L'Obs

« Enfants placés. Il était une fois un naufrage ». Extrait du livre de Marie Vaton

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En France, 300 000 mineurs sont pris en charge par l’Aide sociale à l’Enfance. Pendant deux ans, notre journalist­e Marie Vaton a exploré ce système à bout de souffle. Elle publie aujourd’hui “Enfants placés. Il était une fois un naufrage”, sur cette machine qui engloutit tout : familles, fratries, éducateurs, magistrats, assistants sociaux. Extrait

Le mari de Roselyne a commencé à la frapper dès les premières années de vie commune, il y a vingt ans. Roselyne préfère en rire. « Chez nous, c’est une histoire de famille: mon père frappait ma mère, puis mon beau-père, et moi j’ai choisi un homme qui me faisait pareil. » Roselyne a 41 ans : des grands yeux bleus, des cheveux blonds coupés au carré et la rondeur voluptueus­e des modèles de Botero. Elle a bien voulu nous rencontrer, mais a préféré qu’Hélène, la référente ASE (Aide sociale à l’Enfance) qui suit ses enfants, soit présente. Entre l’éducatrice et elle, c’est une longue histoire, qui a commencé il y a vingt ans maintenant. « Vingt ans déjà ? Tant que cela ? s’étonne Hélène. Eh bien, presque, puisque Jordi, mon dernier, il va faire 18 ans dans trois mois. »

Dehors, la pluie tambourine contre la fenêtre du cinquième étage du préfabriqu­é vert où je rencontre Roselyne. Et le jour décline petit à petit tandis qu’elle déroule le long récit de sa vie. De l’ASE, elle a tout connu : assistante­s sociales, psys, éducateurs, foyers, familles d’accueil, milieux ouverts, enquêtes judiciaire­s. « Cinq enfants, vingt ans de suivi, deux placements, déroule-t-elle, faussement fière. Ça fait un peu de moi une spécialist­e de la protection de l’enfance. » Roselyne fait sourire l’éducatrice quand elle dit qu’elle a dû travailler sur elle-même pour réviser son jugement sur le système. « Vous ne nous aimiez pas beaucoup au début, Roselyne. » Mais Roselyne a changé: « Déjà, j’ai appris à m’aimer et à me protéger », dit-elle en montrant sa silhouette affinée par un « bypass », l’opération qui lui a fait perdre « 50 kilos de graisse ». « L’ablation de mon estomac m’a délestée de mes souffrance­s et de mon passé. J’ai compris que mes kilos étaient ma manière de me protéger des coups. »

Elle se rappelle parfaiteme­nt le jour où ses enfants ont été placés pour la première fois: elle en parle en disant « mon placement » et « mon éducatrice », comme si c’était elle qui était partie. Comme si elle n’avait toujours pas digéré d’être envoyée en foyer lorsqu’elle avait 13 ans, parce que sa mère n’avait pas su la protéger des coups de son beau-père.

« J’avais 20-21 ans. C’était au moment de Pâques. J’étais encore hospitalis­ée, juste après une tentative de suicide, quand j’ai appris que mes deux aînés avaient été emmenés dans une famille d’accueil. J’étais mal. J’ai insulté l’assistante sociale, je lui ai dit : “Je plains vos enfants.” Pour moi, c’était trop injuste, ce qu’il se passait. » Aujourd’hui, elle sait que ses enfants, exposés à la violence conjugale, étaient en danger. Mais, à l’époque, elle ne comprenait pas : « Je voulais être une mère parfaite et je pensais que je l’étais parce que j’avais toujours protégé mes enfants des coups, contrairem­ent à ce que j’avais vécu. »

“CINQ ENFANTS, VINGT ANS DE SUIVI, DEUX PLACEMENTS. ÇA FAIT UN PEU DE MOI UNE SPÉCIALIST­E DE LA PROTECTION DE L’ENFANCE.”

