L'Obs

Faut-il commémorer la Commune ?

- Par Rémy DoDet et Pascal Riché Photo Bruno Coutier

On célèbre ses 150 ans. Pour l’historien Pierre Nora, elle n’a pas apporté grand-chose à l’histoire de la nation. Pour le député La France insoumise (LFI) et candidat à la présidenti­elle Jean-Luc Mélenchon, elle est “la première révolution citoyenne moderne”. En exclusivit­é pour “l’Obs”, ils débattent

Al’initiative de « l’Obs », la rencontre a eu lieu mercredi dernier à Paris, dans les locaux de Gallimard, que Pierre Nora a fait visiter de fond en comble à Jean-Luc Mélenchon. Malgré leurs divergence­s, les deux hommes, très en forme, se sont entendus comme larrons en foire.

Pierre Nora, vous avez ouvert le débat en disant sur France-Inter : « Commémorer Napoléon, oui, la Commune, non. » Expliquez-nous.

Pierre Nora La Commune a été un épisode émouvant, héroïque à certains égards, la dernière révolution du xixe siècle romantique. Mon ami Régis Debray me disait l’autre jour qu’elle est « un référent mondial et un accident national ». C’est un événement qui a eu peu d’apports dans l’histoire de notre pays. A la différence de Napoléon, elle n’a pas profondéme­nt contribué à la constructi­on de l’idée nationale. Qu’il y ait une commémorat­ion officielle, j’y vois donc peu de raisons. Que les communiste­s, dont c’est la tradition, l’exaltent et la célèbrent, c’est légitime. Lénine s’en réclame, Staline, Mao, Castro aussi, toute la tradition révolution­naire du xxe siècle. Jean-Luc Mélenchon Et moi aussi! Je n’ai pas été choqué par la déclaratio­n de Pierre Nora. Toutes les occasions de mettre les Français au défi de leur histoire me semblent bonnes. C’est une façon pour le peuple français de s’approprier son histoire et de continuer à être le peuple d’une querelle : la dispute terrible qui commence en 1789. La Commune se réclame des jacobins, de la Constituti­on de 1793, des phases les plus aiguës de la dispute entre une république formelle et une république réelle. Ce qui m’intéresse, c’est ce fil rouge de l’histoire de France, la lutte pour l’égalité. Elle commence si tôt! Avec Etienne Marcel au xive siècle. En fait, je ne veux pas confondre l’histoire comme science – soucieuse de chercher les faits, de comprendre les liens d’une phase à une autre – et puis l’histoire comme matière première d’un débat politique. Donc, je dis : vive la déclaratio­n de Nora, car elle fait discuter.

Vous l’avez pourtant jugée « sectaire »…

J.-L. M. (Rires.) Ah bon ? Disons que ça fait partie de la dispute.

P. N. C’est normal, c’est le métier de Jean-Luc Mélenchon. S’il ne le faisait pas, on le lui reprochera­it. Son sujet, c’est de commémorer, pas de connaître. Mon modeste travail à moi, c’est d’essayer de comprendre.

J.-L. M. Il n’est pas sûr qu’il soit si modeste que ça, mon cher. Je cherche aussi à comprendre. Mais les circonstan­ces ont fait de moi une sorte de dépositair­e d’une histoire. Je n’ai pas choisi ce rôle. Il s’est imposé à moi à mesure que la gauche politique s’est diluée. La Commune de 1871 n’était pas mon repère politique; c’était la révolution de 1789. Aujourd’hui, il me revient de tenir le drapeau, de dire : « On ne touche pas à la Commune. » L’appropriat­ion communiste dont vous parlez me semble discutable. Dans la compositio­n politique du Conseil de la Commune, l’influence des marxistes est nulle. Il doit y avoir deux ou trois membres de l’Internatio­nale.

P. N. Un peu plus [quatorze, NDLR].

J.-L. M. Marx parle de la Commune comme de la première expérience de dictature du prolétaria­t. Je ne le crois pas. Dans cette insurrecti­on apparaît un acteur contempora­in qui n’est pas le prolétaria­t. C’est le peuple, c’est-à-dire les ouvriers, mais aussi des petits patrons, des artisans, des femmes, beaucoup d’instituteu­rs. A mes yeux, la Commune de Paris est la première révolution citoyenne moderne, celle qui va faire du contrôle collectif, de la souveraine­té politique du peuple, la question numéro un, comme le disait Jaurès.

