« Salvator Mundi », la dernière aventure du Christ
Le “Salvator Mundi”, tableau le plus cher de l’Histoire, acheté par le prince d’Arabie saoudite, a-t-il vraiment été peint par Léonard de Vinci ? Depuis 2018, l’Etat français sait que non. Après deux ans d’enquête, Antoine Vitkine, réalisateur d’un documentaire diffusé le 13 avril, nous révèle les dessous de cette affaire rocambolesque
Mohammed Ben Salmane, prince héritier d’Arabie saoudite, est un homme dépensier. En 2015, il achetait, en France, la propriété la plus chère du monde, un château high-tech à Louveciennes (Yvelines), pour 275 millions d’euros. Il achetait aussi un yacht gigantesque, le « Serene », qui n’est pas le plus cher du monde mais qui coûte tout de même 458 millions de dollars. L’un de ses proches appelle ça des « achats de prestige ». En novembre 2017, quelques mois après son arrivée au pouvoir, Ben Salmane faisait anonymement l’acquisition du « Salvator Mundi », un portrait du Christ, présenté par Christie’s à New York comme peint de la main de Léonard de Vinci. La vente est restée dans les mémoires, parce que Ben Salmane, caché derrière une série d’intermédiaires, surenchérissait à coups de vingtaines de millions. « Ce n’était plus du tout le commissaire-priseur qui dictait les prix, se rappelle une cadre de la maison de vente, pourtant habituée aux gros montants. C’est ça qui m’a choquée. Que des gens puissent prendre plaisir à balancer de l’argent comme ça, sans être même vus. » Ce jour-là, Ben Salmane achetait le tableau 450 millions de dollars, ce qui en fait, et de loin, le tableau le plus cher de l’Histoire.
On sait peu de choses sur le « Salvator Mundi ». On pense qu’il a figuré dans la collection d’art du roi Charles Ier d’Angleterre, puis aurait été vendu aux enchères à Londres à la fin du e siècle. Il a resurgi au début du e siècle dans la collection d’un lord amateur d’art, sir Francis Cook. En 1958, un Américain en visite à Londres l’a acheté pour 45 livres. Il était présenté comme la copie tardive d’un tableau de Boltra o, un disciple de Vinci. Trente ans plus tard, un certain Basil Hendry Sr., industriel à Baton Rouge, en Louisiane, en héritait.
Le « Salvator Mundi » est resté accroché chez lui, au-dessus de l’escalier. A sa mort, une salariée de Christie’s, dépêchée sur place pour évaluer la valeur de sa collection, a simplement dit « pas pour moi » en passant devant.
Le « Salvator Mundi » fait l’objet d’un documentaire du réalisateur Antoine Vitkine, « la Stupéfiante A aire du dernier Vinci », qui sera di usé sur France 5 le 13 avril. Le film, fruit de deux ans d’enquête, révèle les dessous d’une a aire invraisemblable. En 2005, un modeste marchand d’art new-yorkais nommé Robert Simon repérait le tableau en Louisiane et l’achetait aux enchères pour 1 175 dollars. « Une somme ridicule, explique Simon dans le documentaire de Vitkine. Quand le tableau est arrivé à New York, j’ai vu qu’il avait été repeint et il était plutôt a reux. » Simon, qui connaît l’art italien, a d’emblée identifié la composition et le sujet du tableau. Le « Salvator Mundi », sauveur du monde, avec sa main droite qui bénit et sa main gauche qui tient un orbe, est une représentation du Christ commune à la Renaissance. Titien, Le Greco, Dürer en ont peint, ainsi que plusieurs assistants de Vinci. L’atelier du maître italien a produit des études préparatoires, si bien que beaucoup ont spéculé sur l’existence d’un modèle, réalisé par Vinci lui-même. Simon dit n’avoir pas eu l’audace, dans un premier temps, de penser qu’il avait acheté un Léonard. « Je savais tout juste qu’on avait a aire à une oeuvre ancienne, dit-il. Quelque chose qui avait du potentiel. » Il a confié le tableau à son amie Dianne Modestini, une restauratrice américaine renommée, qui a retiré les vernis et les ajouts afin d’accéder à l’image originale, ou ce qui en restait.
