Comment le sportswear s’est hissé sur les podiums
Sortis des gymnases pour entrer dans notre quotidien, les vêtements de sport ont été au coeur des dernières fashion weeks. Enquête sur les liaisons heureuses de deux univers longtemps irréconciliables
Est-ce que ce serait si grave que ça de se laisser aller ? Et qu’un vêtement permette ça ? Qu’au lieu de nous présenter au monde, il ne soit qu’une enveloppe sans contour, un cocon pour soi? » C’est ainsi que la philosophe Géraldine Mosna-Savoye, au micro de France-Culture dans sa chronique baptisée « Apologie de mon jogging », s’interroge sur sa passion soudaine, en pleine pandémie. Elle n’est pas la seule à faire le panégyrique de ce vêtement mou, informe, banal, « qui a tout de l’ami qui tire vers le bas » – et pourtant devenu « [notre] meilleur allié ». « Signe de défaite » pour Karl Lagerfeld, summum du cool pour Bob Marley, partenaire de footing de Rocky Balboa et désormais uniforme covidien d’Anna Wintour… le jogging est devenu LE symbole vestimentaire de la pandémie. « Dans toutes les crises, il y a des effets accélérateurs : la crise sanitaire dans la diffusion du sportswear en est un », souligne le sémiologue Anthony Mathé. Les collections printemps-été 2021 conçues pendant le premier confinement en sont le témoin: hauts d’entraînement précieux chez Miu Miu, shorts de boxe menthe à l’eau chez Coperni, maillots de foot flottants chez Gucci, survêts volontairement trop grands chez Balenciaga… « On passe un cap dans l’approche esthétique du sportswear, qui s’impose plus que jamais comme un référent stylistique », poursuit l’analyste.
Autre des symboles de cette nouvelle étape : la dernière collection d’Hedi Slimane pour Celine. Adieu lamé plissé, blouses volantées, capes de dame et total looks brodés : les silhouettes de bourgeoise sont remisées au placard. Place aux casquettes vissées sur la tête, brassières de sport portées comme des tops, sweats à logo cropés et à l’incontournable jogging gris chiné « mou et informe », associé au Perfecto, vestige de la patte rock de Slimane. Le revirement stylistique et visuel est total. Et pour prolonger l’inspiration sportive de ce défilé 100 % digital, les mannequins ont sillonné une piste d’athlétisme sur le morceau « I Like Him » de la rappeuse Princess Nokia. C’est tout l’imaginaire du mouvement qui est véhiculé – alors que nous sommes justement à l’arrêt…
« Ces vêtements-là sont faits pour tout sauf pour faire du sport. C’est le paradoxe du sportswear de luxe », insiste Anthony Mathé, auteur de l’ouvrage « Le corps à sa façon. Regards sémiologiques sur la mode ordinaire » (éditions Acamedia). Les joggings ont la cote alors que les salles de sport sont fermées et que les footings du soir sont interdits, couvre-feu oblige. Une façon métaphorique de déconfiner nos corps? « Au fond, porter un jogging, c’est refuser les contraintes, en assumant une certaine désinvolture », souligne la philosophe Marie Schiele, spécialiste de la mode. Les précollections de cet hiver confirment la tendance: joggings et hoodies en polaire chez Stella McCartney, survêtements sati
nés et tops moulants façon combinaison de nageur chez Louis Vuitton… Il y a quinze jours, Hermès lançait sa campagne « Hermès Fit » avec un nouveau film publicitaire, « Start the Movement », mettant en scène ses accessoires dans des gestuelles inspirées de la gymnastique rythmique, de la danse, de la boxe ou encore de l’escalade. « Une invitation à jouer les athlètes au quotidien avec élégance et agilité », indique la maison.
« Depuis le mois de novembre, les recherches de vêtements de sport féminins ont augmenté de 154% », partage Lyst, la plateforme de shopping mode. Poursuivant : « Les consommateurs se sont principalement tournés vers les joggings (+ 176 %), les sweat-shirts (+ 146 %), les brassières de sport (+ 102 %), ainsi que les leggings (+ 119 %). »
Des marques entières tournent aujourd’hui autour de basiques en molleton comme Pangaia ou encore Colorful Standard, qui utilise du coton biologique.