P. N. Les 80 membres du Conseil de la Commune étaient très disparates. Il y avait des jacobins, des sans-culottes, des internatio­nalistes, des blanquiste­s, des anarchiste­s, des patriotes. La dimension patriotiqu­e de la Commune est fondamenta­le, c’est une réaction populaire forte à la France rurale et capitulard­e de l’époque.

Pourquoi est-il si difficile de se mettre d’accord sur l’histoire de la Commune?

J.-L. M. Il est normal qu’on s’affronte sur la Commune parce qu’elle prolonge la discussion qui structure la France comme nation, entre république formelle et « république jusqu’au bout », selon la formule de Jaurès. Cela fait de nous un peuple distinct de tous les autres, dans le sens où nous ne nous définisson­s

Jean-Luc Mélenchon, député des Bouchesdu-Rhône, président du groupe LFI à l’Assemblée nationale, est candidat à la présidenti­elle. Il a récemment publié « l’Ere du peuple » (Fayard) et « les Cahiers de l’avenir en commun » no 2 (Seuil).

Pierre nora est historien, éditeur, membre de l’Académie française, fondateur de la revue « le Débat ». Il vient de publier « Jeunesse » (Gallimard).

pas par des critères ethniques, mais par une idée : « liberté, égalité, fraternité ». C’est pourquoi le patriotism­e français peut ne pas être un chauvinism­e, et même être un universali­sme, celui de la république universell­e revendiqué­e par les communards. P. N. Un conflit structurel est inscrit dans l’événement de la Commune lui-même. La violence de la répression a beaucoup contribué à faire sa légende. Ainsi que sa brièveté : elle n’a pas eu le temps d’expériment­er ses idées anticipatr­ices.

J.-L. M. Ah, vous voyez, la Commune a donc bien laissé des traces! Ce furent autant de préfigurat­ions des combats menés ensuite. La séparation des Eglises et de l’Etat, le droit syndical, l’interdicti­on du travail de nuit…

P. N. … l’école laïque, les coopérativ­es ouvrières, la remise des loyers. Avec des inspiratio­ns tantôt républicai­nes, comme la laïcité, tantôt socialiste­s, comme l’hostilité à l’Etat. Tout ça a composé un ensemble qui a été brutalemen­t contrecarr­é et a donné lieu à deux mémoires opposées. Une mémoire rose, dont Jean-Luc Mélenchon est l’héritier, à laquelle il faut ajouter de l’héroïsme et du romantisme : c’est une utopie révolution­naire modèle. L’autre, la légende noire, voit le peuple comme la populace. C’est l’idée que tous les intellectu­els de l’époque se faisaient de la Commune, Flaubert, Sand et même Zola… Pour eux, c’était la racaille.

Est-ce difficile de commémorer une guerre civile? La République est proclamée le 4 septembre 1870. Ensuite deux légitimité­s vont s’affronter, l’Assemblée nationale, élue le 8 février 1871, et la République sociale des communards.

J.-L. M. Non, rien de tout ça n’existe. L’Assemblée élue en février 1871 a une faible légitimité. Quatre cent mille Français sont prisonnier­s, 18 départemen­ts ne votent pas. On ne peut pas parler d’une Assemblée représenta­tive de tout le pays. Au départ, les révolution­naires sont très dociles. A l’annonce de la défaite de Sedan [le 2 septembre 1870, NDLR], la foule, qui est patriote, envahit l’Assemblée. Le président de séance, e arouché par le vacarme, demande le calme. Et la foule sort, au lieu de prendre le pouvoir ! Puis on va à l’Hôtel de Ville et on proclame la République. C’est une geste héroïque, mais sa valeur institutio­nnelle est proche de zéro. Il faut attendre 1875 et les fumeuses lois constituti­onnelles pour qu’on qualifie, au détour d’un amendement, le régime. La République est alors votée à une voix.

P. N. Pour que la République s’enracine, il faut en réalité attendre 1880, avec l’amnistie de la Commune, et la renonciati­on à l’hypothèse monarchist­e. Et encore ! L’a aire Dreyfus peut être vue également comme un conflit entre république et antirépubl­ique.

