La Roya, la vallée des oubliés
En octobre dernier, la tempête Alex a ravagé Tende. Cinq mois plus tard, ce village perché, à la frontière avec l’Italie, est toujours coupé du monde
Qu’elle est curieuse, cette file de voitures immobilisées aux confins de la Roya. A l’entrée des gorges de Paganin, une barrière de chantier bloque tout passage terrestre. La tempête Alex a tant abîmé la route qui rejoint le haut de la vallée qu’il est devenu impossible de gagner Tende en dehors de trois convois quotidiens : à 7 heures, 13 heures et 17 heures. Encore une heure à tuer, la portière d’une Ford Fiesta bleue claque derrière nous. C’est le sacristain du village, ravi d’interrompre ses révisions pour « Questions pour un champion ». « Ah, je me suis douté que vous étiez journaliste en vous voyant prendre votre ordinateur dans le co re! s’écrie jovialement Martin Christian. Votre voiture m’était inconnue, or ici tout le monde connaît tout le monde. » Ainsi va la vie dans la Haute Roya. Tout nouvel entrant est prestement repéré, et plus encore depuis que ce « checkpoint » a été mis en place à l’automne dernier. Avec ce goulet d’étranglement, Tende reste coupée du monde.
Là-haut, derrière ce poste-frontière, se déploie un espace hors du temps et de la pandémie. Plus haute commune de la Roya, Tende, joyau touristique avec ses maisons à flanc de montagne, n’a pas été épargnée par la tempête Alex du 2 octobre dernier. Cette nuit-là, 560 millions de tonnes d’eau se sont déversées sur cette vallée des Alpes-Maritimes et celles de la Vésubie et de la Tinée voisines. Neuf morts au total, un milliard d’euros de dégâts maté
riels, des maisons, ponts et viaducs détruits. La catastrophe a laissé des entailles encore béantes sur la route qui relie Fontan à Tende. C’est là, sur ce tronçon de la D6204, qu’un passage au compte-gouttes a été instauré pour permettre aux travaux d’avancer le reste de la journée. Là où la chaussée est ébréchée, la voiture doit plonger à gué, longer le lit de l’impétueuse Roya sur des pistes caillouteuses qui soulèvent des nuages de fumée… « Et encore! Vous arrivez dans de bonnes conditions par rapport à l’automne dernier ! gronde de sa voix rocailleuse le maire de Tende, Jean-Pierre Vassallo. Depuis la tempête, les ouvriers ont fait des miracles ! » L’édile feint l’optimisme, mais les a ches touristiques de la vallée des Merveilles qui ornent son bureau tranchent avec les paysages meurtris que nous venons de traverser. Et avec l’état d’esprit des villageois, épuisés par cinq mois d’enclavement, désespérés par cette « bombe climatique » qui a ravagé leurs terres. La vallée va craquer.
Spaghetti au pistou, ravioli niçois… En devanture du Pappagallo, le menu a survécu à la crue. Sur les carreaux de ce restaurant, le premier sur la route une fois la barrière passée, la patronne a scotché des pages de son « Nice-Matin ». « Pour que les curieux ne voient pas l’intérieur dévasté », murmure pudiquement Marie-Grâce Falicon, frêle silhouette de 74 ans et longue chevelure blanche. Ici, elle tenait aussi l’hôtel attenant, tout entier parti avec la tempête. Evaporé en une nuit, comme le jukebox de cette institution locale où les jeunes de la vallée venaient swinguer dans les sixties avant que pêcheurs de truite et touristes ne prennent le relais. La nuit de la tempête, « l’eau est entrée dans la cave, a rejailli dans le bar à travers le plancher en bois », se souvient-elle, les yeux humides. Sa maison n’était plus assurée. Son époux et elle ne peuvent donc pas compter sur les aides à la reconstruction qu’Emmanuel Macron est venu promettre dans les jours qui ont suivi. « 80% du coût des maisons à reconstruire sera pris en charge », avait-il assuré. En théorie, les indemnisations pouvaient être déclenchées rapidement grâce à l’arrêté de catastrophe naturelle. « Le président nous avait dit que les situations seraient évaluées au cas par cas, mais on n’a encore rien vu venir, regrette Marie-Grâce. Toute ma vie est ici. Partir
ailleurs pour aller où ? » Pour l’instant, le couple dort dans un ancien monastère du village, le Prieuré. La commune devrait leur proposer un HLM. Rien qu’à Tende, onze maisons ont été détruites par la tempête, soixante-six frappées d’un arrêté d’évacuation, et soixante-huit familles ont été provisoirement relogées.