Roselyne est rentrée chez elle. Elle a retrouvé sa maison vide et son mari violent. « On était en train de se séparer quand tout ça est arrivé. » La veille de l’audience, le couple décide pourtant de se redonner une chance, « pour les enfants ». Dix jours plus tard, Roselyne a droit à une visite médiatisée : « En arrivant, ma petite de 2 ans a dit “maman” à son assistante familiale. C’était atroce. Je me suis dit que c’était perdu pour toujours, que c’était plié, qu’on m’avait volé mes enfants. » Pendant les deux ans qu’a duré le placement, Roselyne est retombée enceinte: « Je n’ai pas osé le dire tout de suite parce que j’avais peur qu’on me l’enlève à la naissance. » Mais Brandon est né, et personne n’est venu le « prendre »: « Mon éducatrice m’a rassurée en me disant que ce n’était pas la même configurat­ion que pour les deux aînés. » Au bout de deux ans, les deux aînés sont rentrés à la maison.

Le mari de Roselyne était toujours aussi alcoolique, toujours aussi violent. C’est peut-être pour cela que Roselyne s’est « dissociée » de son corps lorsqu’elle est à nouveau tombée enceinte et a eu Jason d’abord, puis Jordi, le petit dernier. Pour Jason, ça a été compliqué : « J’avais mes règles tous les mois et je prenais la pilule. Un week-end, j’ai eu très mal au ventre, je suis allée aux toilettes et j’ai senti quelque chose sortir. » Ce quelque-chose, c’était Jason. « C’est mon mari qui m’a accouchée. » Et Roselyne s’est retrouvée avec un bébé du jour au lendemain. « Les premiers mois, je lui changeais les couches, je le nourrissai­s, mais c’est tout. Je n’arrivais pas à m’attacher davantage. Mon mari a fini par me menacer d’appeler les services sociaux si je ne lui faisais pas plus de câlins. » Quelques mois plus tard, rebelote : « Je suis allée à l’hôpital pour un ulcère. L’infirmière m’a auscultée et m’a dit : “Ce n’est pas un ulcère, c’est une grossesse de six mois et demi.” » Roselyne explique que ces bébés étaient « dans [son] corps mais pas dans [sa] tête ».

Roselyne et son mari ont fini par se séparer. Ce dernier s’est installé dans l’appartemen­t juste au-dessus. Et tout a recommencé : « Il était trop près de nous, descendait pour un oui ou pour un non, avec les petits au milieu qui ne savaient plus où donner de la tête. » Un jour, il s’est énervé contre sa nouvelle compagne. « Il est sorti dans la cage d’escalier et s’est fracturé le bras en tapant contre la porte. »

Le deuxième placement est arrivé quand Jason avait 4 ans. « L’éducatrice qui me suivait m’a appelée en me disant : “Mon chef de service veut vous voir.” Je me suis dit : “Oh non ! Pas encore.” » Roselyne s’en doutait pourtant, depuis le jour où elle avait été convoquée par le directeur de l’école, qui lui avait montré un dessin de Jason « perturbant, avec beaucoup de sang et des couteaux ». Petit à petit, Roselyne a ouvert les yeux et compris que ses enfants étaient en souffrance.

ROSELYNE

“QUAND ON A EU SES ENFANTS PLACÉS, ON EST CONSTAMMEN­T JUGÉE.”

ROSELYNE

Le juge a envoyé Brandon et Jason dans un foyer. « Tout ça, pour moi, c’était à cause de mon ex-mari. Il fallait que je déménage loin de lui. » Roselyne est d’abord allée chez sa mère avant de trouver le courage de chercher un nouveau logement. La première année, elle s’est battue pour s’en sortir et récupérer ses enfants. Hélène, son éducatrice, se souvient d’elle, tous les mercredis, qui venait voir Brandon à son cours d’équitation : « Qu’il neige, qu’il pleuve ou qu’il vente, vous faisiez les 2 kilomètres de marche à partir de l’arrêt de bus pour être un peu avec lui. »

Sans les enfants, il a fallu apprivoise­r le calme d’une maison vide, occuper son temps libre : « Moi qui avais toujours vécu dans le chaos, j’ai fini par apprécier le silence. » Avec l’aide d’une TISF [une technicien­ne de l’interventi­on sociale et familiale, NDLR], Roselyne a appris à coudre et à broder. Les week-ends, quand les garçons rentraient du foyer, « c’était plus posé qu’avant ».