Le débat sur la Commune ne semble pas clos. « Versailles, c’est là où la République s’était retranchée quand elle était menacée », a par exemple dit Emmanuel Macron en 2018…

P. N. Je ne commentera­i pas.

J.-L. M. Quelle honte de parler comme ça ! La République ne se réfugie pas contre son propre peuple. Vous pouvez me dire que le peuple était des deux côtés parce qu’il avait voté, c’est entendu. Mais à Versailles ce sont les massacreur­s ! La République ne s’est pas réfugiée.

Et pourtant, les massacreur­s ont fini par construire la République.

P. N. La République s’est construite très progressiv­ement. Il a fallu la guerre de 1914, puis la Résistance et la France libre. De Gaulle l’a compris dès le début puisqu’il se présente à Londres comme son défenseur. Cet enracineme­nt est aujourd’hui terminé. Même l’extrême droite s’en réclame !

J.-L. M. Lors de cette installati­on progressiv­e, il y avait des débats qui se répétaient, beaucoup disaient avec crainte : « La République, oui ; la révolution, non. » Pour avancer, il fallait qu’ils s’assurent que la Marianne serait la belle Marianne, bien coi ée, celle qu’on voit chez le notaire, pas celle qui court sur les barricades.

La Commune n’a duré que 72 jours, mais ses idées ont traversé le siècle. Comment expliquer un tel écho? Est-ce parce qu’elle n’a pas eu le temps de décevoir?

P. N. Sans doute. Les communards n’ont pas pu mettre en pratique leurs intentions. Ils n’étaient pas unanimes, loin de là, et cela aurait évidemment abouti à des querelles. Ensuite, il y a plusieurs étapes. Le souvenir du massacre a inspiré chez les réprouvés et les survivants un véritable culte. Et puis l’aura de la Commune s’est internatio­nalisée. Rappelez-vous Lénine dansant sur la place Rouge le 73e jour du pouvoir des soviets : « Nous avons tenu un jour de plus que la Commune ! »…

J.-L. M. Avec Léon Trotski, dans la neige, ils chantaient « la Marseillai­se » !

P. N. A ce moment-là, la Commune cesse d’être une légende pour devenir un mythe. Et aujourd’hui, il n’y a qu’à entendre Jean-Luc Mélenchon : elle est un symbole.

J.-L. M. C’est vrai. Si je suis élu, j’irai au mur des Fédérés.

P. N. Vous ne serez pas le premier, Pierre Mauroy y est allé en mai 1981. Les socialiste­s étaient alors alliés aux communiste­s.

J.-L. M. Moi aussi, je suis allié aux communiste­s ! (Rires.) Pierre Mauroy y est allé de grand coeur. Dans l’histoire socialiste, la Commune reste un symbole de dévouement, d’altruisme, de patriotism­e et d’invention laïque.

P. N. La dernière révolution française.

J.-L. M. Il y a eu aussi la Libération, même si nous ne sommes pas allés aussi loin que nous le voulions.

P. N. Oui, heureuseme­nt que les communiste­s ne sont pas allés aussi loin qu’ils le voulaient.

J.-L. M. Le mythe de la Commune à l’étranger est très présent. Lorsque Danièle Obono et Mathilde Panot [députées LFI, NDLR] sont arrivées au Rojava [région autonome kurde du nord de la Syrie, NDLR], surprise, de quoi leur a-t-on parlé ? De la Commune de Paris, et notamment du féminisme qu’elle a exprimé ! Certes, ce féminisme n’était pas accompli. Mais les figures féminines y étaient prégnantes. Les grands intellectu­els et les bavards étant partis, il restait le peuple, où les femmes étaient infiniment plus influentes que dans la bonne société. Ce sont elles qui vont radicalise­r la révolution, comme elles le font dans les grands moments de l’histoire de France.

P. N. Et pas seulement de France.

J.-L. M. Oui, elles ont joué un grand rôle dans la révolution bolcheviqu­e.

