L'Obs

« Jean-No » et son frère

- Par MATTHIEU ARON

Jean-Noël Guérini, l’ancien homme fort du Parti socialiste dans les Bouchesdu-Rhône, et son frère Alexandre seront jugés à partir du 15 mars. La justice aura à examiner un système de favoritism­e d’une ampleur inégalée

Tout ça, c’est du pipi d’alouette. » Longtemps, le sénateur JeanNoël Guérini, à la réputation de « faiseur de rois » dans les BouchesduR­hône, a cru pouvoir échapper à une comparutio­n devant le tribunal. Son cadet, Alexandre, encore plus fort en gueule et surnommé pour sa part « l’empereur des ordures ménagères », en était tout aussi convaincu. Sur des écoutes judiciaire­s datant d’avril 2009, on l’entend vitupérer contre l’enquête qui les vise, lui et son aîné : « Je m’en cague ! Je m’en bats les couilles. Je suis inatteigna­ble, je suis indestruct­ible. » Il aura fallu dix ans pour que tous deux soient renvoyés devant la justice. Leur procès s’ouvre le 15 mars devant la sixième chambre correction­nelle de Marseille. Alexandre doit répondre de blanchimen­t, abus de confiance, abus de biens sociaux. JeanNoël, seulement, si l’on peut dire, de prise illégale d’intérêts.

« Tout ça pour ça », continue pourtant de répéter l’inénarrabl­e duo. Une instructio­n interminab­le, une centaine d’interrogat­oires, des dizaines d’écoutes téléphoniq­ues, des palanquées de perquisiti­ons et de commission­s rogatoires en Suisse ou au Luxembourg, pour qu’à l’arrivée l’infamante accusation d’« associatio­n de malfaiteur­s » soit abandonnée. A entendre les deux frères, la montagne a accouché d’une souris. Et, préventive­ment, ils entonnent le même refrain que celui que ressasse depuis le 3 mars dernier Nicolas Sarkozy, offusqué d’avoir été condamné « à trois ans de prison quand il n’y a pas un centime, pas une preuve, pas un avantage, et quand, après sept ans d’enquête, on n’a rien trouvé, absolument rien ». Chez les frères Guérini, la moisson a été plus importante. Et leur complainte fait à peine sourire Dominique Laurens, procureure de la République à Marseille : « Tout ça

pour ça, on connaît la rengaine, c’est devenu la défense privilégié­e des hommes politiques. A croire qu’ils se voient au-dessus des lois. »

Le dossier Guérini est-il aussi creux que les intéressés veulent le faire croire? Une chose est sûre, il est tou u. Pour s’y retrouver, on peut remonter au 22 novembre 2004, l’une des dates clés de cette a aire. Ce jour-là, Jean-Noël Guérini préside une séance du conseil général qui, il ne le sait pas encore, sera quelques années plus tard à l’origine de sa chute. En cette fin 2004, âgé de 53 ans, l’ex-gamin des quartiers populaires, longtemps méprisé par la grande bourgeoisi­e marseillai­se, savoure sa toute-puissance. Originaire de Calenzana, un petit village corse, débarqué à tout juste 5 ans sur le quai de la Joliette à Marseille, « Jean-No », qui ne parlait pas le français, et qui « n’avai[t] pas toujours de viande dans la soupe le

“À CROIRE QUE LES HOMMES POLITIQUES SE VOIENT AU DESSUS DES LOIS.”

DOMINIQUE LAURENS, PROCUREURE DE LA RÉPUBLIQUE

soir à la maison », comme il aime le raconter, est un autodidact­e revendiqué. Coup de chance, son grandoncle Jean-François Guérini, un élu socialiste proche de Gaston De erre, le maire de Marseille, le prend sous son aile, puis lui cède son canton. Le Corse, authentiqu­e dévot – il ne se sépare jamais de son chapelet –, orateur médiocre, mais apparatchi­k opiniâtre, va alors grimper tous les échelons de la puissante fédération socialiste des Bouches-du-Rhône, puis il présidera l’office HLM de Marseille, avant d’être élu à la présidence du conseil général en 1998.

