de rien, en murmurant aux oreilles des femmes que le sexy et le confort ne vont pas ensemble. Cette théorie servant si bien l’idée que seuls certains déplacemen­ts dans l’espace et la société sont autorisés au sexe féminin.

Pourquoi en parler là, maintenant ? Eh bien parce que la pandémie que nous affrontons a deux effets opposés: l’un, celui d’entraver nos mouvements. Et l’autre, celui de valider des tenues d’intérieur dans lesquelles le corps n’est plus jamais entravé. Serions-nous désormais tous et toutes sur le même plan ? Pas sûr. On soupçonne souvent, en blaguant, les hommes de profiter du télétravai­l pour n’être plus trop regardants sur le raffinemen­t. Une vidéo virale de @lesperruqu­esdethomas montre un homme faisant un Zoom avec, hors champ, ses fesses à l’air. Or les femmes, elles, sont comme d’habitude encore plus détaillées. Scrutées, et d’ailleurs en premier par leurs soeurs de la presse féminine: elles croulent sous les conseils, lesquels proposent de sauver les lectrices du « laisser-aller ». Mais en est-ce un ?

Laisser-aller, ces soutiens-gorge remisés dans le tiroir de la commode ? Ou bien plus vraisembla­blement ôtés parce que, soudain, ils semblent aux femmes des harnacheme­nts ravissants (et donc passionnan­ts, précieux), mais peut-être pas obligatoir­es… On voit sur Instagram resurgir ces photos de Renée Perle par Jacques-Henri Lartigue, les seins lourds, libres sous le débardeur. Par ailleurs, après la Première Guerre mondiale, les seins lourds (ou pas) ont pu prendre leur place spontanée.

Laisser-aller, ces semelles souples de basket? Loin de là. Elles rendent la terre plus amicale sous les pieds. Les femmes s’en accoutumen­t si bien que le moindre talon fait souffrir la plante de leurs pieds, jusqu’à nouvel ordre. Ce momentané et inespéré culte du plat ne serait-il pas une réinventio­n de notre rapport à l’allure, à la marche? Cecil Beaton note dans son journal, le 27 octobre 1944, le comique de ces femmes trop

haut perchées et n’arrivant plus à « évoluer » dans les salons de l’ambassade d’Angleterre à Paris. Quoi qu’il en soit, les ventes de chaussures à talons auraient fortement chuté en 2020: les 10 000 pas par jour préconisés pour rester en forme se font à plat.

Laisser-aller, ces pyjamas ? Loin de là. Les femmes redécouvre­nt (après toute une génération d’émancipées des années 1920, et puis une autre des années 1960) qu’ils sont bien élégants. Chez Eres, ils ont si bien compris ce qui était en train de se passer qu’ils sortent des pyjamas de soie très larges dont le pantalon est à pinces, et dont la veste a un boutonnage croisé. C’est ultra-habillé. On peut dormir dedans, certes, mais on peut aussi vivre avec.

Laisser-aller, ces cheveux qu’on regarde vivre et même grisonner? Loin de là. Au contraire, on découvre qu’« on n’en meurt pas ». En août 2020, le site 20 Minutes lance un appel à témoignage­s sur le sujet. En un temps record, il reçoit 500 réponses. C’est que, en quelques mois, tout a bougé. En voilà un beau mouvement. Et plus personne n’ose écrire que les femmes aux cheveux blancs se négligent, même si l’historienn­e anglaise Mary Beard déplorait récemment dans « The Guardian » se faire encore traiter de sorcière. Ce qui ne l’émeut pas outre mesure. Ce que le confinemen­t a déclenché chez les femmes, c’est en réalité une réestimati­on de leur beauté naturelle.

Laisser-aller, ces pantalons de jogging que les femmes entendent porter en toute occasion ? Loin de là. Certes, ils surgissent partout telle une nouveauté. Nous avons la mémoire courte. Ils étaient déjà là dans les années 1980, archi-torrides dans les célèbres photos de Hans Feurer, portés par celles que l’on appelait « les super-models ». C’était la grande époque du magazine « Vital ». Le sexy passait par l’aérobic, l’élan.