Au bout d’un an de batailles, Roselyne a réussi à récupérer ses deux garçonnets. « Nous, on trouvait que c’était un peu rapide, mais on a fait confiance à Roselyne », se souvient Hélène. Le jour où les garçons sont rentrés, Roselyne s’est cassé gravement la jambe : « Je pesais 140 kilos, j’avais beaucoup de problèmes de santé, et je suis tombée en rangeant le congélateu­r. » Hélène s’est inquiétée. Les enfants aussi : « Ils avaient peur de retourner au foyer. » Finalement, les éducateurs ont envoyé les enfants chez leur père, avec une aide à domicile et une mesure d’Aemo [l’action éducative en milieu ouvert, NDLR]. Trois mois plus tard, Roselyne est rentrée de l’hôpital et a récupéré ses enfants.

Mais ils allaient toujours chez leur père, « un week-end sur deux ». Roselyne a vu plusieurs fois Jason rentrer « perturbé » le dimanche soir. « J’ai compris que c’était lui qui prenait les coups à ma place. A l’adolescenc­e, il est devenu violent à son tour, il s’en est pris à moi. »

Le retour des enfants au domicile n’a pas su à éteindre le « poison du doute » dans l’entourage et le voisinage de Roselyne : « Quand on a eu ses enfants placés, on est constammen­t jugée et soupçonnée. Comme s’il y avait marqué “mère indigne” sur notre front. » A l’école et à l’Itep (institut thérapeuti­que et pédagogiqu­e), où trois de ses enfants ont été orientés en raison de leurs troubles du comporteme­nt, Roselyne s’est sentie plusieurs fois stigmatisé­e. « C’est pas parce qu’on est au RSA et qu’on traverse des di cultés sociales qu’il faut nous parler comme à des idiots. » Elle ne compte plus les fois où elle a été convoquée pour « tout et n’importe quoi » : un « bleu » d’un de ses enfants, qu’il s’était fait alors qu’il était en internat, une « claque » reconnue, un jour, contre Jason, qui lui a valu un nouveau signalemen­t.

Aujourd’hui, elle dit que « tout le monde va bien », même si les trois plus jeunes sont en IME (institut médico-éducatif ). Sa fille aînée a trouvé du travail comme aide-soignante, dans une maison de retraite. Son deuxième fils vient d’être papa à 18 ans. « Je lui avais pourtant dit que je ne voulais pas être une grandmère de 40 ans. Mais il m’a dit : “Maman, c’est bon, je te l’ai fait à 41 ans.” » La jeune grand-mère a « refait [sa] vie » depuis trois ans :

« Avec quelqu’un qui tient la route, pas comme mon ancien mari, suicidaire, dépressif et violent.

– Il en est où, d’ailleurs, le monsieur? demande Hélène, la référente ASE.

– Je n’en sais rien, j’ai arrêté de m’occuper de lui depuis longtemps.

– Il habite toujours dans le même quartier ?

– Ah non, il a été expulsé. Alors, en attendant qu’il retrouve, il est chez ma mère.

– Votre mère ? Mais, Roselyne, ça ne va pas du tout, ça ! – Ah, mais c’est provisoire, juste le temps d’envoyer ses papiers pour faire une demande de logement.

– Et c’est vous qui vous en occupez ?

– Bah ! oui, c’est moi. Comment ferait-il, sans ça ? Ça fait vingt ans que je fais ses papiers, sinon il serait à la rue. – Roselyne ?

– Oui ?

– Vous savez que vous êtes incorrigib­le ? »

© Flammarion

« Enfants placés. Il était une fois un naufrage », par Marie Vaton, Flammarion, 282 p., en librairie.

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Maison d’enfants à caractère social, dans l’Aude, spécialisé­e dans l’accueil temporaire de mineurs.

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