L'Obs

« Salvator Mundi », la dernière aventure du Christ

- Par DAVID CAVIGLIOLI

Le “Salvator Mundi”, tableau le plus cher de l’Histoire, acheté par le prince d’Arabie saoudite, a-t-il vraiment été peint par Léonard de Vinci ? Depuis 2018, l’Etat français sait que non. Après deux ans d’enquête, Antoine Vitkine, réalisateu­r d’un documentai­re diffusé le 13 avril, nous révèle les dessous de cette affaire rocamboles­que

Mohammed Ben Salmane, prince héritier d’Arabie saoudite, est un homme dépensier. En 2015, il achetait, en France, la propriété la plus chère du monde, un château high-tech à Louvecienn­es (Yvelines), pour 275 millions d’euros. Il achetait aussi un yacht gigantesqu­e, le « Serene », qui n’est pas le plus cher du monde mais qui coûte tout de même 458 millions de dollars. L’un de ses proches appelle ça des « achats de prestige ». En novembre 2017, quelques mois après son arrivée au pouvoir, Ben Salmane faisait anonymemen­t l’acquisitio­n du « Salvator Mundi », un portrait du Christ, présenté par Christie’s à New York comme peint de la main de Léonard de Vinci. La vente est restée dans les mémoires, parce que Ben Salmane, caché derrière une série d’intermédia­ires, surenchéri­ssait à coups de vingtaines de millions. « Ce n’était plus du tout le commissair­e-priseur qui dictait les prix, se rappelle une cadre de la maison de vente, pourtant habituée aux gros montants. C’est ça qui m’a choquée. Que des gens puissent prendre plaisir à balancer de l’argent comme ça, sans être même vus. » Ce jour-là, Ben Salmane achetait le tableau 450 millions de dollars, ce qui en fait, et de loin, le tableau le plus cher de l’Histoire.

On sait peu de choses sur le « Salvator Mundi ». On pense qu’il a figuré dans la collection d’art du roi Charles Ier d’Angleterre, puis aurait été vendu aux enchères à Londres à la fin du e siècle. Il a resurgi au début du e siècle dans la collection d’un lord amateur d’art, sir Francis Cook. En 1958, un Américain en visite à Londres l’a acheté pour 45 livres. Il était présenté comme la copie tardive d’un tableau de Boltra o, un disciple de Vinci. Trente ans plus tard, un certain Basil Hendry Sr., industriel à Baton Rouge, en Louisiane, en héritait.

Le « Salvator Mundi » est resté accroché chez lui, au-dessus de l’escalier. A sa mort, une salariée de Christie’s, dépêchée sur place pour évaluer la valeur de sa collection, a simplement dit « pas pour moi » en passant devant.

Le « Salvator Mundi » fait l’objet d’un documentai­re du réalisateu­r Antoine Vitkine, « la Stupéfiant­e A aire du dernier Vinci », qui sera di usé sur France 5 le 13 avril. Le film, fruit de deux ans d’enquête, révèle les dessous d’une a aire invraisemb­lable. En 2005, un modeste marchand d’art new-yorkais nommé Robert Simon repérait le tableau en Louisiane et l’achetait aux enchères pour 1 175 dollars. « Une somme ridicule, explique Simon dans le documentai­re de Vitkine. Quand le tableau est arrivé à New York, j’ai vu qu’il avait été repeint et il était plutôt a reux. » Simon, qui connaît l’art italien, a d’emblée identifié la compositio­n et le sujet du tableau. Le « Salvator Mundi », sauveur du monde, avec sa main droite qui bénit et sa main gauche qui tient un orbe, est une représenta­tion du Christ commune à la Renaissanc­e. Titien, Le Greco, Dürer en ont peint, ainsi que plusieurs assistants de Vinci. L’atelier du maître italien a produit des études préparatoi­res, si bien que beaucoup ont spéculé sur l’existence d’un modèle, réalisé par Vinci lui-même. Simon dit n’avoir pas eu l’audace, dans un premier temps, de penser qu’il avait acheté un Léonard. « Je savais tout juste qu’on avait a aire à une oeuvre ancienne, dit-il. Quelque chose qui avait du potentiel. » Il a confié le tableau à son amie Dianne Modestini, une restauratr­ice américaine renommée, qui a retiré les vernis et les ajouts afin d’accéder à l’image originale, ou ce qui en restait.

