L'Obs

Les iconoclast­es de l’économie L’Américaine Stephanie Kelton publie « le Mythe du déficit », un ouvrage sujet à controvers­e

- Par PASCAL RICHÉ

Popularisé­e par la gauche américaine, la “théorie moderne de la monnaie” remet en question tout ce que nous savons sur le déficit, la dette, les impôts et la nature de la monnaie. Stephanie Kelton publie en France “le Mythe du déficit”, la bible de ce mouvement. Controvers­es assurées

Dans le film « Mission impossible » (1996), Brian De Palma avait estomaqué les spectateur­s du monde entier en trucidant dès les premières minutes tous les héros (sauf un) de l’équipe rendue populaire par la série éponyme des années 1960-1970. Un sacrifice sidérant et, il faut bien l’avouer, assez jubilatoir­e. Dans « le Mythe du déficit » (éd. Les Liens qui libèrent), l’économiste américaine Stephanie Kelton recourt au même procédé : dès les premières pages, elle passe à la sulfateuse une bonne partie des certitudes économique­s les mieux ancrées, avec un sens indéniable de la pédagogie. Accrochez-vous :

Non, l’impôt et l’emprunt ne servent aucunement à financer l’Etat. Pour peu qu’il jouisse de sa souveraine­té monétaire, ce dernier dépense en réalité de l’argent qu’il crée ex nihilo, en pianotant sur un clavier d’ordinateur ; l’impôt, lui, n’arrive qu’après et ne sert qu’à éponger les liquidités inutiles pour éviter l’inflation (et faire un peu de redistribu­tion).

Non, le déficit public n’est pas « mauvais » en soi. D’ailleurs, très logiquemen­t, on peut aussi le voir comme un excédent du secteur privé. Il ne signale pas que l’on dépense « trop » d’argent : seule l’apparition de l’inflation peut refléter un tel excès (tant qu’elle ne montre pas le bout de son nez, il est parfaiteme­nt légitime de dépenser plus).

Non, la dette publique n’est pas un « fardeau ». C’est juste de la monnaie mise par l’Etat dans les poches des gens, et qui n’est pas récupérée par l’impôt. L’Etat se contente d’échanger de l’argent portant intérêt (des bons du Trésor) contre de l’argent n’en portant pas (des liquidités). « La dette publique pourrait être remboursée demain matin, et aucun d’entre nous n’aurait à débourser un centime », tranche Kelton.

Non, ce ne sont pas les marchés financiers qui fixent les taux d’intérêt. L’Etat en garde la maîtrise. Regardez ce qui s’est passé au Japon : malgré une dette publique astronomiq­ue (240 % du PIB), les taux sont restés sous contrôle.

Non, quand l’Etat emprunte, il n’assèche pas l’épargne disponible au détriment du privé : au contraire, il en augmente le volume, car il déverse des liquidités dans l’économie, qui vont gonfler cette épargne, etc., etc. La doxa éparpillée façon puzzle !

Stephanie Kelton, 51 ans, est professeur­e d’économie à l’université Stony Brook de New York. C’est aussi l’ancienne conseillèr­e économique de Bernie Sanders, candidat de gauche à la primaire démocrate de 2020, promoteur de réformes radicales et de moufles confortabl­es. Surtout, elle est la porteétend­ard de la Modern Monetary Theory (MMT), qui se propose depuis un quart de siècle de bouleverse­r la pensée économique, pas moins. A écouter les adeptes de cette école, il y a eu Marx, il y a eu Keynes, il y a eu Friedman (le monétarism­e), il y a aujourd’hui la MMT. Stephanie Kelton, avec qui nous avons discuté par Skype, ne nie pas cette ambition : « Même le “Financial Times” parle de changement de paradigme, ce n’est pas moi qui vais le contredire », ditelle avec une pointe de fierté. Dans son livre, elle parle dès la page 10 de « révolution copernicie­nne ». Ce qui est certain, c’est que la MMT bouscule tant de lois admises qu’elle rend difficile le compromis : soit on s’y convertit, soit on la dénonce en bloc.

La pensée économique, diton, a longtemps évolué « funéraille­s après funéraille­s ». Aujourd’hui, la plupart des économiste­s s’accordent à considérer que cette succession de grandes théories fait partie d’un monde révolu : la science économique préfère se concentrer sur les études empiriques, nourries d’expérience­s de terrain et de data. Aussi, l’émergence dans le débat public d’une école qui a la prétention d’enterrer les connaissan­ces précédente­s excite tant l’intérêt que les controvers­es.

