L'Obs

Ils ont évité l’apocalypse nucléaire

L’un est russe, l’autre américain. En 1983, ces deux officiers ont refusé d’appliquer les procédures militaires. Et sauvé ainsi le monde d’une guerre atomique. Des archives récemment déclassifi­ées racontent leur histoire

- Par VINCENT JAUVERT

En 1983, l’humanité a frôlé – à deux reprises – l’apocalypse nucléaire. A chaque fois, la déflagrati­on a été évitée « d’un cheveu » grâce au sang-froid de modestes o ciers : un Soviétique d’abord, puis un Américain. Voici leur histoire dont on connaît, depuis peu, tous les détails. Le premier de ces héros de l’ombre, le Russe Stanislav Petrov, a raconté son aventure exceptionn­elle quinze ans après les faits. Le second, l’Américain Leonard Perroots, n’a jamais parlé de son exploit. Mais, en 1989, il a rédigé un rapport top secret sur cette guerre nucléaire évitée de justesse grâce à lui. A la suite d’une longue bataille judiciaire, l’ONG National Security Archive, basée sur le campus de l’université George-Washington, vient d’obtenir la déclassifi­cation de ce document historique capital. Ce que l’on y apprend est saisissant.

Ce n’est pas un hasard si ces deux crises atomiques secrètes se sont déroulées en 1983. Cette année-là, les tensions de la guerre froide sont extrêmes. Les deux superpuiss­ances s’a rontent plus ou moins directemen­t sur plusieurs terrains. En Afghanista­n, l’armée soviétique mène une sale guerre contre des moudjahidi­ne armés par la CIA. En Pologne, le Kremlin soutient la junte du général Jaruzelski qui mate le syndicat Solidarité, lui-même aidé par plusieurs services secrets occidentau­x.

Et sur le Vieux Continent, Washington et Moscou viennent de déployer des missiles nucléaires de moyenne portée, les célèbres Pershing et SS20, capables d’atteindre leurs cibles en quelques minutes.

Ce n’est pas tout. En ce début des années 1980, le président des Etats-Unis, Ronald Reagan, pense qu’il est possible de porter un coup fatal à ce qu’il appelle « l’empire du mal ». Comment ? En semant la panique au sein de l’équipe dirigeante de l’Union soviétique, des vieillards malades et dépassés. En mars 1983, le chef de la Maison-Blanche dégaine son plan fumeux de « guerre des étoiles », censé rendre inopérants les missiles nucléaires soviétique­s. En mai, il dépêche quarante navires américains dans le Pacifique pour simuler une guerre totale avec l’URSS. « Ces actions, est-il écrit dans un mémo du service de renseignem­ents National Security Agency (NSA), avaient pour but de créer la paranoïa. Et cela a réussi. »

Trop bien. Le numéro un soviétique de l’époque, Iouri Andropov, ancien patron du KGB, est persuadé que l’Amérique se prépare à frapper la première. En juin 1983, durant une entrevue avec un ancien diplomate américain, le chef du Kremlin mentionne d’ailleurs le risque de guerre nucléaire à quatre reprises. Alors, pour éviter d’être pris de vitesse, Andropov lance la gigantesqu­e opération secrète RYaN :

trois cents espions soviétique­s, travaillan­t sous couverture en Occident, sont chargés de surveiller jour et nuit les éventuels préparatif­s d’une salve atomique.

C’est dans cette atmosphère de grande angoisse que la première crise survient et que le premier héros entre en scène. Dans la nuit du 26 au 27 septembre 1983, le lieutenant-colonel Stanislav Petrov est l’o cier de service au bunker Serpukhov-15, près de Moscou. C’est le centre de commandeme­nt des satellites d’alerte, chargé de repérer les attaques de missiles interconti­nentaux. D’ordinaire, il ne s’y passe rien.

Mais cette nuit-là, peu après minuit, tous les écrans se mettent à clignoter. Une sirène retentit. C’est l’alarme. Les satellites ont repéré un engin nucléaire américain qui se dirigerait vers l’Union soviétique. Puis deux, trois, cinq. A croire les ordinateur­s, ces Minuteman atteindron­t leurs cibles dans vingt minutes.

FAUSSE ALERTE

L’o cier Petrov connaît la procédure. Pour que le Kremlin ait le temps de déclencher une contre-attaque massive, il doit immédiatem­ent alerter ses supérieurs. Mais il reste figé, « en état de choc », confiera-t-il bien plus tard. Les minutes passent. Le système informatiq­ue certifie qu’il s’agit bien de plusieurs missiles. Les camarades de Petrov le somment d’appeler ses supérieurs. Il tergiverse. Son instinct lui dit que si les Américains avaient vraiment décidé de déclencher la troisième guerre mondiale, ils auraient envoyé des centaines d’engins, pas cinq seulement. Il décide de ne pas informer ses chefs. Au bout de vingt très longues minutes, il peut sou er. C’était bien une fausse alerte. Il apprendra quelques jours après qu’elle a été causée par le reflet de rayons de soleil sur des nuages de haute altitude.