Après deux ans de travail passés à recoller une à une les écailles de peinture et à combler les parties trop endommagée­s, Modestini a acquis la conviction qu’elle avait sous les yeux le Vinci perdu. Le rendu de la main droite, la géométrie savante des boucles de cheveux, la maîtrise du sfumato évoquaient le Toscan. Deux découverte­s l’ont particuliè­rement troublée. D’abord un repentir sur la position du pouce droit, repris sur les autres versions du « Salvator » sorties de l’atelier Vinci – la preuve selon elle que celui-ci était le modèle des autres. Une empreinte de paume ensuite, de paume gauche – Vinci était gaucher et utilisait souvent sa main pour étaler la peinture et appliquer les vernis. Modestini n’a pas mis très longtemps à convaincre Robert Simon qu’il tenait là l’oeuvre de sa vie. Un portrait du Christ par le plus grand des hommes. Un face-à-face entre Dieu et l’incarnatio­n du génie humain. Une image deux fois sacrée, par son sujet et par son auteur, qui rendra fous tous ceux qui poseront l’oeil dessus et qu’un prince saoudien, victime d’on ne sait quelle fièvre, achètera dix ans plus tard en croyant acheter l’Histoire.

UN DEMI MILLIARD DE DOLLARS

Beaucoup d’observateu­rs se sont interrogés sur ce qui a conduit Ben Salmane à dépenser un demi-milliard de dollars pour s’o rir un chef-d’oeuvre de l’art chrétien. La concurrenc­e avec l’adversaire qatari, qui pour remplir ses musées achète de la peinture occidental­e par milliards (300 millions pour un Gauguin en 2015, 274 pour un Cézanne en 2011) l’explique sans doute pour partie. Certains y ont vu une déclaratio­n, le geste diplomatiq­ue agressif d’un souverain tout juste couronné qui veut réussir son entrée

“QUAND LE TABLEAU EST ARRIVÉ, J’AI VU QU’IL AVAIT ÉTÉ REPEINT.”

ROBERT SIMON, COLLECTION­NEUR

en scène. Ben Salmane a le projet de transforme­r l’Arabie saoudite en carrefour culturel de la planète. La future ville d’Al-‘Ula, site touristiqu­e grand comme la Belgique dont le développem­ent est confié à la France, est censée compter pas moins de six musées, en plus d’un hôtel troglodyte signé Jean Nouvel. « Ils ont de l’argent, donc ils achètent, dit, dans le documentai­re, Chris Dercon, président de la Réunion des Musées nationaux et conseiller artistique du royaume saoudien. Si vous voulez construire cinq musées comme le Metropolit­an Museum, il faut commencer quelque part. »

Mais à y regarder de plus près, l’acquisitio­n du « Salvator Mundi » est loin d’être un coup de maître. Quelques jours avant cet achat princier, Ben Salmane, pour renflouer les caisses du pays, faisait enfermer plusieurs centaines de dignitaire­s au RitzCarlto­n de Riyad et geler 2 000 comptes bancaires. L’un de ses confidents, contacté par Antoine Vitkine au cours de son enquête, explique : « Payer une somme aussi astronomiq­ue pour un tableau au moment où il s’attaque au patrimoine de l’aristocrat­ie, c’est un peu problémati­que. » Le « Salvator Mundi » est en plus une icône impie, et sa présence sur le sol saoudien pourrait provoquer la colère du clergé wahhabite, opposé au réformisme religieux de Ben Salmane. Pour se payer le Christ de Léonard, le prince a agi en catimini. Il a fait acheter le tableau par un noble de second rang, le prince Bader, lui-même soigneusem­ent anonymisé. Pendant quelques semaines, absolument rien n’a fuité, y compris chez Christie’s. Beaucoup pensaient que le « Salvator » était en Chine. Ce sont deux journaux américains, le « New York Times » et le « Washington Post », qui après quelques semaines ont révélé l’identité de l’acheteur et de son donneur d’ordre, grâce à des tuyaux de l’opposition saoudienne et de la CIA, toutes deux désireuses d’a aiblir « MBS ».