“DU CHIC DANS LE TRIVIAL”
S’il s’intensifie, le flirt entre la mode et le sport ne date pourtant pas d’aujourd’hui. L’historienne de la mode Jéromine Savignon parle « d’une longue laïcisation du vêtement de sport dans la mode féminine »: l’activité de recherche et développement dans le secteur du textile a toujours élargi le champ des possibles et attiré l’oeil des créateurs. Dans les années 1910, Gabrielle Chanel fait entrer la maille dans le vestiaire féminin et, une décennie plus tard, Jean Patou lance sa ligne « Sport et Voyage ». En 1925, le magazine de mode « Femina », devant un modèle du couturier, s’interroge : « Robe de ville ou robe de sport? L’une et l’autre puisque l’une des fantaisies les plus nettement caractérisées du couturier moderne consiste à nous vêtir toute la journée en sportive. » Un siècle plus tard, la question est toujours posée. Aux Etats-Unis, patrie du sportswear, des designers de la première moitié du xxe siècle, telles Claire McCardell, Clare Potter ou Tina Leser, qui représentent elles-mêmes les femmes modernes et actives à qui elles s’adressent, proposent un sportswear new-yorkais à visée démocratique. Cette « citadinisation du vêtement de sport » accompagne aussi la désexualisation des vestiaires féminins et masculins (taille élastique, disparition de la braguette ou de la pince poitrine).
Au fil du temps, les vêtements de sport grignotent donc de plus en plus les parts de marché du prêt-à-porter traditionnel et les marques de mode n’hésitent plus à faire défiler du sportswear. « Il y a vingt ans, Prada a été précurseur en hybridant sport, urbanité et ordinaire. Yohji Yamamoto, également, avec Adidas et la création du label Y-3 ainsi que Stella McCartney. Ils ont ouvert la voie à cette rencontre entre deux mondes et deux systèmes de valeurs. Mettre du chic dans le trivial, mettre du trivial dans le style : ça fonctionne à double sens. C’est aussi ce que la crise du Covid-19 accélère », indique Anthony Mathé. Dès 2004, Stella McCartney nouait un partenariat avec Adidas en créant la ligne « Adidas by Stella McCartney ». La créatrice se remémore ses débuts dans un milieu alors très masculin: « Je trouvais que les modèles sportswear pour femmes étaient vraiment trop peu appréciés, sous-estimés, comme s’ils ne recevaient pas la même attention au détail ou la même sophistication que les modèles masculins. Les mêmes histoires n’étaient tout simplement pas racontées, fait valoir la designer. On n’accordait aucune importance aux femmes qui voulaient faire du sport. J’ai trouvé ça un peu choquant, et je n’ai pas compris pourquoi nous, les femmes, ne récupérions que les miettes d’une attention toujours focalisée sur un marché masculin du sportswear. Je voulais que ça change, je voulais agir, j’ai donc discuté avec Adidas de performance sportive, parce que je pensais qu’on méritait
mieux. » En 2020, la styliste Lotta Volkova et la créatrice Grace Wales Bonner ont toutes deux créé une collection capsule pour Adidas, apportant chacune leur univers.
Autre signal de cette influence croissante du sport dans le prêt-à-porter : deux sportives de haut niveau ont été choisies récemment pour incarner les campagnes de pub de maisons de mode. La joueuse de tennis Naomi Osaka est désormais ambassadrice Louis Vuitton et la footballeuse Megan Rapinoe pose pour la campagne automne-hiver 2021 de Loewe. « Le dialogue entre la mode de luxe et le sport devient plus subtil, illustrant la complexité des débats actuels, de l’acception de tous les corps, avec le “body positivisme”, à l’engagement politique. Les sportives incarnent désormais des collections de prêt-à-porter, elles ne sont plus cantonnées aux lignes de sport et aux tenues de compétition. La sportive donne forme aux vêtements de mode par son corps, mais surtout par son attitude », remarque Marie Schiele. Ces nouvelles figures d’identification féminines (jusqu’alors les maisons préféraient mettre en avant des sportifs plutôt que des athlètes femmes, seule Serena Williams faisait figure d’exception) « sont aussi choisies pour leur dignité sur le plan moral : lutte antiracisme pour Noami Osaka et anti-discrimination sexuelle pour Megan Rapinoe, des valeurs qu’elles véhiculent en plus de leurs performances », poursuit Marie Schiele. On peut y voir une forme de symbole dans la longue histoire de la participation des femmes au sport, marquée par la division et la discrimination. En 1896, le baron Pierre de Coubertin, fondateur des olympiades modernes, déclarait : « Quelle que soit l’endurance d’une sportive, son organisme n’est pas conçu pour subir certains chocs. » Ces stéréotypes ont alimenté une discrimination sexiste en matière d’éducation physique et de sports de compétition, ainsi que dans les organisations et les médias sportifs. « Le sport a longtemps été traditionnellement un domaine masculin ; dans la construction des genres, l’homme représente le mouvement, la production, la force, et la femme, la délicatesse et la passivité. Ces codes très genrés commencent à évoluer, on peut aujourd’hui représenter des femmes qui transpirent et qui ont des muscles et tant mieux, il le faut », souligne la sociologue Agnès Rocamora, professeure au London College of Fashion.