Après deux ans de travail passés à recoller une à une les écailles de peinture et à combler les parties trop endommagées, Modestini a acquis la conviction qu’elle avait sous les yeux le Vinci perdu. Le rendu de la main droite, la géométrie savante des boucles de cheveux, la maîtrise du sfumato évoquaient le Toscan. Deux découvertes l’ont particulièrement troublée. D’abord un repentir sur la position du pouce droit, repris sur les autres versions du « Salvator » sorties de l’atelier Vinci – la preuve selon elle que celui-ci était le modèle des autres. Une empreinte de paume ensuite, de paume gauche – Vinci était gaucher et utilisait souvent sa main pour étaler la peinture et appliquer les vernis. Modestini n’a pas mis très longtemps à convaincre Robert Simon qu’il tenait là l’oeuvre de sa vie. Un portrait du Christ par le plus grand des hommes. Un face-à-face entre Dieu et l’incarnation du génie humain. Une image deux fois sacrée, par son sujet et par son auteur, qui rendra fous tous ceux qui poseront l’oeil dessus et qu’un prince saoudien, victime d’on ne sait quelle fièvre, achètera dix ans plus tard en croyant acheter l’Histoire.
UN DEMI MILLIARD DE DOLLARS
Beaucoup d’observateurs se sont interrogés sur ce qui a conduit Ben Salmane à dépenser un demi-milliard de dollars pour s’o rir un chef-d’oeuvre de l’art chrétien. La concurrence avec l’adversaire qatari, qui pour remplir ses musées achète de la peinture occidentale par milliards (300 millions pour un Gauguin en 2015, 274 pour un Cézanne en 2011) l’explique sans doute pour partie. Certains y ont vu une déclaration, le geste diplomatique agressif d’un souverain tout juste couronné qui veut réussir son entrée
“QUAND LE TABLEAU EST ARRIVÉ, J’AI VU QU’IL AVAIT ÉTÉ REPEINT.”
ROBERT SIMON, COLLECTIONNEUR
en scène. Ben Salmane a le projet de transformer l’Arabie saoudite en carrefour culturel de la planète. La future ville d’Al-‘Ula, site touristique grand comme la Belgique dont le développement est confié à la France, est censée compter pas moins de six musées, en plus d’un hôtel troglodyte signé Jean Nouvel. « Ils ont de l’argent, donc ils achètent, dit, dans le documentaire, Chris Dercon, président de la Réunion des Musées nationaux et conseiller artistique du royaume saoudien. Si vous voulez construire cinq musées comme le Metropolitan Museum, il faut commencer quelque part. »
Mais à y regarder de plus près, l’acquisition du « Salvator Mundi » est loin d’être un coup de maître. Quelques jours avant cet achat princier, Ben Salmane, pour renflouer les caisses du pays, faisait enfermer plusieurs centaines de dignitaires au RitzCarlton de Riyad et geler 2 000 comptes bancaires. L’un de ses confidents, contacté par Antoine Vitkine au cours de son enquête, explique : « Payer une somme aussi astronomique pour un tableau au moment où il s’attaque au patrimoine de l’aristocratie, c’est un peu problématique. » Le « Salvator Mundi » est en plus une icône impie, et sa présence sur le sol saoudien pourrait provoquer la colère du clergé wahhabite, opposé au réformisme religieux de Ben Salmane. Pour se payer le Christ de Léonard, le prince a agi en catimini. Il a fait acheter le tableau par un noble de second rang, le prince Bader, lui-même soigneusement anonymisé. Pendant quelques semaines, absolument rien n’a fuité, y compris chez Christie’s. Beaucoup pensaient que le « Salvator » était en Chine. Ce sont deux journaux américains, le « New York Times » et le « Washington Post », qui après quelques semaines ont révélé l’identité de l’acheteur et de son donneur d’ordre, grâce à des tuyaux de l’opposition saoudienne et de la CIA, toutes deux désireuses d’a aiblir « MBS ».
Une fois son nom rendu public, cédant à la pression de son entourage, Ben Salmane s’est résolu à se débarrasser en hâte de l’encombrant chef-d’oeuvre, selon une information obtenue par Vitkine. Il l’a confié au Louvre Abu Dhabi, tentant de faire passer son caprice pour un coup géopolitique. Quelques heures après la parution des articles du « Times » et du « Post », le musée franco-émirati annonçait qu’il détenait le « Salvator Mundi » et programmait une exposition pour l’automne 2018. Encore aujourd’hui, et bien que le secret soit éventé, le pouvoir saoudien refuse d’admettre que Salmane est le propriétaire du « dernier Vinci ». L’embarras est d’autant plus grand que, dans les mois qui ont suivi la vente du tableau, des voix de plus en plus nombreuses ont mis en doute ce qui lui donnait toute sa valeur : son attribution à Vinci. Chez les historiens de l’art, les critiques, les conservateurs, il se disait que Mohammed Ben Salmane avait versé 450 millions de dollars pour un tableau qui ne valait pas grandchose. Il n’était pas ce monarque dominateur du nouveau monde capable de se payer les trésors du Vieux Continent. Il était un rustre, un inculte, qui s’était fait berner comme un parvenu.
