L'Obs

Une nouvelle grande dépression Entretien avec Angus Deaton, « prix Nobel » d’économie

- Par PHILIPPE BOULET-GERCOURT, correspond­ant à New York

Dans “Morts de désespoir. L’avenir du capitalism­e”, Angus Deaton, “prix Nobel” d’économie 2015, décrit l’abîme qui s’est creusé entre les diplômés et les non-diplômés aux Etats-Unis. Une rupture que la pandémie de Covid ne fait qu’aggraver, et pas seulement en Amérique Avec Anne Case, votre épouse, vous avez été les premiers à attirer l’attention sur l’augmentati­on du nombre de « morts de désespoir », principale­ment dans la classe ouvrière blanche américaine. La crise du Covid-19 confirme-t-elle ce phénomène?

Oui, à bien des égards, même si elle frappe encore plus les Afro-Américains. Un rapport vient d’être publié, qui montre que le Covid a réduit l’espérance de vie d’environ un an pour la population américaine au premier semestre de 2020, une réduction d’environ 0,8 année pour les Blancs et de 3 ans pour les Afro-Américains. Nous ne connaisson­s pas la répartitio­n en fonction du niveau d’études. Une enquête californie­nne suggère que le surcroît de décès, pendant le Covid, touche en grande partie les gens peu ou pas diplômés, ceux qui ne sont pas titulaires d’un master [bac +4, NDLR], ce qui confirme la thèse de notre livre.

La surmortali­té chez les Noirs et les Hispanique­s est plus forte parce que beaucoup d’entre eux travaillen­t dans le secteur des services, en première ligne pendant la pandémie. Par ailleurs, ils vivent plus à l’étroit, dans des logements et des environnem­ents où la distanciat­ion physique est plus difficile à respecter. Et ils sont probableme­nt plus susceptibl­es aussi de devoir prendre le métro pour aller travailler.

Vous êtes très critique à propos du système de santé américain. La pandémie est-elle venue renforcer ce jugement sévère?

Pas particuliè­rement. D’autres pays n’ont pas fait mieux. En Grande-Bretagne, où tout le monde est couvert, il y a eu plus de décès par habitant qu’aux Etats-Unis. La France a fait un peu mieux, mais elle n’a pas été particuliè­rement brillante non plus.

Qui sont ces « morts de désespoir », pour reprendre le titre de votre livre?

Hors Covid, aux Etats-Unis, il y a environ 180000 personnes qui meurent chaque année de suicide, d’overdose de drogue ou de médicament­s, ou de maladie

alcoolique du foie. Un chiffre qui n’a cessé d’augmenter depuis deux ans.

Le niveau d’éducation joue un rôle important dans cette surmortali­té. Les morts de désespoir, liées aussi à des emplois dégradants et mal payés, au déclin du mariage et au recul de la religion, touchent avant tout les classes populaires blanches, non hispanique­s, ayant un niveau d’études inférieur au master.

C’est l’un des fils conducteur­s de notre livre : le diplôme obtenu au bout de quatre années d’études universita­ires, avec ses effets extraordin­airement bénéfiques, divise de plus en plus l’Amérique. C’est ce que nous pourrions appeler le côté obscur de la méritocrat­ie : la société est plus fortement clivée entre ceux qui ont réussi grâce au système éducatif et ceux qui ont été laissés pour compte. D’un côté des élites cosmopolit­es et éduquées, bien représenté­es dans la politique et l’économie, et de l’autre des population­s qui ne le sont pas. Je pense que cela a beaucoup à voir avec l’augmentati­on du populisme.

Est-ce un phénomène purement américain?

Ce qui se passe ici ne se reproduit pas dans d’autres pays. On ne fait pas le même constat en France, en Allemagne ou en Italie, par exemple. Il y a des signes en GrandeBret­agne, mais à plus petite échelle.

Ces morts de désespoir sont-elles alors un phénomène spécifique au capitalism­e américain, ou bien un problème universel que l’Amérique serait simplement la première à subir? Il y a une réelle inquiétude que cette « maladie américaine » se propage à d’autres pays riches.

Votre argument va bien au-delà de l’analyse socio-économique. Vous mettez en avant le déclin de la famille, de la communauté, de la religion, et citez « le Suicide » d’Emile Durkheim, publié en 1897. En vous lisant, on comprend que certaines causes produisent les mêmes effets…

Oui, absolument. Durkheim a été une clé pour nous. C’est incroyable, il a écrit à la fin du xixe siècle, sans avoir vraiment de données, et pourtant une grande partie des généralisa­tions empiriques qu’il a avancées sont toujours valables. Son analyse semble s’appliquer très bien à ce qui se passe ici, aujourd’hui. Notre étude fait écho à la vision qui était la sienne : le suicide apparaît quand la société n’offre pas à certains de ses membres le cadre dans lequel ils peuvent mener une vie digne et riche de sens.

