La mort dans l’art
Il y a un an, la soirée des César tournait au psychodrame politique avec le sacre de Roman Polanski et la sortie outrée d’Adèle Haenel. Heureuse époque, où la pseudo-grande famille du cinéma pouvait encore s’offrir le luxe d’imploser sans masque sous nos yeux. Car douze mois de mesures antiCovid plus tard, ce 12 mars, la fête du septième art risque plutôt d’être comme une de ces veillées funèbres où, devant un buffet trop maigre, on échange quelques blagues désespérées avec des rires nerveux. A moins qu’elle ne vire à la manifestation spontanée ? Le monde de la culture, une des principales victimes collatérales de la lutte contre la pandémie, est chaque jour plus furieux contre sa ministre, Roselyne Bachelot, et les décisions de l’Elysée. Voilà un an que la création est classée « non essentielle » au pays de Molière, des frères Lumière et de Blanche Gardin. Voilà cent vingt jours que, contrairement à ce qui se passe en Espagne par exemple, les cinémas, les musées, les théâtres, les salles de concerts sont de nouveau fermés.
N’y a-t-il pas d’alternative au tout ou rien? Pourquoi ne pas au moins ouvrir certains lieux culturels aux scolaires, qui passent déjà leurs journées serrés les uns contre les autres? Personne, chez les professionnels du secteur, ne minimise les dangers de l’épidémie ni les contraintes sanitaires. Fin janvier, une pétition signée dans « le Monde » par Carla BruniSarkozy et Stéphane Bern plaidait pour la réouverture des musées, « sans doute les lieux où les interactions humaines et les risques de contamination sont les moins avérés ». Et début mars, 800 personnalités du cinéma, parmi lesquelles Julie Gayet, Jacques Audiard et Pierre Niney, écrivaient au président Macron pour exiger qu’on rallume les « 5 913 écrans des 2046 cinémas de France», en citant notamment une étude de l’Institut Hermann-Rietschel (université de Berlin) pour qui « les salles de cinéma sont deux fois plus sûres que les supermarchés et trois fois plus sûres que les voyages en train ».
Malgré les aides financières accordées aux intermittents, cette gestion de la crise aura des conséquences à long terme. Aujourd’hui, 400 films, dont au moins 150 français, attendent sur les étagères des distributeurs, comme trois d’entre eux l’expliquent avec colère dans nos pages (lire p. 76). Et Marina Foïs, à qui l’on souhaite bien du courage pour animer la cérémonie des César 2021, a résumé le sentiment général dans « TéléObs » : « Quand le gouvernement dit qu’il n’a pas d’autre choix que de fermer les lieux culturels, c’est à la fois faux et méprisant. Laisser les écoles ouvertes est un choix politique. Interdire les musées, les cinémas et les salles de concerts en est un autre. »
Que les choses soient claires. Ce n’est pas seulement pour les artistes que ce choix politique est dramatique. C’est pour nous tous, individuellement et collectivement. Pour notre temps de cerveau disponible. Pour notre avenir, qui s’invente aussi en se nourrissant des forces de l’imaginaire. Pour notre sens de la nuance et de la complexité, si souvent mis à mal par les pensées binaires. Depuis que nos existences ressemblent à un film d’anticipation bâclé sur un scénario absurde, mou et répétitif, nous avons plus que jamais besoin de sortir de nous-mêmes, de nous confronter à d’autres représentations du monde et d’autres vies que les nôtres pour attraper, de temps en temps, un supplément d’âme. Non, il ne s’agit pas uniquement de défendre une corporation de saltimbanques sinistrés, mais de soutenir une activité essentielle. « L’art, disait le plasticien Robert Filliou, est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » A défaut de changer la vie, le gouvernement pourrait peut-être chercher à la rendre plus intéressante.