“ATTRIBUÉ À LÉONARD”
Léonard de Vinci a laissé peu de peintures dites « autographes », dont on sait avec certitude qu’elles sont de sa seule main. On en compte sept, dont deux inachevées. Huit autres sont « attribuées à Léonard »,
ce qui signifie qu’un doute subsiste. Une dizaine d’autres tableaux voudraient passer pour « des Léonard », mais essuient de longues et féroces controverses d’attribution. On n’arrive pas comme ça avec un nouveau Vinci.
En 2007, son « Salvator Mundi » tout juste restauré sous le bras, à la recherche d’une institution qui le légitimerait, Robert Simon s’est fait éconduire par tous les grands musées approchés, jusqu’à ce jour de 2008 où la National Gallery, à Londres (qui ne possède qu’un Vinci, une « Vierge au rocher » dont l’attribution est contestée) s’est montrée intéressée. Son conservateur, Luke Syson, préparait une grande exposition consacrée à Vinci, un blockbuster qui ambitionnait d’attirer les foules. Il a vite perçu le potentiel commercial de ce « Léonard perdu » au destin fabuleux.
En mai 2008, Robert Simon arrivait à Londres avec le « Salvator Mundi ». « Il était clair, dit Syson, que le tableau était endommagé, mais il avait une présence extraordinaire. Une manière incroyable de rayonner dans la pièce. » Cinq experts internationaux avaient été convoqués par le musée, au prétexte de réexaminer « la Vierge au rocher ». Seul l’un d’eux, Martin Kemp, un professeur émérite à Oxford célèbre chez les léonardistes, savait qu’on allait lui présenter un possible Léonard. Les spécialistes, qui se connaissaient pour la plupart, se sont retrouvés devant le tableau, dans la salle de conservation.
« Il n’y a pas vraiment eu de débat sur l’attribution, se souvient Kemp. Nous avons parlé du tableau, mais il n’y a pas eu de vote ni rien de ce genre. » Deux opinions majoritaires ont semble-t-il émergé : certaines parties, notamment la main droite, étaient certainement de Léonard ; mais le tableau avait été trop endommagé pour qu’on détermine qui avait peint le reste. Deux des spécialistes au moins ont refusé de se prononcer. Carmen Bambach, du Metropolitan Museum, avait déjà vu le « Salvator » chez Modestini : elle était notoirement sceptique, et pencherait bientôt pour l’attribuer à Boltra o. Kemp était le plus fervent avocat, sinon le seul, d’une attribution à Vinci. C’est sur la seule base de cette expertise informelle et ambiguë que la National Gallery a décidé, deux ans plus tard, d’exposer le « Lost Leonardo », en le décrivant dans le catalogue comme une oeuvre autographe, reconnue comme telle par la communauté savante, à grand renfort de citations de Kemp.
Le succès de l’exposition a poussé quelques voix à s’élever contre le « Salvator », et contre Martin Kemp. Kemp avait déjà milité pour l’attribution à Léonard, en 2004, d’un tableau intitulé « la Bella Principessa » – attribution si fragile que même lui ne la défend plus. C’est un personnage étrange, intense, qui a l’autorité précieuse et infatuée d’un vieil aristocrate. Il vit dans une petite maison de la banlieue d’Oxford, où les bibelots en hommage à Vinci côtoient des portraits de sa propre personne. Il ne refuse jamais une interview. Kemp est devenu la pièce maîtresse du dossier « Salvator Mundi ». Celui qui n’a jamais cessé, malgré les réfutations, d’en défendre la valeur, invoquant tantôt l’évidence exsudée par le tableau, tantôt l’infaillibilité de son oeil. Celui qui a été de nouveau brandi par Christie’s au moment de la vente aux enchères de 2017. Matthew Landrus, historien de l’art à Oxford qui le connaît depuis plus de vingt ans, dit de lui : « Quand il adopte un point de vue, il l’adopte sans nuance. Son problème, c’est qu’il n’aime pas être indécis. »
RESTAURÉ OU “REPEINT” ?
