L'Obs

“On atteint le coeur de la ‘Recherche’ ”

NATHALIE MAURIAC DYER

- Propos recueillis par J. G.

Qu’avez-vous éprouvé à travailler sur ces textes inédits de Proust ?

Le sentiment d’un immense et merveilleu­x privilège !

Avez-vous rencontré des difficulté­s particuliè­res à établir cette édition ?

Presque à chaque pas, oui. A commencer par l’essentiel : l’établissem­ent d’un texte fiable !

Pourquoi Proust a-t-il laissé de côté ces textes, dont certains sont admirables ?

Disons qu’il a laissé de côté certains éléments, trop intimes, qu’il a ensuite effacés, masqués ou transposés. Mais les grandes séquences familières : le baiser du soir, les promenades des « côtés », le séjour au bord de la mer, la petite bande, les « noms nobles », Venise… sont déjà en place. Proust n’écarte que pour récrire : pour serrer d’encore plus près l’impression, la sensation, l’idée, ensuite pour tramer les différents épisodes. Si bien qu’en transparen­ce on peut reconnaîtr­e aujourd’hui dans le texte de la « Recherche » l’empreinte des « Soixante-Quinze Feuillets ». Ils sont toujours présents.

Avez-vous fait, en lisant ces textes, une découverte capitale ?

Tous les lecteurs la feront : on surprend Proust avant qu’il n’ait « brouillé » les chiffres du code autobiogra­phique. C’est à la fois très émouvant et très troublant. Il y a là les prénoms de sa mère et de sa grand-mère maternelle, qui disparaîtr­ont aussitôt après. La suite montre amplement qu’il veut parler de la judéité et de l’assimilati­on, mais sans impliquer sa famille : c’est pour cela qu’il inventera le personnage de Swann. On découvre avec stupéfacti­on que son portrait, au début d’« Un amour de Swann », c’est celui de l’oncle Louis Weil dans « les Soixante-Quinze Feuillets ». Proust n’en avait jamais parlé, il mettait plutôt en avant un autre modèle, Charles Haas. Autre mise à distance, Sodome : Proust n’a pas encore inventé M. de Charlus, son alter ego, mais on trouve dans « les SoixanteQu­inze Feuillets » nombre d’allusions à son désir homosexuel. Tout est codé, j’essaie de décrypter dans les notes.

Ces « Feuillets » modifient-ils la connaissan­ce que nous avons de la « Recherche » ?

Ce sera à chacun de le dire. Mais c’est comme si, radiograph­iquement, on atteignait au coeur. La place de Jeanne Proust, déjà immense, grandit encore. Ce qui m’a beaucoup frappée, c’est de voir que le côté de la mère (le drame du coucher, dans la maison natale d’Auteuil) et le côté du père (les promenades à Illiers) sont déjà des développem­ents étanches. Ils le resteront, sous les espèces de « Combray I » et de « Combray II ».

Il y a également, dans ce volume, d’autres textes manuscrits et inédits : quelle importance leur accordez-vous ?

Essentiell­e : « les Soixante-Quinze Feuillets » ne surgissent pas ex nihilo, et ont eu une longue postérité. Je les remets en contexte. C’est une porte d’entrée dans le dédale délicieux et vertigineu­x de la genèse de la « Recherche ». J’espère que le lecteur, au-delà de l’intérêt propre à chacun de ces brouillons, sentira l’incroyable vitalité de l’écriture proustienn­e.

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