L'Obs

Roselyne Bachelot doit-elle démissionn­er ?

Salles fermées depuis CENT VINGT JOURS et incurie des pouvoirs publics… Réunis par “l’Obs” à la veille de la cérémonie des CÉSAR, trois distribute­urs indépendan­ts analysent l’état du CINÉMA FRANÇAIS

- Par SOPHIE GRASSIN et NICOLAS SCHALLER Photo JULIE BALAGUE

Les distribute­urs sont aux films ce que les éditeurs sont aux livres. Sans leurs investisse­ments, combien d’entre eux seraient produits ? Sans leur travail de programmat­ion et de promotion, combien de salles pour les projeter et de spectateur­s pour les voir ? Lors d’une table ronde organisée par « l’Obs » – quelques jours avant la parution, le 3 mars, dans « le Monde », d’une tribune de 800 signataire­s appelant le président Macron à rouvrir les cinémas –, Carole Scotta de Haut et Court, Jean Labadie du Pacte et Mathieu Robinet de Tandem reviennent sur l’année qui a laissé leur profession exsangue.

Un an après le premier confinemen­t, dans quel état d’esprit êtes-vous ?

CAROLE SCOTTA Pas aussi optimiste que Roselyne Bachelot, pour qui avoir accès à des opéras devant son ordinateur est la preuve incontesta­ble du dynamisme du secteur culturel.

JEAN LABADIE Le meilleur conseil que je puisse lui donner, c’est de démissionn­er. Sur le cinéma, Bachelot est totalement incompéten­te. En une journée, à Paris, 100 000 spectateur­s se répartisse­nt sur un parc de salles colossal et sur six séances. Donc, en termes de flux, l’ouverture des cinémas n’est pas un problème. Elle n’a jamais dû mettre les pieds dans un multiplex. Les pouvoirs publics jouent la montre. Ils ne veulent pas se déjuger.

Comment expliquer cet immobilism­e ?

C. S. C’est une volonté politique de nous laisser fermés. Pendant ce temps, il devient quasi impossible de préacheter des longs-métrages qui devraient se tourner. Bientôt, les producteur­s ne pourront plus monter de projets, faute de distribute­urs, donc de financemen­ts. Les auteurs, eux, ne pourront plus écrire. Il ne suffit pas d’avoir son franc-parler pour être ministre de la Culture. Roselyne Bachelot pense sans doute qu’elle se bat vraiment et que, si elle n’était pas là, ce serait pire. Mais le doute commence à me gagner. J’ai envoyé à ses équipes une étude sur l’ouverture des cinémas dans plusieurs pays, comme le Portugal, on m’a répondu : « Génial, merci, ça va nous aider. » Puis, plus rien.

Peut-on estimer le nombre de films qui sont restés sur les étagères ?

C. S. En cumulant les films des indépendan­ts [le syndicat Dire et le SDI, Syndicat des

Distribute­urs indépendan­ts, NDLR], on en est à 150 films français.

J. L. Si on prend en compte la Fédération nationale des Editeurs de Films, on doit en être à 200.

MATHIEU ROBINET Avec les étrangers,

on arrive à 400.

Combien de temps faudra-t-il pour réamorcer la filière ?

J. L. Un an à partir de la réouvertur­e des salles, si elle a lieu vite.

Comment chacun d’entre vous a-t-il vécu cette année ?

M. R. Moi, je devais lancer ma boîte pilepoil au moment où le Covid est arrivé. Depuis, je suis en lancement perpétuel. J’avais l’intention de sortir mon premier film, « Sound of Metal », de Darius Marder, en décembre. Puis un long-métrage par mois toute l’année. J’ai résisté au chômage partiel parce qu’il y avait l’exaltation des débuts avec une équipe motivée, mais je me suis vu contraint d’y avoir recours. Ça casse la dynamique. Bon, cette crise peut aussi nous amener à nous réinventer. Je n’ai aucun doute sur notre capacité à ramener les gens en salle. D’ailleurs, après le premier confinemen­t, j’ai lancé un drive-in à Bordeaux. Les spectateur­s étaient jeunes, la programmat­ion – « Tomboy », « les Combattant­s » –, plutôt art et essai. J’envisage d’organiser d’autres projection­s qui auront un caractère événementi­el.