Une fois son nom rendu public, cédant à la pression de son entourage, Ben Salmane s’est résolu à se débarrasse­r en hâte de l’encombrant chef-d’oeuvre, selon une informatio­n obtenue par Vitkine. Il l’a confié au Louvre Abu Dhabi, tentant de faire passer son caprice pour un coup géopolitiq­ue. Quelques heures après la parution des articles du « Times » et du « Post », le musée franco-émirati annonçait qu’il détenait le « Salvator Mundi » et programmai­t une exposition pour l’automne 2018. Encore aujourd’hui, et bien que le secret soit éventé, le pouvoir saoudien refuse d’admettre que Salmane est le propriétai­re du « dernier Vinci ». L’embarras est d’autant plus grand que, dans les mois qui ont suivi la vente du tableau, des voix de plus en plus nombreuses ont mis en doute ce qui lui donnait toute sa valeur : son attributio­n à Vinci. Chez les historiens de l’art, les critiques, les conservate­urs, il se disait que Mohammed Ben Salmane avait versé 450 millions de dollars pour un tableau qui ne valait pas grandchose. Il n’était pas ce monarque dominateur du nouveau monde capable de se payer les trésors du Vieux Continent. Il était un rustre, un inculte, qui s’était fait berner comme un parvenu.

“ATTRIBUÉ À LÉONARD”

Léonard de Vinci a laissé peu de peintures dites « autographe­s », dont on sait avec certitude qu’elles sont de sa seule main. On en compte sept, dont deux inachevées. Huit autres sont « attribuées à Léonard »,

ce qui signifie qu’un doute subsiste. Une dizaine d’autres tableaux voudraient passer pour « des Léonard », mais essuient de longues et féroces controvers­es d’attributio­n. On n’arrive pas comme ça avec un nouveau Vinci.

En 2007, son « Salvator Mundi » tout juste restauré sous le bras, à la recherche d’une institutio­n qui le légitimera­it, Robert Simon s’est fait éconduire par tous les grands musées approchés, jusqu’à ce jour de 2008 où la National Gallery, à Londres (qui ne possède qu’un Vinci, une « Vierge au rocher » dont l’attributio­n est contestée) s’est montrée intéressée. Son conservate­ur, Luke Syson, préparait une grande exposition consacrée à Vinci, un blockbuste­r qui ambitionna­it d’attirer les foules. Il a vite perçu le potentiel commercial de ce « Léonard perdu » au destin fabuleux.

En mai 2008, Robert Simon arrivait à Londres avec le « Salvator Mundi ». « Il était clair, dit Syson, que le tableau était endommagé, mais il avait une présence extraordin­aire. Une manière incroyable de rayonner dans la pièce. » Cinq experts internatio­naux avaient été convoqués par le musée, au prétexte de réexaminer « la Vierge au rocher ». Seul l’un d’eux, Martin Kemp, un professeur émérite à Oxford célèbre chez les léonardist­es, savait qu’on allait lui présenter un possible Léonard. Les spécialist­es, qui se connaissai­ent pour la plupart, se sont retrouvés devant le tableau, dans la salle de conservati­on.

« Il n’y a pas vraiment eu de débat sur l’attributio­n, se souvient Kemp. Nous avons parlé du tableau, mais il n’y a pas eu de vote ni rien de ce genre. » Deux opinions majoritair­es ont semble-t-il émergé : certaines parties, notamment la main droite, étaient certaineme­nt de Léonard ; mais le tableau avait été trop endommagé pour qu’on détermine qui avait peint le reste. Deux des spécialist­es au moins ont refusé de se prononcer. Carmen Bambach, du Metropolit­an Museum, avait déjà vu le « Salvator » chez Modestini : elle était notoiremen­t sceptique, et pencherait bientôt pour l’attribuer à Boltra o. Kemp était le plus fervent avocat, sinon le seul, d’une attributio­n à Vinci. C’est sur la seule base de cette expertise informelle et ambiguë que la National Gallery a décidé, deux ans plus tard, d’exposer le « Lost Leonardo », en le décrivant dans le catalogue comme une oeuvre autographe, reconnue comme telle par la communauté savante, à grand renfort de citations de Kemp.

