L'Obs

“Le manuscrit de Belle-Ile ”

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Mon enfance s’est misérablem­ent agitée au fond d’un puits de tristesse. Plus tard les affaires, les idées, les souvenirs se sont superposés comme une échelle facile d’où j’ai pu m’évader de créature en créature ou de réflexion en réflexion jusqu’au grand jour dans l’espérance ou dans les siècles, toutes les fois que j’ai eu la force de la saisir. Mais jusqu’à 7 ou 8 ans rien ne pouvait me divertir de mon désespoir d’autant plus profond qu’il était plus obscur Aujourd’hui encore si je n’ai pas la force de la saisir dès que je me sens retombé au fond de ma tristesse, je connais un désespoir d’autant plus profond qu’il est plus obscur et qui me fait prendre en grande pitié ma sombre enfance. Rien alors ne pouvait me divertir de mon chagrin pas même l’idée de sa cause qui m’était inconnue et à laquelle j’ai substitué aujourd’hui sa cause seconde et apparente, la nervosité, car pour sa cause première elle ne m’est guère plus connue qu’aux jours de mon enfance. A vrai dire elle doit être ce qu’il y a de plus profond en moimême et je n’ai pu me détacher d’elle sans renoncer à moi. Je ne suis jamais rentré en moimême après de plus ou moins longues absences au dehors, sans la voir la première sur le seuil avec son visage d’autrefois. Comme on voulait guérir ma nervosité on ne cédait jamais à ses prières et à ses plaintes. On me les reprochait sans cesse et je grandis avec l’idée qu’elle était coupable. De cette époque où je n’ai éprouvé que des chagrins — car la joie qui s’est partagée depuis mon caractère avec la tristesse n’a pas pourtant sur moi des droits aussi anciens, et malgré qu’elle soit bien de moi elle n’est née que plus tard — en voici trois que je me rappelle.

[...] Un autre jour j’étais si triste d’être sans Maman aux ChampsElys­ées avec ma bonne que malgré la peur et la honte que me causait la vue des autres personnes, je me mis à pleurer sur le banc, me laissant glacer sans bouger, avec un grand désir de mourir. Le soir augmentait à l’infini ces tristesses. Aujourd’hui encore, si je ne suis pas distrait par une visite, une promenade ou une lecture, le moment qui précède l’arrivée de la lampe et les premiers moments de sa clarté sont pour moi remplis d’une souffrance indéfiniss­able. Mais l’heure véritablem­ent tragique et dont l’horreur pour être vague n’en est pas moins accablante, c’est le moment d’aller me coucher. L’habitude, la seule des vieilles puissances du monde qui soit plus forte que la souffrance a pu seule l’adoucir.

Et aujourd’hui encore dès qu’une circonstan­ce quelconque vient la rompre mon immense inquiétude vieille comme moi renaît si je me couche beaucoup plus tard ou beaucoup plus tôt, si une lumière, un bruit inaccoutum­é ou surtout une nouvelle chambre m’empêchent d’accomplir inconsciem­ment l’acte de me coucher ou de m’endormir. Chaque fois que je couche pour la première fois dans une chambre d’hôtel, j’ai beau appeler à me tenir compagnie tous les grands écrivains, tous les héros avec qui je fréquente et qui me font paraître ma vie et ses ennuis de peu d’importance en m’apprenant à la faire voler comme un grain de blé sur l’aire des siècles, j’ai beau m’attacher avec force au lendemain et à tous les jours qui suivront pour franchir par la pensée sans effort cette minute difficile, ma petite âme inconsolab­le d’enfant qui ne pouvait pas s’endormir revient se lamenter près de moi et tourne sans que je puisse l’arrêter comme une chauvesour­is dans la chambre inconnue et obscure, se heurtant aux angles et tournant sans fin comme une inquiétude. Le troisième chagrin dont je parlais assombrit encore un de ces soirs de mon enfance, celui où Maman ne vint pas me dire bonsoir avant que je m’endorme dans mon lit et se contenta de m’embrasser dans le jardin avec tout le monde. Ce baiser dans mon lit c’était pourtant le viatique, la petite offrande que les Anciens [atta] chaient au mort qu’on couchait dans sa tombe pour qu’il fît sans effroi le sombre voyage. Après avoir goûté longuement aux joues de Maman elle m’embrassait, et ce baiser posé sur mon front restait là comme un doux calmant qui à travers la frange de mes cheveux d’enfant endormait doucement ma petite âme. C’était le don attendu avec une impatience fiévreuse pendant que je me déshabilla­is ; je m’efforçais de ne pas penser jusqu’à ce qu’elle arrivât. C’était le geste bien aimé qui écartait l’inquiétude et l’insomnie. Et cela allait me manquer, et me manquerait tous les soirs. Je fus longtemps sans pouvoir m’y habi[tuer]. Quand j’avais fait de loyaux efforts pour m’endormir, j’atten [dais] encore un peu de temps pour pouvoir la toucher par l’heure tardive. Puis je courais en chemise de nuit blanche, les yeux pleins de larmes jusque sa chambre la priant de monter pour me réchauffer les pieds. Et elle restait un peu assise jusqu’à ce que j [e m] ’endorme, ajoutant à toute sa douceur celle de ne pas me gronder, de faire trêve à la sévérité, à me faire apercevoir derrière la loi violée des perspectiv­es de fantaisie, de charité délicieuse et imméritée. Un soir où j’avais pleuré effroyable­ment dans mon lit, resonné après une première visite de Maman, rappelé encore après une seconde, et comme on ne venait plus sonné sans fin, crié au point que je croyais qu’on serait fâché pour un mois avec moi, Maman s’étant assise, la femme de chambre entra demander ce que j’avais et Maman dit d’un ton triste : Mais vous voyez Victoire, Monsieur Marcel souffre, il ne sait pas luimême, il est nerveux. Le bonheur m’inonda. Le poids de la responsabi­lité de mes tristesses était enlevé et le poids de ma tristesse en était allégé. Donc [au] fond Maman ne m’en [voudrait pas, et je n’étais pas] coupable. J’embrassai longtemps en pleurant sa figure calme, [do]uce et fraîche.

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