De l’autre côté de la rue, Aurélie Perrier, 35 ans, a aussi perdu son toit. « Moi, c’est la sirène d’alarme de cette nuit-là qui m’obsède encore. » Un bruit « putain d’angoissant », raconte-t-elle un soir devant un pichet de rosé. Ce jour-là, elle a eu comme une prémonition. « C’est la première fois que j’ai eu peur en voiture. Je regardais la falaise et me suis dit: il va se passer quelque chose. » Aurélie Perrier connaissait intimement la vallée et chacun de ses lacets goudronnés. Conductrice de bus, elle avait quitté la côte six ans plus tôt pour assurer le ramassage scolaire dans la Roya, ainsi que la fameuse ligne 25, qui relie habituellement Tende à Menton. Elle s’était acheté une jolie maison à l’entrée du hameau de Saint-Dalmas, y avait fait bâtir une piscine en bois qu’elle montre avec nostalgie sur son téléphone.
“LA TEMPÊTE, LA PANDÉMIE, LES EXILÉS, ON A TOUT EU ICI.”
AURÉLIE PERRIER
« Tout ça n’est plus qu’un tas de cailloux. Mon jardin, maintenant, c’est la Roya. » Comme beaucoup ici, elle s’est aperçue que l’assurance habitation couvrait la maison… mais la maison seule, sans le terrain. Et pour ne rien arranger, elle a découvert cet hiver que les chambres désa ectées, à l’étage, avaient été squattées par des réfugiés.
En contre-haut, les monuments érigés par Mussolini, eux, ont tenu bon. Notamment l’immense gare à l’architecture baroque piémontaise, bâtie en 1929 sur ordre du dictateur. C’était l’époque où Tende était encore italienne, et où le Duce y amenait ses maîtresses en week-end. Comme un pied de nez à ce vestige fasciste, Cédric Herrou, l’emblématique agriculteur de la Roya, avait installé une cinquantaine de migrants principalement originaires du Soudan et d’Erythrée dans ce bâtiment désa ecté en 2016. Cela lui avait valu d’être arrêté et condamné. Jusqu’ici c’était surtout pour ça qu’on avait parlé de la Roya. « La tempête, la pandémie, les exilés, on a tout eu ici », constate Aurélie. Au volant de son minibus, elle sent ses passagers « craquer » petit à petit. « Les gens ont beaucoup de force, de dignité. Ce sont des montagnards, des combatifs. Mais y a pas à dire, tout le monde est exténué. »
Heureusement, la solidarité légendaire de la vallée s’est substituée aux aides, qui tardent à arriver. Il y a l’entraide des habitants. Et les renforts venus de l’extérieur. Comme pour Camille et Nadège Taulèlle. La tempête avait détruit le chemin d’accès qui leur permettait d’accéder en voiture à leurs brebis d’Ouessant et à leurs chèvres Boer. « Cet hiver, lorsqu’il a neigé, une quinzaine de bénévoles sont venus nous aider à monter du foin… à la luge ! s’étonne encore le couple. Une personne dans les Vosges nous a également fait une cagnotte en ligne pour que nous puissions nous racheter une tronçonneuse. » Eux aussi passent entre les mailles des aides promises aux agriculteurs. Leur surface est trop petite pour entrer dans les clous… C’est à ce type de profil que s’intéresse Gil Marsalla. Producteur de spectacles dans la vraie vie, au chômage technique à cause de la pandémie, il est à l’initiative de ces missions d’entraide baptisées « weekends solidaires ». « Depuis octobre, on cumule 15 000 heures de travail bénévole », dit-il, en se réjouissant. Lorsque nous le croisons dans la vallée en ce début mars, il est accompagné d’une soixantaine de bénévoles, jeunes et moins jeunes actifs résidant sur la côte. « Sur la Riviera, tous les habitants sont rattachés a ectivement à une vallée, explique l’une d’elles, Tiaré Petit. Aujourd’hui, on est chez Géraldine. Une coulée de boue a dévasté son terrain, en contre-haut du chemin qui mène à la déchetterie de Tende. Alors on lui vient en aide et en même temps, on réapprend à faire les restanques en terre sèche ! »
L’atelier de ferronnerie d’art d’Anthony Carletto a, lui aussi, été éventré. Ouvert aux quatre vents, il est situé sur la route qui mène du hameau de Saint-Dalmas à Tende. Un crucifix cloué au linteau de la porte tient toujours, miraculeusement. « Pourtant, le bâtiment était six mètres audessus de la rivière », s’étonne encore l’artisan. L’homme a perdu ses machines avec la tempête. Il parle vite, a l’accent d’ici et un petit de 8 ans qu’il s’est résolu, la mort dans l’âme, à scolariser à Nice. Le contrecoup, il dit l’avoir eu il y a un mois. Il est alors entré dans une pharmacie « pour demander de l’aide »: « Beaucoup ici sont encore dans le déni. Mais quand les gens vont se réveiller, ça va leur faire mal. » A la permanence du Secours populaire, sur la place de la mairie, Patricia Alluno voit a uer les Tendasques en détresse. « Habituellement, on aide une vingtaine de familles. Depuis la tempête, c’est une cinquantaine. Les derniers inscrits sont ceux dont les contrats de travail n’ont pas été renouvelés. » Dans l’ancienne gare désa ectée de Tende, la cellule psychologique ne désemplit pas non plus. « Tous parlent de rupture ! De manque ! Tout comme cette tempête qui nous coupe, nous sépare, nous isole, nous remet face à nous-mêmes avec ce sentiment d’abandon », résume le psychologue Jean-Michel Diesnis, qui tient aussi un gîte dans la vallée.