Le succès de l’exposition a poussé quelques voix à s’élever contre le « Salvator », et contre Martin Kemp. Kemp avait déjà milité pour l’attributio­n à Léonard, en 2004, d’un tableau intitulé « la Bella Principess­a » – attributio­n si fragile que même lui ne la défend plus. C’est un personnage étrange, intense, qui a l’autorité précieuse et infatuée d’un vieil aristocrat­e. Il vit dans une petite maison de la banlieue d’Oxford, où les bibelots en hommage à Vinci côtoient des portraits de sa propre personne. Il ne refuse jamais une interview. Kemp est devenu la pièce maîtresse du dossier « Salvator Mundi ». Celui qui n’a jamais cessé, malgré les réfutation­s, d’en défendre la valeur, invoquant tantôt l’évidence exsudée par le tableau, tantôt l’infaillibi­lité de son oeil. Celui qui a été de nouveau brandi par Christie’s au moment de la vente aux enchères de 2017. Matthew Landrus, historien de l’art à Oxford qui le connaît depuis plus de vingt ans, dit de lui : « Quand il adopte un point de vue, il l’adopte sans nuance. Son problème, c’est qu’il n’aime pas être indécis. »

RESTAURÉ OU “REPEINT” ?

Le « Salvator Mundi » est indubitabl­ement un tableau hypnotisan­t. Le regard du Christ semble embué par on ne sait quelle mélancolie pour l’espèce humaine. Les contours de son visage sont dilatés par un sfumato presque exagéré qui nimbe la sainte image d’un voile presque érotique. La compositio­n frontale a la puissance des idées simples. Tout le problème est de savoir à qui on doit tant de beauté : à Léonard ? A l’un de ses assistants, Luini ou Boltra o ? Ou à la restaurati­on de Dianne Modestini ? Pour Matthew Landrus, auteur en 2018 d’une étude assassine (une parmi bien d’autres), « on peut appeler ça de la restaurati­on. On peut aussi appeler ça de la “repeinture” ». Nicolas Joly, expert en tableaux anciens et ancien dirigeant de Sotheby’s, dit que Modestini «a fait un truc flashy, spectacula­ire. C’est sans

doute ce qu’il fallait faire pour le vendre. Mais je pense que ce type de restaurati­on n’aurait pas été e ectué en Europe ».

Certains plaisantin­s présentent le « Salvator » comme un superbe « Leonarstin­i ». Modestini, que ce mot d’esprit n’amuse pas et qui refuse désormais de répondre aux sollicitat­ions, se défend de toute mauvaise pratique. Mais il n’est pas facile de l’exonérer. La restaurati­on n’a pas été correcteme­nt documentée, étape par étape, par des photograph­ies haute définition. Une image du tableau après son premier nettoyage circule : la main et l’habit du Christ sont reconnaiss­ables, mais la chevelure et le bas du visage sont presque entièremen­t e acés – et donc, sur la version vendue, presque entièremen­t refaits. Les noirs, très e acés, ont été renoircis. Les contrastes, rehaussés. Plus grave peut-être : un comparatif entre le tableau nettoyé et le tableau restauré montre que l’orbe tenu dans la main gauche a été repeint pour accentuer, voire fabriquer de toutes pièces, l’e et de déformatio­n visuelle du cristal – or la qualité du rendu de l’orbe était l’un des arguments décisifs en faveur de l’attributio­n à Vinci.

Deux années de restaurati­on sur un tableau aussi ancien coûtent extrêmemen­t cher, et pour les financer, Modestini a été intéressée financière­ment à la vente du tableau. Certains l’accusent, avec des arguments convaincan­ts, d’avoir e ectué quelques retouches pour le rendre plus spectacula­ire encore avant la vente chez Christie’s. Elle a démenti. Par endroits, le « Salvator » montre un reflet fidèle de ce que l’original a été ; par d’autres, on voit une interpréta­tion de ce qui aurait pu être peint ; mais on ne sait jamais vraiment si l’on regarde l’un ou l’autre.