A l’Ouest, personne n’est au courant de cette méprise qui aurait pu provoquer la plus grande catastroph­e de l’Histoire. Si Reagan en avait été informé, il n’aurait peut-être pas autorisé l’Otan à lancer un mois et demi plus tard l’exercice militaire Able Archer – une simulation grandeur nature d’une guerre convention­nelle qui dérape en déflagrati­on nucléaire.

L’exercice est gigantesqu­e. 19000 soldats sont envoyés par avion des Etats-Unis en Europe. Pour être plus réalistes, les pilotes doivent faire silence radio. Et des bombes atomiques factices sont chargées dans les soutes d’une vingtaine de B-52.

Enfin, le commandeme­nt stratégiqu­e américain élève le niveau d’alerte nucléaire au maximum.

Comme lors de chaque exercice, les Soviétique­s ont été informés à l’avance. Et, comme d’habitude, ils observent cette montée en puissance. Sauf que, cette fois, ils pensent qu’Able Archer n’est probableme­nt qu’un camouflage, un prélude à une véritable attaque de grande ampleur. Si bien qu’au lieu d’agir comme à l’accoutumée, de répliquer par des manoeuvres sans conséquenc­es, ils lancent un branle-bas de combat nucléaire, un vrai. Et, pour la première et unique fois de la guerre froide, des charges atomiques sont installées sur des avions militaires soviétique­s basés en RDA et en Pologne.

C’est à ce moment-là qu’intervient le second héros, le lieutenant-colonel Leonard Perroots. A la base allemande de Ramstein, il est le responsabl­e du renseignem­ent de l’US Air Force en Europe. Grâce à ses sources techniques et humaines, il observe les moindres mouvements de l’aviation soviétique. Quand il découvre les préparatif­s nucléaires de l’adversaire, il en informe ses supérieurs, qui, d’après la procédure, doivent adapter leur posture à celle des Soviétique­s. Donc monter d’un cran et charger leurs avions de combat de vraies bombes atomiques. Mais, l’instinct de Perroots lui dicte la prudence. Il subodore que les Soviétique­s risquent de se méprendre et croire que cette escalade signifie qu’une attaque américaine est déclenchée. Il conseille au patron des forces aériennes américaine­s en Europe, le général Billy Minter, de temporiser. De ne pas répliquer. Et d’attendre.

Il a vu juste. Les généraux soviétique­s en restent là. « Si Perroots avait conseillé de faire comme les Soviétique­s et de poursuivre l’escalade, la menace d’une guerre serait probableme­nt devenue réalité », explique l’historien Nate Jones, de National Security Archive. Et encore, Perroots ne connaissai­t pas la gravité réelle de la situation ! Ce n’est que quelques semaines plus tard, quand les communicat­ions soviétique­s cryptées ont été enfin décodées qu’elle lui est apparue, e rayante. Selon les documents récemment déclassifi­és, le commandant de la 4e armée soviétique avait en fait ordonné à toutes ses unités de préparer « une utilisatio­n immédiate des armes nucléaires ». Et, dans son rapport qui vient lui aussi d’être rendu public, Perroots précise même que les chasseurs bombardier­s étaient en alerte « de trente minutes »…

Ces crises nucléaires ont eu un e et très positif : elles ont mis en évidence les risques d’un déclenchem­ent de l’apocalypse sur un simple malentendu. Ronald Reagan prend peur. Le 18 novembre 1983, quelques jours après la fin d’Able Archer, il écrit dans son journal : « J’ai l’impression que les Soviétique­s sont tellement sur leurs gardes, tellement paranoïaqu­es par rapport à une attaque, que nous devons leur dire que personne ici n’a la moindre intention de les agresser, et ce sans rien leur céder pour autant. »

VERS LA FIN DE LA GUERRE FROIDE

Quelques mois plus tard, il propose au nouveau patron du Kremlin, Mikhaïl Gorbatchev, de réduire drastiquem­ent leurs arsenaux nucléaires respectifs. Les discussion­s aboutiront quatre ans plus tard au traité Intermedia­te-Range Nuclear Forces Treaty (INF) : l’éliminatio­n de tous les missiles de moyenne portée en Europe. Une avancée majeure vers la fin de la guerre froide.

Pour avoir permis cette prise de conscience et avoir fait preuve d’un extraordin­aire sang-froid, Leonard Perroots a été récompensé. Il a terminé sa carrière comme directeur de la prestigieu­se Defense Intelligen­ce Agency (DIA), l’agence militaire du renseignem­ent. Il est mort en 2017. Stanislav Petrov aussi. Mais dans la misère. Et l’oubli. Comme le traité INF, que Trump et Poutine ont récemment dénoncé…

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Le Russe Stanislav Petrov.
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L’Américain Leonard Perroots.
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En mars 1983, le président Reagan dégaine son plan de « guerre des étoiles ».
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En juin, le numéro un soviétique Iouri Andropov lance l’opération RYaN.

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