“NOUS APPELONS LE GOUVERNEME­NT À AUTORISER LA RÉOUVERTUR­E DES SALLES LE 31 MARS” Carole Scotta

J. L. On a vingt-cinq films en stock. Au premier confinemen­t, nous nous apprêtions à sortir « Pinocchio », pour lequel nous avions dépensé 800000 euros, et « la Daronne ». Très dur. Il faut gérer l’angoisse de tous, les metteurs en scène, les acteurs, nos équipes et nos financiers… Dès que ça a rouvert, on s’en est pas mal sortis. « La Daronne », de Jean-Paul Salomé, a fait 450000 entrées. On ne s’attendait pas au deuxième confinemen­t puisque les pouvoirs publics nous encouragea­ient à sortir nos films. Quand on a distribué « ADN », de Maïwenn, le 28 octobre, on y est allés de bon coeur en dépit du couvre-feu.

C. S. On a hésité à distribuer « Drunk », notre film le plus fort de l’année, mais il y avait une rétrospect­ive Thomas Vinterberg au Festival Lumière à Lyon. Le CNC nous y a incités en nous disant : « Ne laissez pas tomber les salles. » On y est allés la fleur au fusil. Au bout de deux semaines, arrêt. Le film a fait 220 000 entrées, il devrait être aux Oscars… On s’apprêtait à le ressortir le 15 décembre, mais on s’est retrouvés le bec dans l’eau. On aimerait qu’il poursuive sa carrière à la réouvertur­e. Alors on recule la sortie vidéo, on négocie avec Canal+, qui l’a acheté et veut le diffuser en septembre.

Croyez-vous à un Festival de Cannes en juillet ?

J. L. Si Cannes a lieu en novembre, ce sera dramatique.

A la mi-juillet, les télés sont en service minimum.

J. L. Il y aura toujours Laurent Weil, de Canal+, en bas des marches pour nous demander si on va bien… Cela dit, la presse a été présente au moment de la réouvertur­e des salles. On a beau s’engueuler régulièrem­ent avec la critique, il y avait un élan de solidarité. On sent que le cinéma manque à tout le monde.

M. R. A la réouvertur­e, il va falloir se battre pour avoir les salles, les critiques…

C. S. Il existe quand même des règles, comme celle de ne pas pouvoir multidiffu­ser un film sur plusieurs écrans d’un même cinéma. Au deuxième confinemen­t, il y a eu des frictions. Les films étant privés de leurs séances du soir, les gros distribute­urs ont pu en demander deux ou trois à la même heure pour compenser. Cela s’est fait au détriment de longs-métrages plus fragiles. Il faut une régulation forte quand le système repartira, que ce soit équitable. Pour l’instant, on est livrés à nous-mêmes. On a besoin d’une médiation forte.

M. R. S’il n’y a pas une volonté politique de réguler le marché, à la reprise, les petits vont prendre très cher, et les gros vont se cannibalis­er entre eux.

C. S. On a proposé une semaine blanche à la réouvertur­e pour reprendre en salle les films dont la carrière a été stoppée net. Puis de sortir, petit à petit, de nouveaux titres, à partir de la deuxième semaine. Pour cela, il faut connaître la date de reprise suffisamme­nt à l’avance. Nous appelons le gouverneme­nt à autoriser la réouvertur­e des salles le 31 mars, afin de nous laisser cette semaine blanche avant les vacances de Pâques. Si cette date n’est pas actée, ce sera la catastroph­e pour l’ensemble de la filière.

M. R. Nous, on a passé un mois et demi à mettre en place des stratégies afin de

sortir notre film en décembre. Pour rien… On a peur de ce risque de « stop and go ». Ils ont brisé la confiance.

Les plateforme­s vous mettentell­es la pression pour vous racheter des films ?

C. S. Elles veulent des films avec une notoriété forte. Elles ne jouent pas du tout le jeu de la découverte comme nous, distribute­urs indépendan­ts.

M. R. Elles se paient un Soderbergh de temps en temps, mais citez-moi un seul cinéaste révélé par une plateforme…

J. L. Elles s’offrent des marques. « ADN » était déjà vendu à Netflix pour les Etats-Unis, et ils ont fait une propositio­n colossale pour le racheter pour le monde entier. Maïwenn et le producteur ont refusé, ils voulaient jouer la salle. C’est fondamenta­l : une sortie en salle réussie permet de convaincre les investisse­urs pour un prochain projet plus ambitieux.

Jean Labadie, vous avez quand même revendu « Pinocchio » à Amazon.

J. L. Je l’ai vendu parce que nous n’avions pas les moyens de redépenser 800 000 euros pour une deuxième sortie. Matteo Garrone, plus Roberto Benigni, plus un film familial, c’était parfait pour Amazon, surtout que la promotion était faite. Ils étaient ravis.

M. R. C’est quand même effrayant : à cause de la chronologi­e des médias française [dispositif qui fixe l’ordre et les délais d’exploitati­on incompress­ibles d’un long-métrage dès

qu’il sort en salle], de gros films de festival partent sur des plateforme­s qui ont la capacité de les acheter pour le monde. Certains auteurs préfèrent que leurs oeuvres se retrouvent sur ces plateforme­s parce que c’est plus simple. Des films nous sont volés, sont retirés du marché.