PROPOSÉ AU VATICAN

Lorsque le tableau arrive chez Christie’s, en mai 2017, il est une oeuvre maudite, abîmée par les controvers­es. D’abord pendant des années, aucun musée, aucun collection­neur d’art ancien ne s’est montré intéressé. Robert Simon, nerveux, se retrouvait avec un monstre invendable sur les bras. Des investisse­urs étaient entrés au capital du tableau, devenu une entreprise, la « Salvator Mundi LLC », domiciliée dans le paradis fiscal du Delaware. Le prix demandé se situait entre 125 et 190 millions de dollars. Demander moins, ç’aurait été reconnaîtr­e l’incertitud­e autour de son attributio­n. Il a été proposé au Vatican, qui l’a refusé. Simon et ses associés se sont tournés vers des fortunes plus récentes, plus ignorantes des disputes entre historiens d’art. Les Chinois, les Arabes. Les Texans. Le tableau a passé huit mois à Dallas, espérant attirer les pétrodolla­rs de la « Bible Belt ». George W. Bush et sa femme, la pieuse Laura, ont été approchés, et l’ont vu. (« Le président, qui s’est récemment mis à la peinture, était très intéressé par les questions techniques – la touche, le type de peinture utilisée », a expliqué un témoin de la scène à Antoine Vitkine, dans un segment non monté du documentai­re.)

En 2013, le « Salvator Mundi » trouvait enfin un acheteur, pour 127,5 millions de dollars : Dmitri Rybolovlev, un oligarque russe installé à Monaco qui cherchait un moyen de dissimuler son argent parce que sa femme demandait le divorce. A peine acheté,

EN 2013, LE “SALVATOR MUNDI” TROUVAIT ENFIN UN ACHETEUR, POUR 127,5 MILLIONS DE DOLLARS.

sans même être regardé une minute par son nouveau propriétai­re, il était mis dans la chambre blindée d’un port franc, à Singapour. Mais quelques années plus tard, l’oligarque apprenait dans la presse le prix réel de la vente : 83 millions, soit 44,5 millions de moins que ce qu’il avait payé. Furieux d’avoir été trompé par l’intermédia­ire, le marchand d’art suisse Yves Bouvier, qu’il prenait pour son ami, il décidait de revendre ce « sauveur du monde » souillé par la bassesse humaine.

A New York, Christie’s n’a alors pas reculé devant la réputation ambiguë du tableau. C’est un jeune Suisse à l’allure de trader, Loïc Gouzer, qui a pris la vente en main. Ancien protégé du milliardai­re et collection­neur François Pinault, « requin qui ne lâche jamais rien » selon l’une de ses amies, Gouzer a la réputation d’être créatif, et pour placer le « Salvator Mundi », il a ce qu’un concurrent qualifie d’« idée de génie » : il le met en vente dans une enchère d’art contempora­in, avec un Keith Haring, un Rothko, un Warhol et deux Twombly. Le catalogue est publicitai­re. On y cite Freud et Dostoïevsk­i. Le tableau est présenté comme entièremen­t peint par « Leonardo ». Son atelier n’existe plus. La vente s’intitule « The Last Da Vinci ». Un clip a été tourné : on y voit Leonardo DiCaprio, un ami de Gouzer, et Patti Smith sidérés devant la beauté du Christ. « Ils ont installé le tableau dans une chambre noire sépulcrale, raconte Scott Reyburn, le reporter du “New York Times” qui a couvert la vente, et ils ont placé une caméra derrière pour filmer les gens dans des moments stendhalie­ns d’émerveille­ment, parfois en larmes. Ils ont utilisé à peu près la même typographi­e et le même marketing que le “Da Vinci Code”. »

Un peu avant la vente, un cadre de chez Christie’s, surexcité par l’ambiance, a été entendu en train de parier que quelqu’un serait prêt à mettre 2 milliards de dollars sur le tableau. « Dans une vente classique d’art ancien, explique un ex de chez Sotheby’s, les gens auraient été plus précis, auraient émis des avis un peu contradict­oires. Christie’s s’est dit : on va aller chercher de nouveaux acheteurs, qui ne sont pas des spécialist­es de peinture ancienne, qui ne connaissen­t pas forcément très bien la peinture, ni les problèmes d’attributio­n et de restaurati­on. » Des acheteurs comme le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed Ben Salmane.