Le « Salvator Mundi » est indubitablement un tableau hypnotisant. Le regard du Christ semble embué par on ne sait quelle mélancolie pour l’espèce humaine. Les contours de son visage sont dilatés par un sfumato presque exagéré qui nimbe la sainte image d’un voile presque érotique. La composition frontale a la puissance des idées simples. Tout le problème est de savoir à qui on doit tant de beauté : à Léonard ? A l’un de ses assistants, Luini ou Boltra o ? Ou à la restauration de Dianne Modestini ? Pour Matthew Landrus, auteur en 2018 d’une étude assassine (une parmi bien d’autres), « on peut appeler ça de la restauration. On peut aussi appeler ça de la “repeinture” ». Nicolas Joly, expert en tableaux anciens et ancien dirigeant de Sotheby’s, dit que Modestini «a fait un truc flashy, spectaculaire. C’est sans
doute ce qu’il fallait faire pour le vendre. Mais je pense que ce type de restauration n’aurait pas été e ectué en Europe ».
Certains plaisantins présentent le « Salvator » comme un superbe « Leonarstini ». Modestini, que ce mot d’esprit n’amuse pas et qui refuse désormais de répondre aux sollicitations, se défend de toute mauvaise pratique. Mais il n’est pas facile de l’exonérer. La restauration n’a pas été correctement documentée, étape par étape, par des photographies haute définition. Une image du tableau après son premier nettoyage circule : la main et l’habit du Christ sont reconnaissables, mais la chevelure et le bas du visage sont presque entièrement e acés – et donc, sur la version vendue, presque entièrement refaits. Les noirs, très e acés, ont été renoircis. Les contrastes, rehaussés. Plus grave peut-être : un comparatif entre le tableau nettoyé et le tableau restauré montre que l’orbe tenu dans la main gauche a été repeint pour accentuer, voire fabriquer de toutes pièces, l’e et de déformation visuelle du cristal – or la qualité du rendu de l’orbe était l’un des arguments décisifs en faveur de l’attribution à Vinci.
Deux années de restauration sur un tableau aussi ancien coûtent extrêmement cher, et pour les financer, Modestini a été intéressée financièrement à la vente du tableau. Certains l’accusent, avec des arguments convaincants, d’avoir e ectué quelques retouches pour le rendre plus spectaculaire encore avant la vente chez Christie’s. Elle a démenti. Par endroits, le « Salvator » montre un reflet fidèle de ce que l’original a été ; par d’autres, on voit une interprétation de ce qui aurait pu être peint ; mais on ne sait jamais vraiment si l’on regarde l’un ou l’autre.
PROPOSÉ AU VATICAN
Lorsque le tableau arrive chez Christie’s, en mai 2017, il est une oeuvre maudite, abîmée par les controverses. D’abord pendant des années, aucun musée, aucun collectionneur d’art ancien ne s’est montré intéressé. Robert Simon, nerveux, se retrouvait avec un monstre invendable sur les bras. Des investisseurs étaient entrés au capital du tableau, devenu une entreprise, la « Salvator Mundi LLC », domiciliée dans le paradis fiscal du Delaware. Le prix demandé se situait entre 125 et 190 millions de dollars. Demander moins, ç’aurait été reconnaître l’incertitude autour de son attribution. Il a été proposé au Vatican, qui l’a refusé. Simon et ses associés se sont tournés vers des fortunes plus récentes, plus ignorantes des disputes entre historiens d’art. Les Chinois, les Arabes. Les Texans. Le tableau a passé huit mois à Dallas, espérant attirer les pétrodollars de la « Bible Belt ». George W. Bush et sa femme, la pieuse Laura, ont été approchés, et l’ont vu. (« Le président, qui s’est récemment mis à la peinture, était très intéressé par les questions techniques – la touche, le type de peinture utilisée », a expliqué un témoin de la scène à Antoine Vitkine, dans un segment non monté du documentaire.)
