L'Obs

Will Self le junkie

Dans un formidable récit autobiogra­phique, WILL SELF se souvient de sa vie de TOXICO, à Londres, dans les années 1980. Interview-vérité

- Propos recueillis par DIDIER JACOB

WILL, par Will Self, traduit de l’anglais par Francis Kerline, L’Olivier, 325 p., 22,50 euros.

Alors qu’il suit, en 1997, la campagne électorale de John Major pour le compte du journal « The Observer », Will Self est surpris une seringue à la main dans les toilettes de l’avion du candidat. Accro à l’héroïne, il est débarqué de son journal. Qu’importe, Self en a vu d’autres. Cela fait près de vingt ans (depuis le début des années 1980) qu’il est accro à l’héro. Aujourd’hui libéré de cette dépendance, Self raconte, dans un récit coup de poing, comment il se procurait de la drogue, et comment son cerveau se désintégra­it quand il était en manque. Une confession glaçante que l’auteur des « Grands Singes », par la seule verve de son style, réussit à élever au rang d’un récit picaresque. Explicatio­ns.

Dans « Will », vous racontez comment vous êtes devenu accro à l’héroïne quand vous aviez une vingtaine d’années. Comment tout a-t-il commencé ?

Ma vie entre 17 et 25 ans a été pleine de nouvelles expérience­s. Comme d’autres, je suis devenu toxicomane parce que j’ai été impression­né par la culture de la drogue, le modèle étant pour moi William Burroughs, que je considère comme étant, à part Thomas de Quincey, le meilleur auteur ayant jamais écrit sur la toxicomani­e. Dans ce livre, j’ai voulu dresser le portrait de quelqu’un qui va devenir écrivain, et qui est imprégné par cette littératur­e de la dépendance. C’est donc l’inverse de Burroughs. Quand vous lisez Burroughs, il n’y a aucune référence. Mais ce qui m’attirait aussi, c’est que les gens qui se droguaient semblaient cool. Ils portaient des lunettes noires. Ils parlaient dans un langage qui n’était pas celui de la société bourgeoise.

Vos parents savaient-ils que vous vous droguiez ?

Je viens d’une famille très dysfonctio­nnelle. Mes parents avaient la quarantain­e, et ils étaient marqués par la libéralisa­tion en cours. Mais ils ne le comprenaie­nt pas vraiment. Nous n’avions aucun encadremen­t. Je dirais que, dès l’âge de 12 ou 13 ans, mes parents ne savaient pas ce que je faisais.

Votre livre est aussi un livre de terrain, qui raconte, au plus près, le marché de la drogue à Londres à cette époque…

Les médecins anglais étaient autorisés à prescrire de l’héroïne et de la cocaïne jusqu’au milieu des années 1970, parce qu’il y a eu une politique qui traitait la dépendance comme une maladie. Les gens avaient de quoi subvenir à leurs besoins sur prescripti­on. C’est d’ailleurs ainsi que les gens qui se sont le plus drogués, ce sont les médecins, parce qu’ils avaient la drogue sous la main. Puis le marché noir a commencé à se développer – effet de la mondialisa­tion et de l’augmentati­on du trafic aérien. Au début, l’héroïne provenait encore du Triangle d’or en Asie du Sud-Est. Elle arrivait en très petites quan

tités. Tout ça change en 1978 avec la chute du shah. Quand le shah tombe en Iran, la classe moyenne iranienne arrive à Londres et ils apportent leurs tapis et leur drogue. Un tsunami d’héroïne frappe Londres à la fin des années 1970. Soudain elle est partout. Et c’est dans cette culture que j’ai, en quelque sorte, atteint ma majorité en tant qu’héroïnoman­e.

Pourquoi avoir choisi d’inventer un personnage, Will, plutôt que de raconter simplement votre vie passée ?

Je voulais éviter le genre mélodramat­ique et convention­nel, autour d’un parcours personnel, enfin ce qu’on appelle des Mémoires. Mon mot d’ordre, ma maxime directrice pour écrire le livre était une réflexion que Nietzsche a écrite dans la « Généalogie de la morale ». Il y a pour lui, d’un côté, la mémoire qui dit que vous avez fait ça. Et, de l’autre, la fierté qui répond que vous ne pouvez pas avoir fait une chose pareille. Et c’est, d’après Nietzsche, toujours la fierté qui gagne. Les Mémoires sont généraleme­nt une tentative de se faire bien voir. La seconde raison pour laquelle j’ai inventé ce personnage, c’est que je ne suis plus le jeune homme dont je parle. Et si je rassemblai­s toutes mes personnali­tés, au fil du temps, sous un moi générique, ce moi serait une illusion. Un mensonge. Une escroqueri­e.

Vous souvenez-vous précisémen­t des lieux où vous vous droguiez ?

Lorsque j’ai renoncé à la drogue pour la première fois à la fin des années 1980, je dirais que j’avais pris de la drogue dans 20 % des endroits que je fréquentai­s à Londres. Quand j’ai abandonné pour la deuxième fois, c’est comme si j’en avais pris dans 100 % des endroits où j’avais été. Londres était un écheveau de ruelles où je m’étais drogué, et où j’avais rendez-vous avec des dealers. Toute la ville était impliquée dans ces souvenirs.

La culture de l’héroïne existet-elle encore, selon vous, au Royaume-Uni ?

Il y a eu ce bref moment, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, où l’héroïne est devenue une sorte de drogue chic. Mais Burroughs lui-même dit que l’héroïne est une drogue profane. Il n’y a pas de cultes de l’héroïne. Il n’y a pas de cérémonies religieuse­s de l’héroïne. Ce n’est pas comme le peyotl ou le LSD ou les champignon­s magiques ou la marijuana ou même l’alcool. C’est juste une mauvaise drogue. Les jeunes avec qui je parle, ils peuvent consommer de l’ecstasy, ils peuvent aller dans des raves, ils peuvent sniffer de la cocaïne, ils peuvent faire toutes sortes de choses, ils ne prennent pas d’héroïne et ils ne connaissen­t même pas de gens qui en consomment. Donc non, il n’y a plus de culture de l’héroïne. Nous n’avons même plus de culture. Alors comment pourrions-nous avoir une culture de la drogue ?

A une époque, la drogue et l’avant-garde étaient liées, dans la mesure où les artistes étaient transgress­ifs et qu’ils espéraient que la drogue étendrait le champ de leur espace créatif, et les aiderait à briser les règles afin de créer de nouvelles choses. Aujourd’hui, nous vivons dans une culture où il n’y a pas de tabou. Il me suffit de cliquer et de chercher dans Google la photo de quelqu’un qui baise un âne pour que cette photo apparaisse sur mon écran. Je peux aller sur le dark web, et acheter un flingue presque instantané­ment. Tout est permis maintenant. Tout se passe en même temps. Tout est accessible. Et, dans ce contexte, l’avantgarde devient impossible.

Comment votre livre a-t-il été reçu au Royaume-Uni ?

Oscar Wilde dit que lorsque les critiques sont divisés, l’artiste est en accord avec luimême. Donc quand vous écrivez ici, vous avez plutôt envie d’une critique très polarisée. Vous voudriez que les gens disent : c’est de la merde. Ou qu’ils disent : c’est génial. De ce point de vue, j’ai été servi. Le livre a été attaqué comme si c’était moi, un type de 59 ans, qui était le personnage du livre. Les gens de droite me considèren­t comme un traître à ma classe. Ils ne pouvaient pas juger avec objectivit­é.

“L’HÉROÏNE ÉTAIT DEVENUE UNE SORTE DE DROGUE CHIC”

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A Londres en 2009.
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