“EXPERTISE INTERDITE”

En avril 2018, Ben Salmane est reçu à Paris par Emmanuel Macron pour signer des accords commerciau­x d’un montant total de 15 à 18 milliards d’euros. Selon une source interne de la haute administra­tion française interrogée par Vitkine, le « Salvator Mundi », que le prince vient d’acquérir, figure au menu des discussion­s. Les Saoudiens demandent à la France d’expertiser le tableau dans le plus grand secret. L’enceinte du Musée du Louvre abrite le C2RMF, un laboratoir­e de pointe destiné à l’analyse des oeuvres d’art. Selon les informatio­ns exclusives obtenues par Antoine Vitkine, le « Salvator Mundi » y arrive en juin. Une seconde source haut placée dit qu’il « est resté trois mois au Louvre pour être analysé. Je l’y ai moi-même vu. Il est passé dans toutes sortes de machines, radiograph­ié sous toutes les coutures ».

En septembre, la conclusion de l’expertise tombe : elle démontre, toujours selon notre source, que « Léonard n’a fait que contribuer au tableau. Il n’y a aucun doute. On en a informé les Saoudiens ». Chris Dercon, président de la Réunion des Musées nationaux et conseiller du ministère de

A NEW YORK, CHRISTIE’S N’A PAS RECULÉ DEVANT LA RÉPUTATION AMBIGUË DU TABLEAU.

la Culture saoudien, confirme auprès de Vitkine avoir assisté à une réunion lors de laquelle le président-directeur du Louvre, Jean-Luc Martinez, a informé une délégation saoudienne des conclusion­s de l’étude. (Contacté par Vitkine, Jean-Luc Martinez a répondu par un e-mail ambivalent : « Je ne souhaite pas m’exprimer sur ce sujet. Mon institutio­n souhaite rester discrète car l’expertise sur des oeuvres n’appartenan­t pas aux collection­s nationales nous est interdite. ») Quelques jours plus tard, le 17 septembre, le « Salvator Mundi » doit être montré, pour la première fois depuis la vente chez Christie’s, au Louvre-Abu Dhabi. Le monde de la diplomatie culturelle attend l’événement depuis des mois. Mais le musée l’annule subitement, sans donner la moindre explicatio­n.

A ce moment-là, l’ultime espoir de Ben Salmane est la gigantesqu­e exposition Vinci que le Louvre prépare pour la fin de l’année 2019. Fruit de dix années de travail, elle doit rassembler 160 oeuvres, dont « l’Homme de Vitruve ». Des prêts sont négociés avec Bill Gates et la reine d’Angleterre. Huit ans plus tôt, le « Salvator Mundi » était devenu un Vinci par la grâce d’une exposition à la National Gallery : une présence au Louvre pourrait réitérer le miracle. D’autant que les Français, soucieux de ne pas froisser « MBS », gardent secrètes les conclusion­s du Louvre. Le musée annonce très o ciellement qu’il a demandé un prêt au propriétai­re du tableau, sans le nommer. En sousmain, les ministères de la Culture des deux pays discutent des conditions d’exposition, notamment pour ce qui concerne la formulatio­n de l’attributio­n. Mais soudain, Ben Salmane, de plus en plus irrité par tout ce qui touche au « Salvator Mundi », reprend le dossier en main. La source interne à la haute administra­tion, impliquée dans les négociatio­ns, raconte à Vitkine : « Ça a basculé de manière incompréhe­nsible. La demande de “MBS” était très claire : exposer le “Salvator Mundi” au côté de “la Joconde”, et le présenter comme un Vinci à 100 %. Il y a eu toutes sortes de tractation­s. L’Arabie saoudite nous a promis un fonds ou je ne sais quoi. Ma position, que j’ai relayée au plus haut niveau de l’Etat, c’était que la demande saoudienne était démesurée. L’exposer aux conditions saoudienne­s, cela reviendrai­t à blanchir une oeuvre à 450 millions de dollars. »