En 2013, le « Salvator Mundi » trouvait enfin un acheteur, pour 127,5 millions de dollars : Dmitri Rybolovlev, un oligarque russe installé à Monaco qui cherchait un moyen de dissimuler son argent parce que sa femme demandait le divorce. A peine acheté,
EN 2013, LE “SALVATOR MUNDI” TROUVAIT ENFIN UN ACHETEUR, POUR 127,5 MILLIONS DE DOLLARS.
sans même être regardé une minute par son nouveau propriétaire, il était mis dans la chambre blindée d’un port franc, à Singapour. Mais quelques années plus tard, l’oligarque apprenait dans la presse le prix réel de la vente : 83 millions, soit 44,5 millions de moins que ce qu’il avait payé. Furieux d’avoir été trompé par l’intermédiaire, le marchand d’art suisse Yves Bouvier, qu’il prenait pour son ami, il décidait de revendre ce « sauveur du monde » souillé par la bassesse humaine.
A New York, Christie’s n’a alors pas reculé devant la réputation ambiguë du tableau. C’est un jeune Suisse à l’allure de trader, Loïc Gouzer, qui a pris la vente en main. Ancien protégé du milliardaire et collectionneur François Pinault, « requin qui ne lâche jamais rien » selon l’une de ses amies, Gouzer a la réputation d’être créatif, et pour placer le « Salvator Mundi », il a ce qu’un concurrent qualifie d’« idée de génie » : il le met en vente dans une enchère d’art contemporain, avec un Keith Haring, un Rothko, un Warhol et deux Twombly. Le catalogue est publicitaire. On y cite Freud et Dostoïevski. Le tableau est présenté comme entièrement peint par « Leonardo ». Son atelier n’existe plus. La vente s’intitule « The Last Da Vinci ». Un clip a été tourné : on y voit Leonardo DiCaprio, un ami de Gouzer, et Patti Smith sidérés devant la beauté du Christ. « Ils ont installé le tableau dans une chambre noire sépulcrale, raconte Scott Reyburn, le reporter du “New York Times” qui a couvert la vente, et ils ont placé une caméra derrière pour filmer les gens dans des moments stendhaliens d’émerveillement, parfois en larmes. Ils ont utilisé à peu près la même typographie et le même marketing que le “Da Vinci Code”. »
Un peu avant la vente, un cadre de chez Christie’s, surexcité par l’ambiance, a été entendu en train de parier que quelqu’un serait prêt à mettre 2 milliards de dollars sur le tableau. « Dans une vente classique d’art ancien, explique un ex de chez Sotheby’s, les gens auraient été plus précis, auraient émis des avis un peu contradictoires. Christie’s s’est dit : on va aller chercher de nouveaux acheteurs, qui ne sont pas des spécialistes de peinture ancienne, qui ne connaissent pas forcément très bien la peinture, ni les problèmes d’attribution et de restauration. » Des acheteurs comme le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed Ben Salmane.
“EXPERTISE INTERDITE”
En avril 2018, Ben Salmane est reçu à Paris par Emmanuel Macron pour signer des accords commerciaux d’un montant total de 15 à 18 milliards d’euros. Selon une source interne de la haute administration française interrogée par Vitkine, le « Salvator Mundi », que le prince vient d’acquérir, figure au menu des discussions. Les Saoudiens demandent à la France d’expertiser le tableau dans le plus grand secret. L’enceinte du Musée du Louvre abrite le C2RMF, un laboratoire de pointe destiné à l’analyse des oeuvres d’art. Selon les informations exclusives obtenues par Antoine Vitkine, le « Salvator Mundi » y arrive en juin. Une seconde source haut placée dit qu’il « est resté trois mois au Louvre pour être analysé. Je l’y ai moi-même vu. Il est passé dans toutes sortes de machines, radiographié sous toutes les coutures ».
En septembre, la conclusion de l’expertise tombe : elle démontre, toujours selon notre source, que « Léonard n’a fait que contribuer au tableau. Il n’y a aucun doute. On en a informé les Saoudiens ». Chris Dercon, président de la Réunion des Musées nationaux et conseiller du ministère de
A NEW YORK, CHRISTIE’S N’A PAS RECULÉ DEVANT LA RÉPUTATION AMBIGUË DU TABLEAU.
la Culture saoudien, confirme auprès de Vitkine avoir assisté à une réunion lors de laquelle le président-directeur du Louvre, Jean-Luc Martinez, a informé une délégation saoudienne des conclusions de l’étude. (Contacté par Vitkine, Jean-Luc Martinez a répondu par un e-mail ambivalent : « Je ne souhaite pas m’exprimer sur ce sujet. Mon institution souhaite rester discrète car l’expertise sur des oeuvres n’appartenant pas aux collections nationales nous est interdite. ») Quelques jours plus tard, le 17 septembre, le « Salvator Mundi » doit être montré, pour la première fois depuis la vente chez Christie’s, au Louvre-Abu Dhabi. Le monde de la diplomatie culturelle attend l’événement depuis des mois. Mais le musée l’annule subitement, sans donner la moindre explication.