P. N. Je pensais aussi à la contestati­on actuelle du pouvoir en Algérie.

J.-L. M. La Commune a commencé quand, le 18 mars, les femmes de Montmartre sont montées, avec Louise Michel, sur la butte pour protéger les canons que les versaillai­s voulaient saisir. Elles ont crié « Crosse en l’air ! », ce que les soldats ont fait. On retrouve le même scénario lors de la révolution de 1917 et dans bien d’autres. La Commune de Paris contient une matrice universell­e. On la retrouve aujourd’hui et, j’en fais le pari, dans les révolution­s du futur.

P. N. Mais il n’y aura pas de révolution du futur, du moins en France.

J.-L. M. Vous vous trompez lourdement. Prenons l’exemple des « gilets jaunes », à qui on peut faire certes dire tout ce qu’on veut, comme dans tout processus révolution­naire. Voyez comment l’insurrecti­on s’est propagée, avant de s’arrêter sous le coup d’une répression féroce : 800 peines de prison ferme, 32 éborgnés [25 selon Amnesty Internatio­nal, NDLR], etc.

P. N. Sous la Commune, il y en avait 36 000.

J.-L. M. 36 000 fusillés oui, et 10 000 déportés…

P. N. Non, il y a eu 7 000 fusillés à peu près. C’est déjà beaucoup dans une ville comme Paris. Je parle de 36000 personnes passées par les tribunaux.

J.-L. M. Je ne veux pas discuter des chiffres. C’est vous l’historien.

L’historien britanniqu­e Robert Tombs parle effectivem­ent d’environ 7000 communards tués, dont 1000 à 2000 fusillés.

J.-L. M. Un événement de cette nature montre que le processus révolution­naire n’est pas une question d’idéologie, mais le résultat de situations concrètes où le pouvoir n’est plus légitime, parce qu’il n’assume pas sa fonction de base. En 1871, on pouvait aussi dire au pouvoir : « Vous n’assumez plus votre fonction de base, qui est de nous défendre contre l’envahisseu­r, pas de capituler, fichez le camp. » Encore une fois, on retrouve le « dégagisme ». Lénine disait : « La révolution, c’est quand en haut on ne peut plus, et qu’en bas on ne veut plus. » Avec le Covid, c’est ce déroulemen­t qui s’enclenche. Il y a eu ce carnaval à Marseille, cette fête à Lyon. La désobéissa­nce se répand. Le sentiment de détresse pousse à des ruptures de consenteme­nt à l’autorité.

Est-ce que vous ne confondez pas révolution et révoltes?

P. N. Des insurrecti­ons, il y en aura tant qu’il y aura des riches et des pauvres, des dominants et des dominés. Mais le modèle de la révolution, dans sa forme classique, c’est-à-dire celui d’une transforma­tion profonde visant l’Etat et la propriété, est révolu. Si on s’intéresse encore à la Commune, c’est, je crois, lié à son caractère « intermédia­ire » : on peut l’interpréte­r comme la dernière révolution du xixe siècle ou comme une anticipati­on des luttes à venir.

Crépuscule ou aube, c’est un débat classique sur la Commune…

P. N. Oui. Parce qu’il y avait un étrange méli-mélo chez les insurgés. C’étaient en partie des sans-culottes, et la Commune est le crépuscule du sans-culottisme. C’était aussi un embryon de prolétaria­t, mais le mouvement ouvrier ne se constitue en France qu’à la toute fin du xixe siècle…

J.-L. M. Oui !

P. N. En 1871, ce n’est pas un mouvement ouvrier au sens moderne du terme, encadré par des syndicats. Donc la Commune a ce côté ambigu, qui en fait un objet intéressan­t. Elle poursuit 1789, ou plutôt 1793. Et elle éclaire l’avenir des mouvements révolution­naires, tels que Marx les définit. La Commune est à la fois ce mélange sociologiq­ue et ce mélange idéologiqu­e.

J.-L. M. Il faut s’entendre sur « intermédia­ire ». Vous dites : « Le schéma classique de la révolution. » Mais ce schéma, c’est celui qui a été introduit dans l’histoire populaire par la doxa communiste : il y aurait un parti d’avant-garde, qui organise la révolution. Sauf que cela n’a jamais existé. Nulle part dans le monde, il n’y a eu une révolution déclenchée par un parti. Pas même celle de 1917 en Russie. La Commune est marquée par une spontanéit­é populaire. L’idéal sans-culotte y est très présent, avec sa revendicat­ion à la fois politique et patriotiqu­e. Il ne faut pas oublier que Valmy, c’est « Vive la nation ! » contre le royaume. La nation, c’est l’ensemble des citoyens, c’est le peuple souverain.