« Quand un monde est inhabitable, on le change, ou on en change », écrivait Maurice Pons dans « les Saisons », l’histoire d’une vallée reculée condamnée à quarante mois de pluie ininterrompue. A Tende,
il faudra au moins deux à cinq ans pour reconstruire les voies d’accès terrestres. E rayés à l’idée de croupir tout ce temps, 600 villageois s’en sont allés. « Pour une commune de 2 200 personnes, concède Vassallo, c’est beaucoup. » Si Tende s’est dépeuplée d’un quart de sa population, c’est que la logistique du quotidien est devenue trop incertaine – à la moindre averse un peu forte, l’accès est suspendu… D’autant que le 20 janvier, après de nouvelles pluies, le viaduc de Fontan en contrebas s’est, lui aussi, a aissé. Pour aller travailler à Breil-sur-Roya, à 20 kilomètres de là, les Tendasques doivent désormais se lever aux aurores pour attraper le convoi de 7 heures. Le soir, il faut être de retour avant 17 heures, ou bien faire le mur, clandestinement. « C’est ça où dormir à la belle étoile au bord de la Roya ! » soupire un habitant. Et pour assurer leurs suivis médicaux dans les hôpitaux niçois, les plus fragiles sont héliportés trois fois par semaine.
Ces hélicoptères, les jeunes de la vallée, attablés devant le terrain de pétanque du bistrot Le Colombier, en parlent encore. « On les voyait passer, mais ils ne s’arrêtaient pas chez
“LES FAMILLES ONT BESOIN DE SAVOIR OÙ SONT LES LEURS.”
CHRISTINE CASSIO, DIRECTRICE DES POMPES FUNÈBRES
nous », racontent-ils à propos de la nuit de la catastrophe, persuadés d’avoir été secourus en dernier. Au lendemain de la tempête, Tende n’est-il pas le seul territoire touché à être demeuré plus de 48 heures coupé du monde, sans électricité, eau potable ni réseau cellulaire ? « Je suis restée dix jours ici, j’ai l’impression d’être restée un mois », s’exclame Carla Bassini, 23 ans. Comme beaucoup de sa génération, elle travaille à Nice mais revient le week-end voir ses parents. En face d’elle, Alexandre Rainodo est venu visiter sa grand-mère, Bruna, 94 ans, qui tient toujours la plus vieille quincaillerie du village. Elle avait 20 ans lorsque Tende est devenue française en 1947… Une histoire à laquelle ces jeunes se sentent encore plus liés depuis la tempête. Comme si elle avait rapproché toutes les générations de la Roya.
Au village, certains pleurent leurs morts et d’autres les cherchent encore. Dans le hameau de Saint-Dalmas, les grilles du cimetière à présent s’ouvrent sur un précipice. Là, les flots rageurs ont emporté 200 corps. « Nous en avons retrouvé neuf, et identifié sept », résume Christine Cassio, la directrice des pompes funèbres. Dans son bureau, elle a tracé une ligne au crayon sur le plan du cimetière disparu pour marquer ce qu’il reste, à peine 5 % des sépultures. « Les recherches n’ont même pas lieu, regrette-telle. Les familles ont besoin de savoir où sont les leurs. On sait que ça va être long, mais on a besoin de dates, de décisions, d’un lieu pour se recueillir. » Un monument ? Une nouvelle chapelle ? Elle reçoit des dizaines de lettres de villageois bouleversés d’avoir perdu leurs ancêtres ou qui souhaitent être tenus informés des recherches menées par l’unité de gendarmerie d’identification des victimes de catastrophe (UGIVC). « On passe tous les jours dans les vallées. On cherche, on y pense tout le temps », raconte un de ces habitants désemparés, Yvan Andrioletti. Lundi 1er mars, la découverte d’ossements dans les gorges de Paganin a ravivé la douleur des Tendasques. En premier lieu, celle du berger Armand Giordano. Sur le col de Tende où la Roya prend sa source, l’homme a vu partir son jeune frère, Joseph, le soir du 2 octobre. Emporté par un torrent de boue jaunâtre en essayant de sauver son troupeau, il est la seule victime du village. Armand, lui, est resté accroché deux heures à un arbre, à bout de bras, jusqu’à ce que la vague passe. Depuis, il cherche son frère.■