“Porter un jogging doux, c’est comme se retrouver dans une chambre à soi.”
MARIE SCHIELE, PHILOSOPHE
“AGENTS DE L’INTROSPECTION”
Dans une autre optique, la recherche de confort est aussi pour beaucoup dans cette montée en puissance du sportswear. « Notre collection printemps-été 2021, conçue pendant le premier confinement, est un hommage au corps, à la manière dont il bouge et s’articule. Le corps est au coeur de notre recherche, tout gravite autour de lui et le confort vestimentaire est pour nous une chose primordiale », soulignent Arnaud Vaillant et Sébastien Meyer, fondateurs de la marque Coperni. Ainsi, certaines silhouettes « techno-chic » de la collection, à l’inclinaison sport très prononcée ont été conçues dans un nouveau tissu, le C +. « Il s’agit d’une matière respirante pour la peau, un tissu technique anti-UV, antibactérien et anti-froissage. Nous l’avons développé grâce à un procédé qui consiste à tremper le tissu dans un bain à base d’argent qui a la propriété de bloquer les bactéries », détaille le duo qui a imaginé des costumes stretch, des leggings, des robes asymétriques, mais aussi des shorts flottants, entre caleçons et shorts de boxe. Comme une mise en abyme du corps en mouvement, certaines pièces ont été façonnées dans une « soie contrecollée qui dessine des motifs géométriques en relief qui s’articulent et qui bougent ».
« Un vêtement confortable, ce n’est pas simplement, au sens négatif, l’absence de contraintes ou d’une coupe restrictive, c’est un ensemble de sensations, souvent de chaleur, de douceur. Le prolongement de la couette du lit, du plaid, d’une enveloppe. Le confort permet le réconfort, c’est-à-dire la tranquillité de l’esprit et l’absence d’angoisse. Porter un jogging doux, c’est comme entrer dans un bain chaud ou se retrouver dans une chambre à soi », assure Marie Schiele. Par ailleurs, le rôle social de la mode est en voie de disparition et cela induit un nouveau rapport aux vêtements. « Puisqu’on ne rencontre que soi, on s’habille davantage pour cette occasion. Les vêtements deviennent des agents de l’introspection », poursuit la philosophe. On porte attention aux sensations tactiles, on interagit différemment avec eux. « Porter des modèles de sport confortables, c’est aussi se montrer tendre avec son corps, et ne surtout pas le confiner… Il y a suffisamment de tensions extérieures et de complications à gérer, qu’envelopper son corps dans un cocon confortable simplifie les choses », ajoute Agnès Rocamora. On pourrait bien y prendre goût, difficile de revenir à la rigueur vestimentaire quand on s’est habitué à la douceur. « En fait, en mettant un jogging, on ne choisit pas ce qu’on est ou ce qu’on devrait être. Ce n’est pas de la paresse ou de la mollesse, c’est juste… de l’indétermination, indiquait Géraldine Mosna-Savoye sur France-Culture. Là est le réconfort: un réconfort gratuit, pur, sans fonction, qui ne repose sur aucun geste ni aucun appel. Qu’on est bien dans son jogg. Dommage qu’il faille bientôt se rhabiller et redevenir quelqu’un aux yeux du monde. »
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