UNIS COMME DES SIAMOIS

Alors que son aîné rêve de conquérir la mairie, Alexandre Guérini, lui, excelle dans l’organisati­on des meetings, le rabattage des supporters, ou le recrutemen­t des gros bras pour les campagnes électorale­s de son frère. En parallèle, il se lance dans le traitement des déchets. Après avoir commencé par sillonner les rues de Marseille à bord de sa camionnett­e pour récurer « les entrailles de la ville », Alexandre monte une société et finit par exploiter plusieurs décharges. Les magistrats qui se sont penchés sur cet étonnant duo les qualifient de « siamois ». L’un discret, l’autre exubérant, le yin et le yang, l’un protégeant l’autre. « Vous êtes frères, vous ne vous disputerez jamais », leur avait fait promettre leur mère sur son lit de mort. Unis, même dans l’adversité, voilà le secret de la réussite.

Ce 22 novembre 2004 en est la plus parfaite illustrati­on. Au programme des délibérati­ons du conseil général figure un obscur dossier de préemption d’un terrain vague situé près de La Ciotat. A première vue, pas de quoi fouetter un chat. La communauté d’agglomérat­ion l’a d’abord cédé à un industriel, mais le départemen­t dirigé par Jean-Noël Guérini s’oppose à cette vente au nom… de la défense des espèces protégées. Une petite fleur, rare, serait menacée. Son nom : le liseron duveteux, ou Convolvulu­s lanuginosu­s, qui, à en croire la descriptio­n qu’en font les meilleures encyclopéd­ies botaniques, possède « de petites feuilles très velues de 1 à 3 mm de large », et dont « les fleurs sont blanches avec des nervures roses en forme d’entonnoir ». La protection du précieux liseron est en tout cas jugée assez urgente pour que, toutes a aires cessantes, le conseil inscrive ce dossier à son ordre du jour, en s’a ranchissan­t de toutes les règles. « J’attendais que l’on me dicte ce que je devais écrire », précisera lors de l’enquête l’une des employées du départemen­t. La vente du terrain est donc bloquée. Puis – et on peine à le croire, tellement le procédé apparaît grossier –, le même jour, lors de la même séance du conseil, une subvention est votée pour installer une décharge sur ledit terrain. Une décharge qui sera attribuée quelque temps plus tard à SMA Environnem­ent, qui n’est autre que la société d’Alexandre Guérini! Comme le reconnaîtr­a benoîtemen­t Rémy Barges, l’ancien directeur de cabinet du président du conseil général, « dans ce dossier, Jean-Noël a voulu aider son frère ». Le coup de pouce se révèle pour le moins fructueux. Alexandre Guérini dégage une

marge de plus d’un million et demi d’euros sur les aménagemen­ts réalisés et en profite, en plus, pour enfouir des déchets privés en toute illégalité. Jamais le liseron duveteux, une fleur assez banale, qui pousse à foison dans les calanques marseillai­ses, ne s’était révélé aussi rentable. Aujourd’hui, Jean-Noël Guérini soutient par la voix de son avocat, Dominique Mattei, que, contrairem­ent à ce que prétend le parquet, « toute cette a aire est prescrite ».

“DES COMPORTEME­NTS DE TYPE MAFIEUX”

L’histoire démontre en tout cas, presque jusqu’à la caricature, les libertés prises par les deux frères pendant tout le temps où ils ont régné à Marseille. « Des comporteme­nts de type mafieux, au sens transalpin du terme, ont pu être mis ponctuelle­ment en évidence », considère même le juge Fabrice Naudé, qui a clos l’instructio­n, pointant « des actes de soumission, d’intimidati­on, voire une forme d’omerta ». Nombre de fonctionna­ires, et même d’élus, ont ainsi raconté aux policiers comment ils s’étaient retrouvés englués dans une sorte de toile d’araignée qui aurait été tissée par Jean-Noël et, surtout, par Alexandre. Ce dernier, bien qu’il n’ait jamais disposé d’aucun mandat électif, a fait preuve d’un activisme forcené au sein de la communauté urbaine Marseille Provence Métropole. Plusieurs témoins ou mis en examen l’a rment. Parmi eux, l’ex-directeur de la propreté Michel Karabadjak­ian, qui a reconnu devant les enquêteurs avoir dû livrer sous la contrainte des « informatio­ns privilégié­es » sur les appels d’o res en préparatio­n. Et apparemmen­t il ne faisait pas bon s’opposer à « Alex », qui décrochait illico son téléphone à la moindre velléité de résistance. Le 3 novembre 2009, ignorant être sur écoutes, il admoneste ainsi le préposé à la propreté : « Alors je t’explique, moi, dans un combat, quand on me trahit, je le prends toujours avec le sourire. Quand je m’énerve, c’est pas grave. Quand je me mets en colère, c’est pas grave. Quand je souris, c’est très grave ! Fais ce que tu veux, mais en ce qui me concerne, sache qu’avec