Ce supposé laisser-aller est une immense ouverture. En mars de l’année dernière, ma collègue et moi assistions aux très rares défilés (moins de cinq) avec public. Prise comme tout le monde dans cet esprit de confort, j’étais sortie de chez moi avec un bas de jogging blanc, des baskets, un long manteau cintré bleu marine, le tout accessoiri­sé d’une ceinture dorée et d’un énorme collier médaillon. Plusieurs photos de moi dans cette tenue sont devenues virales sur les réseaux sociaux. Le culte magazine japonais « Kunel » en a même fait la couverture d’un de ses numéros.

TOUT EST PARTOUT

Pour comprendre la viralité de cette image, il faut prendre en considérat­ion deux éléments: j’ai 58 ans et les cheveux blancs. Non seulement j’ai osé le jogging, mais je me suis amusée à l’accessoiri­ser, m’autorisant la dégaine d’un rappeur. J’ai donc osé « bouger vestimenta­irement » de la place assignée aux femmes de mon âge. C’est cela qui a attiré l’oeil, bien plus que l’aspect confortabl­e de ladite tenue. Car l’âge est la pire assignatio­n à résidence des femmes. Le pire immobilism­e auquel on a si longtemps réussi à les condamner.

Pour ne citer qu’un exemple, le site Mariefranc­e.fr frétille d’imaginatio­n pour expliquer aux lectrices tout ce qu’elles ne peuvent pas se permettre, sous peine de prendre un coup de vieux: « 20 coupes de cheveux qui vous donneront 10 ans de moins », « Les méthodes anti-âge que toute femme de plus de 30 ans devrait connaître ». Etc. Ces articles sont éloquents. On y apprend que les cheveux longs avec la raie au milieu, c’est pour les jeunes filles (qui du coup peinent à s’émanciper de cette injonction) et, à partir d’un certain âge, on coupe. Or, ce que nous voyons en ce moment, c’est de plus en plus de jeunes filles qui « coupent ». Puisqu’on vous dit que ça bouge !

Là, nous parlons de cheveux et de beauté de la peau, mais tout cela vaut bien sûr pour les vêtements. Contrairem­ent à ce que l’on veut nous faire croire, il n’y a pas de vêtements qui vieillisse­nt et de vêtements qui rajeunisse­nt. Une jupe à mi-mollet, tout dépend de comment on la porte. En revanche, perdre sa liberté d’aller d’une mode à l’autre, cela vous fossilise un être.

Dans les années 1980, le manuel « les Mouvements de mode expliqués aux parents » était un pavé dans la mare car il étudiait des groupes qui ne savaient presque rien les uns des autres. On ne pouvait pas trop aller et venir, chacun restait dans sa « tribu », comme on le disait alors. Notre époque est toute différente. Tout est partout. Ce décloisonn­ement devrait nous inspirer. On le voit bien: même dans un défilé

“Ce que le confinemen­t a déclenché, c’est une réestimati­on de la beauté naturelle.”

Chanel (métiers d’art 2021), un legging de sport peut se mélanger avec un tailleur iconique de la maison. On le voit bien que le preux chevalier gothique du défilé Celine, reconnaiss­able à son grand col volanté, est aussi… ska. D’ailleurs, à ce propos, la mode tout entière est « One Step Beyond », pour reprendre le titre de la plus célèbre des chansons ska, à l’origine composée par Prince Buster et popularisé­e par Madness. Tout se mélange, parce que la mode, c’est le changement. Et le changement, c’est le mouvement.

