La grâce de Wales Bonner
A 28 ans, la designer anglo-jamaïcaine s’impose comme la révélation mode du moment. Nourries de philosophie postcoloniale, ses créations sont pour elle un moyen d’explorer les notions d’identité et de genre
Ce jour-là plus que tout autre, le choix de la tenue était crucial. Le monde allait découvrir le visage du « royal baby », Archie Mountbatten Windsor, et ne manquerait pas de commenter la toilette de sa mère. Meghan Markle était alors apparue, rayonnante, dans une robe trench blanche à la coupe délicate, nouée sur son ventre arrondi, signée par une créatrice londonienne en vogue : Grace Wales Bonner. Un choix esthétique judicieux, doublé d’un clin d’oeil féministe et politique. Comme elle, Grace Wales Bonner est l’héritière d’une double culture, qu’elle ne cesse d’explorer à travers ses collections. Fille d’une Anglaise et d’un Jamaïcain, la jeune femme de 28 ans s’intéresse de près aux métissages culturels et à la représentation des esthétiques afro-atlantiques dans la mode. Et ce avec un talent et une ambition intellectuelle manifestes, qui font d’elle l’une des designers émergentes les plus importantes de sa génération.
Grace Wales Bonner n’a pas atterri dans le monde de la mode par hasard, mais ce n’était pas non plus une vocation. « Ma mère aimait bien les vêtements, et mes soeurs et moi avions déjà chacune nos propres
styles lorsque nous étions petites. Mais je crois qu’en grandissant je me suis davantage intéressée aux notions d’identité et de représentation qu’à la mode en particulier. La mode était pour moi un moyen d’explorer tout ça », explique celle qui a grandi dans le multiculturalisme de la capitale anglaise. Enfant, elle vit avec sa mère à Dulwich, un quartier huppé et majoritairement blanc du sud de Londres, mais se rend souvent chez son père à Stockwell, où elle croise aussi bien des immigrés de Madère que des Caraïbes et d’Afrique de l’Ouest. Une diversité qui éveille sa curiosité.
UNE QUESTION D’HISTOIRE
A l’adolescence, Grace hésite entre des études d’arts et d’histoire, puis entre à la prestigieuse école Central Saint Martins, où elle se passionne pour les cours de mode. « J’étudiais quand même la littérature postcoloniale de mon côté. C’étaient deux disciplines distinctes, mais j’ai réussi à incorporer toutes ces recherches dans ma collection de fin d’études et ça a parlé aux gens. Alors j’ai compris que la mode pouvait être un moyen très direct de communiquer et de déployer ma philosophie. » En 2014, à peine diplômée, elle crée sa marque de prêt-à-porter pour homme, Wales Bonner, et se voit auréolée, un an plus tard, du British Fashion Award du meilleur créateur émergent en mode masculine. En 2016, Karl Lagerfeld, Nicolas Ghesquière et Phoebe Philo lui décernent le prix LVMH du jeune créateur pour une collection qui évoque le couronnement en 1930 de l’empereur d’Ethiopie Haïlé Sélassié. Puis c’est au tour de « GQ » de lui décerner une récompense, avant que le British Fashion Council et le « Vogue » UK ne lui offrent un fonds de soutien. A eux aussi, cette mode « parle ».
De fait, ses collections ont beaucoup à dire. Sur leur beauté, déjà. Les pantalons à pinces en laine qui cassent savamment sur le soulier, le point au crochet qui habille un survêtement en jersey et la palette de couleurs, sublime. Du rose vif, de l’orange, du vert éclatant d’un terrain de cricket, du jaune pâle… Ses vêtements ont quelque chose de rétro et de moderne à la fois. Mais ce n’est pas tout. Chez Wales Bonner, il est toujours question d’histoire et de métissage culturel. La créatrice mêle genres, époques et styles avec brio. Elle aime notamment associer une garde-robe classique et des pièces de cérémonies, du sportswear et du tailoring. « J’adore le tailoring. Il y a des codes, un cadre, et j’aime avoir certains paramètres pour travailler, c’est pour ça que je me suis dirigée vers la mode homme à l’origine. A l’intérieur de cette structure, je peux être très disruptive. » Une approche qu’elle applique désormais aux vêtements pour femme qui sont naturellement venus compléter le vestiaire Wales Bonner au fil des saisons.
Au-delà d’une approche stylistique singulière, les « intersections culturelles » la fascinent. « Il y a une identité qui se crée dans cet entre-deux et plus j’observe les vêtements, plus je réalise que tous ont des liens très intéressants les uns avec les autres. » Que ce soit par une coupe, un imprimé ou une inspiration, Grace Wales Bonner multiplie les hommages à des artistes et intellectuels noirs, comme les peintre Kerry James Marshall et Hector Hyppolite, l’essayiste Ishmael Reed… Chaque collection regorge de références plus ou moins ostensibles, mais toujours explicitées dans des textes théoriques publiés sur le site de la marque. La créatrice s’attache aussi à montrer des beautés et des masculinités noires souvent boudées par le luxe européen. « Les personnes de couleur ont tellement de façons raffinées de s’habiller ou de se représenter. J’avais l’impression que la mode ne montrait pas ses images, que l’on retrouve pourtant dans les portraits ou dans l’histoire. »
PERSPECTIVE AFRO-ATLANTIQUE
Pour raconter ces histoires, Grace Wales Bonner se nourrit de ses perpétuelles recherches. « J’essaie de créer un monde très immersif autour de moi, grâce à la littérature, la musique, le cinéma, l’art… » Même modus operandi, donc, pour ses collaborations avec Adidas, faites de bas de survêtements taillés comme des pantalons de costumes et de tee-shirts ornés de détails en satin. « Je suis constamment en train de consulter des archives pour voir comment réinterpréter des vêtements historiques, les placer dans un contexte différent et les sublimer. Et Adidas Originals a des archives géniales », se réjouit la jeune femme qui avait à coeur de revenir aux origines du vêtement de sport de bonne facture, fait à la main. Elle évoque aussi avec entrain la façon dont la Jamaïque et la culture reggae se sont approprié Adidas et ont transformé des tenues de sport en tendance vestimentaire à part entière.
Ses collaborations comme ses collections sont habitées par une conception de la beauté que Grace Wales Bonner estime « romantique » et « assez old school ». Ce qu’elle trouve beau, c’est de reconnaître et confronter les conceptions du luxe propres à chaque culture. D’introduire une perspective afro-atlantique à la mode européenne. C’est aussi de célébrer le geste, le savoir-faire. Elle prône une beauté polysémique, un charme pluriel. La grâce, en somme. ■
“J’ai compris que la mode pouvait être un moyen très direct de communiquer ma philosophie.”
GRACE WALES BONNER