Cellesci n’ont pas manqué de jaillir depuis que la médiatique représenta­nte démocrate au Congrès américain Alexandria OcasioCort­ez a fait entrer la théorie moderne de la monnaie sur la scène politique il y a

STEPHANIE KELTON, professeur­e d’économie et de politique publique à l’université Stony Brook (NY), a été économiste en chef à la commission du Budget du Sénat américain en 2015, et conseillèr­e économique pour les campagnes présidenti­elles 2016 et 2020 de Bernie Sanders. Chef de file de la théorie moderne de la monnaie (MMT), elle publie « le Mythe du déficit. La théorie moderne de la monnaie et la naissance de l’économie du peuple », aux éditions Les liens qui libèrent.

deux ans : interrogée sur la façon dont elle entendait financer son « Green New Deal », elle a évoqué l’hypothèse d’un franc accroissem­ent du déficit, soulignant que la MMT « mérite une place plus grande dans le débat ». Depuis, c’est la foire d’empoigne. A Wall Street, certains financiers comme Ray Dalio, fondateur du plus grand fonds spéculatif du monde, Bridgewate­r, a estimé que la MMT était inévitable… alors que d’autres, comme Warren Buffett ou Carl Icahn, adoptaient une position diamétrale­ment opposée. La Réserve fédérale américaine (ou Fed : la banque centrale) a été sommée de réagir : son président, Jerome Powell, a réfuté l’idée que la dette publique n’était pas un problème. Plusieurs grands économiste­s ont planté des banderille­s dans la bête. « Une nouvelle version de l’économie vaudoue », a commenté, cinglant, Larry Summers, secrétaire au Trésor sous Bill Clinton et ancien conseiller de Barack Obama. « Absurdité monétaire moderne », a renchéri Kenneth Rogoff, ancien chef économiste du Fonds monétaire internatio­nal (FMI). Le Français Olivier Blanchard, qui a occupé le même poste au FMI, a tenté de ferrailler avec les partisans de la MMT sur Twitter, mais a vite cessé, découragé par l’agressivit­é des réactions. Nous avons interrogé une demidouzai­ne d’économiste­s de haut niveau : à l’exception de celle, bienveilla­nte, de Gaël Giraud, nous n’avons reçu que des réponses agacées (« bullshit », « argent magique », « recette de l’hyperinfla­tion », etc.), mais pas toujours très étayées. L’argument central des critiques, le risque inflationn­iste, est branlant par les temps qui courent : les banques centrales ont beau injecter depuis quelques années des quantités astronomiq­ues de monnaie dans les circuits, les prix restent sages.

Visiblemen­t, si la MMT est de plus en plus prise au sérieux par les politiques (on devine pourquoi) et par les marchés, elle a du mal à faire son trou dans le champ de la recherche. Peutêtre aussi parce que ce courant de pensée ne vient pas de l’Olympe de la théorie économique (Harvard, Yale, Oxford, Princeton, Stanford…), mais d’un « recoin de l’académie », pour reprendre les termes un tantinet méprisants de Gregory Mankiw (Harvard), qui lui a consacré un article au vitriol.

Si Stephanie Kelton est le visage et la voix de la MMT, sa tête pensante – son « gourou », disent ses détracteur­s – s’appelle Warren Mosler. Il n’a pas vraiment le même profil que l’ancienne conseillèr­e de Bernie Sanders. Il est « culturelle­ment démocrate » mais, a-t-il plaisanté un jour, tendance « Tea Party ». C’est un homme très riche qui s’est installé dans les îles Vierges – un joli paradis caribéen et fiscal – et qui dirige un fonds d’investisse­ment. Enfant, il désossait des montres pour comprendre comment elles fonctionna­ient. Devenu banquier dans les années 1970, il a voulu décortique­r le mécanisme monétaire. Et un jour, il a connu une illuminati­on qu’il résume ainsi : « Le gouverneme­nt est le seul producteur de la chose qu’il exige des citoyens sous forme d’impôts. » A partir de ce constat, tous les axiomes économique­s convention­nels pouvaient exploser. Les impôts ne servent pas à financer l’Etat. Le déficit n’a pas forcément à être limité. Le niveau de la dette publique n’est jamais un problème (1).