Peu avant l’ouverture de l’exposition, tandis que le monde entier se demande si le « Salvator Mundi » viendra à Paris, l’a aire remonte, toujours selon cette source, jusqu’à Emmanuel Macron, qui décide de ne pas donner suite à la demande de « MBS », laissant le Louvre et le ministère de la Culture fixer leurs exigences. On ne sait pas exactement ce qui a été proposé aux Saoudiens : un « Salvator Mundi » diplomatiq­uement « attribué à Léonard de Vinci » ? Une formule du type « Léonard de Vinci et atelier », plus proche des conclusion­s de l’étude française ? Toujours est-il qu’au dernier moment Ben Salmane refuse la demande de prêt. L’exposition

du Louvre a attiré plus d’un million de visiteurs, un record historique, et le « Salvator » n’a manqué à personne. « Les Saoudiens ont peur de ce débat sur l’authentici­té, dit Chris Dercon. Ils ont peur qu’on leur dise, à l’intérieur comme à l’extérieur : “Vous avez dépensé autant d’argent pour quelque chose qui n’est pas un Vinci.” »

Le laboratoir­e du Louvre est à l’heure actuelle le dernier endroit où l’on a pu localiser le « Salvator Mundi ». Une rumeur prétend qu’il serait aujourd’hui sur le « Serene », le yacht à 458 millions de Ben Salmane. Plus vraisembla­blement, il dort dans le co re d’une banque ou d’un port franc. Il est un actif financier fléchissan­t. Sur le marché, la valeur d’une toile attribuée à « Vinci et atelier » va de quelques millions à une vingtaine de millions d’euros. Hormis sur Wikipédia, il ne se trouve plus grand monde pour soutenir que le « Salvator Mundi » est un chefd’oeuvre autographe de Léonard. Même Martin Kemp, l’inlassable avocat du « Vinci perdu », se surprend à douter. Lorsque Vitkine le rencontre, il admet que le catalogue de vente de Christie’s, qui s’abritait derrière son autorité, était « trop a rmatif ». Il dit : « Je ne me serais pas mouillé si je n’avais pas été raisonnabl­ement sûr, mais on peut toujours se tromper. Si j’ai tort, personne n’est mort. Quelqu’un a perdu beaucoup d’argent, mais bon… » Il rit, trop amoureux de Léonard pour plaindre ce prince arabe qui n’entend rien aux subtilités de l’histoire de l’art.

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 ??  ?? Présentati­on du tableau chez Christie’s, à Londres, le 24 octobre 2017, avant la vente aux enchères.
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Présentati­on du tableau chez Christie’s, à Londres, le 24 octobre 2017, avant la vente aux enchères. CREDIT PHOTO
 ??  ?? Fin des enchères chez Christie’s à New York, en novembre 2017 : le tableau est attribué à Ben Salmane.
Fin des enchères chez Christie’s à New York, en novembre 2017 : le tableau est attribué à Ben Salmane.
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Les différente­s étapes du nettoyage et de la restaurati­on du « Salvator Mundi » ; à droite, la restitutio­n controvers­ée de la main droite du Christ, due à l’Américaine Dianne Modestini.
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 ??  ?? Yves Bouvier, marchand d’art et fondateur de ports francs, au coeur d’une bataille judiciaire avec le milliardai­re russe Dmitri Rybolovlev (ci-dessous).
Yves Bouvier, marchand d’art et fondateur de ports francs, au coeur d’une bataille judiciaire avec le milliardai­re russe Dmitri Rybolovlev (ci-dessous).
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Loïc Gouzer, directeur de départemen­t chez Christie’s.
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Une salle du centre de recherche des musées de France, au Louvre.
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Emmanuel Macron reçoit « MBS » à l’Elysée en avril 2018.

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