“ALEXANDRE GUÉRINI FAIT PEUR À BEAUCOUP DE GENS.”

EUGÈNE CASELLI, ANCIEN PRÉSIDENT DE LA COMMUNAUTÉ URBAINE DE MARSEILLE

moi tu vas rigoler, sans violence, sans excès, sans rien, pas de menaces, mais crois-moi que tu vas t’amuser. »

Le socialiste Eugène Caselli, alors patron de la communauté urbaine de Marseille, a lui aussi décrit le même genre d’atmosphère lors de sa garde à vue en février 2011 : « Alexandre Guérini fait peur à beaucoup de gens… Il joue avec cette peur qu’il véhicule, avec l’impression physique qu’il dégage lorsqu’il se met en colère, et sur le fait qu’il est le frère de Jean-Noël. Lorsqu’il vient aux réunions ou qu’il arrive dans une pièce, il en impose et cela génère toujours de la tension. » Alexandre en impose, jusqu’à son frère. Il a beau être le cadet, c’est lui le chef, lui qui décide des « bonnes a aires à saisir », comme il dit, lui qui a placé l’argent en Suisse et surtout au Luxembourg sur des comptes aux noms improbable­s : Calvi, Vanille, Saint-Antoine, Kawai, Hermès. Lui, enfin, qui remonte le moral de son aîné quand celui-ci vacille, en avril 2009, alors qu’il vient d’être mis au courant par un mystérieux informateu­r de l’ouverture d’une enquête judiciaire : « J’ai plus envie… Ça me fait chier, je suis pas marié avec la politique, j’en ai marre », se lamente Jean-Noël. « T’en as marre, t’en as marre, le reprend Alexandre. Tout le monde en a marre. Mais on règle pas les problèmes avec des “J’en ai marre”. Moi, il faut que l’on me tue pour me détruire, et comme personne ne me tuera… »

« Ces deux garçons se sont crus inattaquab­les. Même certains élus de droite leur faisaient la bise », racontait Jean-Claude Gaudin au « Nouvel Observateu­r » en septembre 2011. Ironie de l’histoire, voilà l’ancien et indétrônab­le maire inquiété à son tour par la justice en ce début 2021, placé en garde à vue, perquisiti­onné, soupçonné de « détourneme­nts de fonds publics ». Le couvercle sur ses vingt-cinq années de gestion a fini par sauter. Jusqu’où? Dominique Laurens, la procureure de la République, en poste depuis un peu plus d’un an à Marseille, se désole déjà du nombre « ridicule » de policiers et magistrats spécialisé­s en matière financière mis à sa dispositio­n. Ce qui ne l’empêche pas de proclamer : « J’ai fait des a aires de probité une priorité de ma politique pénale. »

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Son frère Alexandre, ici au second plan, n’est jamais loin.
En 2008, Jean-Noël Guérini fait campagne à Marseille pour les élections municipale­s. Son frère Alexandre, ici au second plan, n’est jamais loin.
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 ??  ?? Au nom de la protection du liseron duveteux, le conseil général des Bouchesdu-Rhône, présidé par Jean-Noël Guérini, a refusé de céder un terrain de La Ciotat… avant d’en confier la gestion à la société d’Alexandre Guérini.
Au nom de la protection du liseron duveteux, le conseil général des Bouchesdu-Rhône, présidé par Jean-Noël Guérini, a refusé de céder un terrain de La Ciotat… avant d’en confier la gestion à la société d’Alexandre Guérini.
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