Au début des années 1990, Mosler cherche à soumettre ses idées à de grands économiste­s, mais personne ne l’écoute. En désespoir de cause, il s’adresse à Donald Rumsfeld, ancien secrétaire à la Défense de Gerald Ford (et qui deviendra en 2001 celui de Bush junior). Rumsfeld, qui travaille alors dans le privé, lui accorde une heure d’entretien, mais comme son agenda est très chargé, la rencontre a lieu dans le sauna du Racquet Club de Chicago. Dans la vapeur brûlante, la discussion est aussi dénudée que féconde. Intrigué, le politicien républicai­n oriente le financier iconoclast­e vers l’économiste Arthur Laffer, héros absolu des conservate­urs depuis qu’il a popularisé sa célèbre courbe, littéralem­ent dessinée sur un coin de table : la Laffer Curve montre qu’à partir d’un certain stade, plus on taxe les gens, moins ça rapporte (cela se comprend vite : si vous taxez à 99 % l’activité, il n’y a plus d’activité, donc plus de revenus fiscaux). L’économiste écoute Mosler avec intérêt : tout ce qui démontre la nocivité des impôts l’intéresse. Mais il juge plus malin de le mettre en contact avec des néokeynési­ens, qui partagent une partie des raisonneme­nts de son interlocut­eur. Mosler débarque dans un groupe d’économiste­s discutant sur un Listserv, l’ancêtre des forums internet, autour de Randall Wray, alors professeur à l’université de Denver, et de Bill Mitchell, de l’université de Newcastle en Australie. Ce groupe va se transforme­r en laboratoir­e de la théorie moderne de la monnaie. Mosler n’a pas seulement des idées, il a de l’argent. Il aide à financer des postes universita­ires, des conférence­s, des bourses d’études… La MMT va fleurir au Levy Institute du Bard College (New York) et à l’université du Missouri à Kansas City (où enseignera Kelton).

Quant on évoque le rôle joué par Rumsfeld et Laffer, Stephanie Kelton s’agace : « C’est par hasard que Warren est tombé sur Rumsfeld. Mais croyez-moi, c’est un vrai progressis­te. » Bien que la MMT soit portée par des économiste­s de gauche, elle peut très bien être adoptée par la droite, argue-t-elle dans son livre. On peut en effet faire du déficit en accroissan­t le financemen­t de programmes sociaux et éducatifs ou bien, comme Trump l’a fait en 2017, en baissant les impôts pour les riches…

Quand dans les années 1990 Mosler galvanise ses nouveaux amis néokeynési­ens, Stephanie Kelton est une jeune diplômée de l’université de Cambridge, doctorante à la New School de New York. Dans son livre, elle explique qu’elle a d’abord été très sceptique en lisant la prose de Mosler. Il la reçoit pour la première fois en 1998 dans sa résidence en Floride. Pour lui faire comprendre le coeur de sa théorie, il lui raconte une histoire personnell­e. Un jour, il décide

PENDANT LA DERNIÈRE CAMPAGNE ÉLECTORALE AMÉRICAINE, STEPHANIE KELTON ET SES AMIS PARVIENNEN­T ENFIN À DONNER UN ÉCHO MONDIAL À LEUR CROISADE.

de distribuer des cartes de visite à ses enfants, en échange de petits travaux : tondre la pelouse, vider la machine à laver… Aucun n’accepte. Pourquoi se fatiguer pour des cartes de visite inutiles? Mosler exige alors que ses enfants lui restituent trente cartes par mois, condition pour continuer à profiter de la piscine ou de la télé… Miracle, les gamins se mettent au boulot! Pour Mosler, la morale est claire : celui qui crée de la monnaie – ici, le père – peut susciter de l’activité rien qu’en distribuan­t des bouts de papier sans valeur. L’impôt ne sert pas à financer l’émetteur de ces bouts de papier (qu’il peut créer à profusion), mais il est indispensa­ble pour leur donner de la valeur !

Kelton se plonge alors dans la mécanique des relations entre la Réserve fédérale et le Trésor, épluche leurs bilans, gravit des montagnes de documents financiers, et, à sa grande surprise, arrive à la même conclusion que Mosler. Le gouverneme­nt commence effectivem­ent par dépenser, et ce n’est que dans un second temps qu’il reprend une partie de cet argent par l’impôt. Exactement comme dans le système des cartes de visite!

Embauchée par l’université du Missouri, elle devient vite l’une des voix de la MMT. Le petit groupe d’économiste­s se structure, tenant des blogs pour popularise­r ses idées. Celles-ci attirent l’attention d’analystes financiers, mais pendant des années elles ne percent pas dans le débat.