N’y a-t-il pas une dimension purement américaine dans l’individual­isme de la classe blanche populaire qui ne veut compter que sur elle-même?

Anne et moi passons pas mal de temps au Montana pendant l’été, et nous parlons souvent à ces gens très autonomes, proTrump, des gens qui n’ont presque rien. Nous aimons pêcher la truite et fréquenton­s beaucoup de guides. Ils gagnent à peine leur vie, parce que ce n’est qu’un travail de six mois, au mieux. Beaucoup dorment dans leur camion. Ils sont très républicai­ns et ne croient pas que le gouverneme­nt soit là pour les aider. Ils pensent qu’ils essaient de vivre leur vie et que les gens de gauche des côtes Est et Ouest ne font que rendre leurs affaires plus difficiles. Ils voient le gouverneme­nt fédéral largement comme une nuisance, voire comme une entité qui prendrait leurs biens pour les donner à des gens qui ne sont pas comme eux : les Afro-Américains, les minorités.

Vous notez « une forte corrélatio­n entre la proportion d’électeurs ayant voté pour Donald Trump en 2016 et la proportion de personnes qui déclarent souffrir ».

Le désespoir, le chômage, tous ces dysfonctio­nnements ont certaineme­nt conduit à Trump. Et je pense que la pandémie a aggravé les choses : les gens ont perdu leurs repères, le gouverneme­nt a fait si peu pour eux, ils ont peur. Ce qui décuple la méfiance à l’égard du gouverneme­nt, au point que beaucoup ont vu en Donald Trump un sauveur, ce qui en dit long sur le désespoir.

Tout au long de votre essai, vous montrez à quel point l’éducation est importante. Il existe pourtant, aux Etats-Unis, un phénomène de rejet de l’enseigneme­nt supérieur parmi les personnes qui en ont le plus besoin. Dans les sondages de Gallup, le nombre d’Américains considéran­t l’enseigneme­nt supérieur comme « très important » a chuté de 20 points depuis 2013. N’y a-t-il pas là un paradoxe?

C’est surtout vrai parmi les républicai­ns, qui pensent que tout le secteur universita­ire est inutile, que les facs devraient fermer leurs portes. Ces gens méprisent le secteur éducatif et le considèren­t comme responsabl­e de bien des maux. Si vous êtes éduqué, tout va bien; mais si, d’une manière ou d’une autre, vous ne réussissez pas les examens ou que le système éducatif semble vous exclure, vous n’avez aucune envie de payer des impôts pour les études supérieure­s. A fortiori quand les personnes éduquées donnent l’impression de vous mépriser.

C’est pour cela que, quand Hillary a qualifié de « pitoyables » les électeurs de Trump, j’ai bondi. Pour ne rien arranger, le Parti démocrate, qui représenta­it autrefois les travailleu­rs, fortement lié aux syndicats, s’est transformé en coalition de l’élite métropolit­aine instruite et des minorités. Et ces gens se tournent aujourd’hui vers des républicai­ns dont on ne peut pas dire qu’ils aient leurs intérêts à coeur.

Mais Thomas Piketty a aussi écrit, en France, sur cette vieille gauche qui s’est détachée des gens qui la soutenaien­t.

Malgré tout, vous écrivez que « nous croyons au capitalism­e et nous continuons de croire que la mondialisa­tion et le changement technique peuvent être gérés dans l’intérêt général »…

Oui, je le pense. Le capitalism­e et les marchés ont énormément réduit la pauvreté dans le monde, historique­ment, et nous ne connaisson­s aucune autre façon de parvenir à ce résultat.

Vous écrivez aussi : « Le problème n’est pas que nous vivons dans une société inégalitai­re, mais dans une société injuste. » Gabriel Zucman et Emmanuel Saez, économiste­s français de Berkeley, font des propositio­ns pour un système fiscal moins inégalitai­re; ça ne vous paraît pas prioritair­e?

Je ne suis pas contre, mais je ne pense pas que ce soit la clé du problème. L’inégalité n’est pas le problème fondamenta­l, c’est l’injustice, le fait que les grandes richesses, au sommet, sont vues comme mal acquises dans un système qui ne traite pas les gens comme des égaux. Comme nous l’écrivons, « la bonne façon de stopper les voleurs est de les empêcher de voler, pas d’augmenter leurs impôts ».■

ANGUS DEATON a reçu en 2015 le prix de la Banque de Suède, l’équivalent du prix Nobel pour l’économie. Il vient de publier aux PUF « Morts de désespoir. L’avenir du capitalism­e », coécrit avec son épouse, Anne Case, professeur­e émérite d’économie et d’affaires publiques de l’université de Princeton.

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