A ce moment-là, l’ultime espoir de Ben Salmane est la gigantesque exposition Vinci que le Louvre prépare pour la fin de l’année 2019. Fruit de dix années de travail, elle doit rassembler 160 oeuvres, dont « l’Homme de Vitruve ». Des prêts sont négociés avec Bill Gates et la reine d’Angleterre. Huit ans plus tôt, le « Salvator Mundi » était devenu un Vinci par la grâce d’une exposition à la National Gallery : une présence au Louvre pourrait réitérer le miracle. D’autant que les Français, soucieux de ne pas froisser « MBS », gardent secrètes les conclusions du Louvre. Le musée annonce très o ciellement qu’il a demandé un prêt au propriétaire du tableau, sans le nommer. En sousmain, les ministères de la Culture des deux pays discutent des conditions d’exposition, notamment pour ce qui concerne la formulation de l’attribution. Mais soudain, Ben Salmane, de plus en plus irrité par tout ce qui touche au « Salvator Mundi », reprend le dossier en main. La source interne à la haute administration, impliquée dans les négociations, raconte à Vitkine : « Ça a basculé de manière incompréhensible. La demande de “MBS” était très claire : exposer le “Salvator Mundi” au côté de “la Joconde”, et le présenter comme un Vinci à 100 %. Il y a eu toutes sortes de tractations. L’Arabie saoudite nous a promis un fonds ou je ne sais quoi. Ma position, que j’ai relayée au plus haut niveau de l’Etat, c’était que la demande saoudienne était démesurée. L’exposer aux conditions saoudiennes, cela reviendrait à blanchir une oeuvre à 450 millions de dollars. »
Peu avant l’ouverture de l’exposition, tandis que le monde entier se demande si le « Salvator Mundi » viendra à Paris, l’a aire remonte, toujours selon cette source, jusqu’à Emmanuel Macron, qui décide de ne pas donner suite à la demande de « MBS », laissant le Louvre et le ministère de la Culture fixer leurs exigences. On ne sait pas exactement ce qui a été proposé aux Saoudiens : un « Salvator Mundi » diplomatiquement « attribué à Léonard de Vinci » ? Une formule du type « Léonard de Vinci et atelier », plus proche des conclusions de l’étude française ? Toujours est-il qu’au dernier moment Ben Salmane refuse la demande de prêt. L’exposition
du Louvre a attiré plus d’un million de visiteurs, un record historique, et le « Salvator » n’a manqué à personne. « Les Saoudiens ont peur de ce débat sur l’authenticité, dit Chris Dercon. Ils ont peur qu’on leur dise, à l’intérieur comme à l’extérieur : “Vous avez dépensé autant d’argent pour quelque chose qui n’est pas un Vinci.” »
Le laboratoire du Louvre est à l’heure actuelle le dernier endroit où l’on a pu localiser le « Salvator Mundi ». Une rumeur prétend qu’il serait aujourd’hui sur le « Serene », le yacht à 458 millions de Ben Salmane. Plus vraisemblablement, il dort dans le co re d’une banque ou d’un port franc. Il est un actif financier fléchissant. Sur le marché, la valeur d’une toile attribuée à « Vinci et atelier » va de quelques millions à une vingtaine de millions d’euros. Hormis sur Wikipédia, il ne se trouve plus grand monde pour soutenir que le « Salvator Mundi » est un chefd’oeuvre autographe de Léonard. Même Martin Kemp, l’inlassable avocat du « Vinci perdu », se surprend à douter. Lorsque Vitkine le rencontre, il admet que le catalogue de vente de Christie’s, qui s’abritait derrière son autorité, était « trop a rmatif ». Il dit : « Je ne me serais pas mouillé si je n’avais pas été raisonnablement sûr, mais on peut toujours se tromper. Si j’ai tort, personne n’est mort. Quelqu’un a perdu beaucoup d’argent, mais bon… » Il rit, trop amoureux de Léonard pour plaindre ce prince arabe qui n’entend rien aux subtilités de l’histoire de l’art.
■