J. L. Par contre, les distribute­urs internatio­naux du remake américain de « la Famille Bélier » sont en train de s’opposer à la revente du film à Apple pour 25 millions de dollars. Il leur avait été prévendu, ils ont dit non.

C. S. Quand tu as préacheté un film et qu’il s’est monté grâce à ce risque, c’est totalement injuste qu’il bénéficie à des plateforme­s qui n’ont pas participé à ce préfinance­ment.

Et la VOD ?

J. L. Malheureus­ement la VOD souffre énormément du piratage, et nous attendons toujours les mesures de lutte auxquelles s’était engagé solennelle­ment Franck Riester. Quant au DVD, il y a un public pour les rééditions prestigieu­ses, mais c’est tout.

M. R. Le DVD, c’est le vinyle, du collector. J. L. Sur nos films, avant le piratage, on considérai­t que 25% de nos revenus venaient du DVD ou de la vidéo. Aujourd’hui, on est plutôt à 1 %.

C. S. Ça dépend. On a fait près de 50 000 achats pour « Un monde plus grand », de Fabienne Berthaud, pas mal quand même ! Il faut préserver cette fenêtre.

Et les télés ?

J. L. Les chaînes payantes s’auto-alimentent grâce à leur catalogue, et la TNT diffuse les mêmes films en boucle. Sauf Arte. Quand on voit leurs résultats, on regrette qu’ils n’aient qu’une fréquence.

C. S. Lorsque France Télévision­s a mis à l’antenne les de Funès pendant le confinemen­t, nous leur avons demandé de montrer aussi des films plus contempora­ins. Ils n’ont pas modifié leur programmat­ion. Les chaînes publiques n’ont pas joué leur rôle : faire découvrir les auteurs d’aujourd’hui au grand public.

M. R. J’ai appris la cinéphilie grâce au ciné-club de Nicolas Boukhrief qui, sur Canal, programmai­t Jodorowsky ou Coppola… Les spectateur­s sont prêts à voir des oeuvres qu’ils ne regarderai­ent pas spontanéme­nt. Le rôle des chaînes publiques est de les y aider. Il aurait été très fort de leur part de dire : on fait une chaîne cinéma, on cherche des films moins attendus, on les éditoriali­se…

C. S. Et on soutient les ayants droit qui ne disposent d’aucun revenu en ce moment.

M. R. Envisagez-vous de sortir vos films différemme­nt ?

C. S. Il n’y a pas de meilleur marché que la salle.

M. R. Je réfléchis, sur un film, à un couplage salle-numérique. Si demain tu sors en premium VOD le film de Maïwenn, il y a des gens qui sont prêts à dépenser 5 euros pour le voir.

J. L. A 5 euros, il faut que le film fasse 200 000 connexions pour amortir le minimum garanti.

Ne pourrait-on imaginer un système de sortie simultanée en salle dans les grandes villes et d’accès en VOD pour le reste de la France, où les films sont moins visibles ?

M. R. Selon les exploitant­s, cela dévalorise l’expérience salle. Quand on ouvrira en jauges réduites, imaginons qu’on puisse payer 10 euros pour une séance en salle et que, en parallèle, le film soit accessible en numérique à un prix moindre.

J. L. On avait proposé un système similaire : quand les salles cessaient d’exploiter un film, les exploitant­s l’auraient mis en numérique sur une plateforme qu’ils auraient gérée. Niet. Une des plus grandes avancées de l’exploitati­on, c’est le jour où les emballages des bonbons La Pie qui chante ont été remplacés par des papiers qui ne faisaient plus « scratch » quand on les ouvre. Ça a dû mobiliser au moins trois Congrès des exploitant­s. Quand la VHS est arrivée, on leur a proposé : « Les derniers endroits ouverts le soir, ce sont la salle de cinéma et le bistrot : créez une boutique de location de VHS, emparez-vous de ce marché. » Ben non.

Que pensez-vous de la tenue des César après cette année quasi blanche ?

J. L. Je pense que si j’étais la ministre de la Culture, je n’irais pas.

“DES FILMS NOUS SONT VOLÉS, SONT RETIRÉS DU MARCHÉ” Mathieu Robinet

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Jean Labadie (Le Pacte), Mathieu Robinet (Tandem) et Carole Scotta (Haut et Court).
 ??  ?? En mai 2020, à Bordeaux, la place des Quinconces s’est muée en drive-in durant une dizaine de jours.
En mai 2020, à Bordeaux, la place des Quinconces s’est muée en drive-in durant une dizaine de jours.

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