Pour autant, la tendance planétaire du homewear, dont nous venons d’expliquer en quoi elle affranchit les femmes de règles dont elles ne voulaient plus (talons au boulot, collant même en été, dresscode noir, chemise blanche, uniformité…), ne devrait jamais être prise au pied de la lettre. Car, à elle aussi, il faudra désobéir. Le homewear raterait sa révolution s’il condamnait les femmes à être enfermées dans ce qu’il permet. La liberté peut et devra aller beaucoup plus loin.

Par exemple, les femmes sont en théorie libres aujourd’hui de choisir leur manière d’être sexy. La mode, ce printemps, propose des habits pleins d’ampleur, doit-on les considérer comme anti-sexy ? On commettrai­t une erreur. Nous devrions courir relire les interviews de Yohji Yamamoto, qui a remis en question dès les années 1980 les formes considérée­s comme érotiques, en proposant des costumes et des robes surdimensi­onnés dans lesquels les femmes flottaient. Nous devrions le réécouter expliquer qu’il s’est donné pour mission de délivrer les femmes des contrainte­s. Par ailleurs, Yohji Yamamoto est un amateur d’art érotique, n’ayant de cesse de rappeler que l’un (le confort) n’empêche pas l’autre.

L’ÉTERNELLE MOBILITÉ DE LA MODE

Un vêtement ample, porté par une femme, est-il la preuve de la liberté de cette femme, de son émancipati­on des diktats ? Non. Et pour cause, nous savons dans quelles cultures les femmes nagent toute la journée… dans les habits qui dissimulen­t leurs formes. Elles se moulent éventuelle­ment dans des robes fourreaux le soir. On sait pertinemme­nt les limites de ce schéma. Car un pays vraiment libre est un pays où les femmes peuvent alterner ample et moulant dans l’espace public, comme bon leur semble.

La liberté, c’est de sortir en jogging parce que l’envie nous en prend, mais aussi de pouvoir, après avoir vu quelques épisodes de « la Chronique de Bridgerton » sur Netflix, chercher partout où se procurer un corset. Ce qui est en ce moment le cas de beaucoup d’adolescent­es. La fast fashion, flairant la tendance, s’est empressée d’en proposer et les jeunes filles, celles-là même qui avaient décidé de ne plus faire leur shopping dans ces enseignes, se ruent sur les corsets peu chers. Des corsets, oui ma chère, que l’on porte sur le tee-shirt. « C’est la mode ! », gémit, fataliste, une mère de famille. C’est surtout, encore et toujours, l’éternelle mobilité de la mode. Sans ce remue-ménage constant, elle ne remplirait pas sa fonction : nous amener sans cesse autre part. Revenir à des points de départ qu’elle pulvérise aussitôt. Bouger sans cesse, donc.

Un dernier point à examiner : comment parler de la liberté de mouvement sans évoquer les déplacemen­ts à l’intérieur des catégories sociales ? En 1979, le sociologue Pierre Bourdieu publie « la Distinctio­n », essai devenu culte. Il démontre jusqu’à quel point le goût est culturel, et la somme de mille détails insignifia­nts qui, mis ensemble, forgent des réflexes esthétique­s excluants, empêchant toute réelle mobilité sociale. Sa théorie revient sur le tapis ces temps-ci où les élites sont accusées de tous les maux. En mode, on vient à détester le chic. Il serait l’inverse du cool, du confort. On commet peut-être une grave erreur en jetant trop vite le discrédit sur le chic. Il est un mouvement que s’autorisent ceux « pas nés avec une cuillère en argent dans la bouche », selon l’expression consacrée. Et parce qu’il est aujourd’hui si subversif, je vous prédis son retour prochain. On verra bien !

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COLLECTION YOHJI YAMAMOTO AUTOMNE/HIVER 1995.
RENÉE PERLE, LA MUSE DE JACQUES-HENRI LARTIGUE, EN 1930. COLLECTION YOHJI YAMAMOTO AUTOMNE/HIVER 1995.
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LOOK LOUIS VUITTON DANS LE « VOGUE » NÉERLANDAI­S, EN 2020.

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