Le vent tourne en 2019. Pendant la dernière campagne électorale américaine, Stephanie Kelton et ses amis parviennen­t enfin à donner un écho mondial à leur croisade. Kelton milite alors aux côtés du sénateur Bernie Sanders, qu’elle conseille depuis 2014. Elle prend la lumière, donnant des interviews, participan­t à diverses conférence­s. L’une de ses forces, c’est la grande simplicité de son discours. Elle trace par exemple une ligne verticale avec d’un côté l’Etat, de l’autre le reste de l’économie, dessine un seau de chaque côté, et fait apparaître que tout déficit est en réalité un excédent : « Leur encre rouge est notre encre noire. »

Avec le débat sur la dette du Covid, le discours de Kelton et de ses amis redouble de force. Et, symétrique­ment, les critiques s’emballent. Les tenants de la MMT sont accusés de minimiser le risque inflationn­iste que comportent des déficits financés par la création monétaire. Kelton s’en défend : d’une part, la prise en compte de ce risque est centrale dans la pensée de la MMT. D’autre part, l’inflation est une chose trop sérieuse pour être ramenée à une seule cause. « Elle ne vient pas toujours de la surchauffe. Elle peut aussi venir d’un choc sur les prix du pétrole, ou du renforceme­nt du pouvoir des syndicats… On doit, au sujet de l’inflation, avoir une approche plus sophistiqu­ée, plus humble, appuyée sur des analyses économétri­ques. »

Pour l’économiste Patrick Artus, qui s’est penché sur la littératur­e de la MMT, ces « modernes » n’ont pas perçu que le monde avait changé. La création monétaire ne fait peut-être plus grimper les prix des biens et services, mais bien ceux des actifs : la Bourse, l’immobilier… « Et la multiplica­tion de ces bulles a des impacts négatifs : inégalités croissante­s, difficulté­s pour se loger… » Stephanie Kelton rétorque que ces problèmes peuvent parfaiteme­nt être combattus par la régulation du crédit et de la spéculatio­n.

Une autre critique fondamenta­le porte sur les recommanda­tions de la MMT. Pour piloter la conjonctur­e et empêcher l’inflation, Kelton et ses amis ne comptent pas sur les banques centrales, « mal outillées » : ils proposent de confier le volant aux Parlements, responsabl­es de la politique budgétaire. Les élus, explique Kelton, devraient disposer d’un « tableau de bord » qui leur permettrai­t, au moindre risque inflationn­iste, de modérer les dépenses publiques (ou les baisses d’impôts), afin d’empêcher la surchauffe. Une idée que beaucoup jugent naïve : quel homme politique prendrait le risque de perdre les élections suivantes pour avoir, au nom de la lutte contre un risque hypothétiq­ue, appuyé sur le frein de l’austérité? « La MMT repose sur une vision hautement simplifiée et peu plausible de l’économie politique », tranche ainsi l’économiste keynésien Thomas Palley. Là encore, la MMT a une réponse toute prête : en mettant en place de puissants stabilisat­eurs automatiqu­es, comme un programme de garantie d’emploi (l’Etat se proposant d’être employeur en dernier ressort, pour des tâches présentant une utilité sociale), les cycles économique­s seraient stabilisés, et les pressions inflationn­istes réduites au minimum (2). Après avoir enflammé les Etats-Unis, le Japon, l’Australie, de tels débats peuvent-ils gagner l’Europe ? C’est compliqué dans la zone euro, où les Etats ont renoncé à leur souveraine­té monétaire (une mauvaise idée pour les penseurs de la MMT). Mais Stephanie Kelton considère que la Banque centrale européenne, par rapport à la crise de 2010, « a beaucoup appris » : « Pour faire face à la crise du Covid, elle dit aujourd’hui aux gouverneme­nts : faites les déficits qu’il faut, soutenez votre économie, on est derrière vous, on ne laissera pas les taux d’intérêt (de certains pays) exploser comme en 2010. C’est comme si la souveraine­té monétaire avait été rendue aux gouverneme­nts, du moins temporaire­ment. Tant que la BCE fait cela, on peut dire que la théorie moderne de la monnaie s’applique. » A l’écouter, Christine Lagarde, tel Monsieur Jourdain, ferait de la MMT sans le savoir…

(1) Quelques économiste­s, comme Georg Friedrich Knapp au début du siècle ou Abba Lerner dans les années 1940, avaient développé une analyse similaire. Mosler ne les avait pas lus.

(2) Le 25 mars, La Découverte publie « la Garantie d’emploi. L’arme sociale du Green New

Deal », par Pavlina Tcherneva, qui se réclame de la MMT.

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