Et en effet, oui, la Commune marque la fin d’un cycle. Comme toujours, les révolution­s revivent les précédente­s. Celle de 1789 avait la bouche remplie de références à la République romaine, la Commune avait la bouche remplie de déclaratio­ns de 1789. Quand notre tour viendra, nous aurons aussi la bouche pleine de toutes sortes de souvenirs… D’ailleurs, notre plan n’existe pas ailleurs que dans le souvenir de ces essais. C’est juste une idée. Et c’est aussi pourquoi de bonnes empoignade­s comme celle que nous avons ici sont utiles. Pour autant, ce n’est pas un modèle. Je ne peux me réclamer d’une défaite pareille. Ce que je veux, c’est qu’on gagne. La Commune n’ayant duré que 72 jours, elle est « indemne », disiez-vous, Pierre Nora…

P. N. Elle est pure. Elle sort sanglante du massacre. Mais, disiez-vous également, elle a aussi une légende noire.

P. N. Il ne faut pas oublier l’état d’esprit purulent qui régnait dans la cité assiégée : les gens avaient faim, les commerces ne fonctionna­ient plus, le sentiment de l’emprisonne­ment prussien était terrible, le patriotism­e était viscéral… La Commune s’est développée dans cette atmosphère difficile. Et dans le souvenir immédiat qu’elle a laissé, il y avait les ruines, les Tuileries étaient brûlées, l’Hôtel de Ville aussi, ainsi que 200 monuments, dont la plupart des administra­tions – sauf la Banque de France ! Cela a nourri cette légende noire. Les gens n’ont vu que cela : la populace et les ruines.

J.-L. M. Et comme ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire…

Ce ne sont pas seulement les vainqueurs qui l’ont écrite… Les communards et les historiens communiste­s aussi!

P. N. La plus belle histoire, c’est celle de Lissagaray. Et c’est un communard. C’est comme Michelet, c’est magnifique. Aujourd’hui, Jean-Luc Mélenchon célèbre la Commune, c’est légitime, mais la commémorat­ion n’est pas la connaissan­ce. Ce sont deux points de vue différents.

J.-L. M. Je la célèbre parce qu’elle est, comme l’a écrit Marx, le « fourrier du monde nouveau ». Bon, elle n’a duré que 72 jours, mais il y a dans l’histoire des peuples des fulgurance­s fondatrice­s, et elle en est une. Pour les gens de ma famille politique, après notre défaite de Thermidor, la Commune a offert un rebond.

Les héritiers de la Commune ne sont-ils pas les mouvements comme Nuit debout ou les ZAD?

P. N. Il ne faut pas pousser Jean-Luc Mélenchon sur les ZAD, il est contre. Il les voit pour ce qu’elles sont : de l’anarchie.

J.-L. M. Comme j’y ai des amis et de la parentèle, j’incline à la sympathie… La ZAD n’est pas pour moi la forme que doit prendre la révolution à laquelle j’aspire, car elle n’est pas capable de s’étendre à toute la société. Mais c’est une invitation salutaire à la réflexion. Heureuseme­nt que des jeunes gens font cela. A Notre-Dame-des-Landes, ils ont gagné, parce qu’ils ont tenu tête. Dans les fractures de ce type, qui se multiplier­ont, surgira la lave révolution­naire.

P. N. Vous croyez à la révolution sociale. Je suis plus révolution­naire que vous, car je pense que nous vivons une révolution bien plus importante, véritablem­ent anthropolo­gique. Elle modèle le monde nouveau : elle est démographi­que (quand je suis né, il y avait 2,5 milliards d’êtres humains, on en est à 7,5 milliards), elle est climatique, elle est technologi­que, elle est religieuse, elle est, enfin, géopolitiq­ue. Dans ma jeunesse, la France pouvait encore prétendre à être une locomotive universell­e. C’est fini, et nous vivons douloureus­ement cet abaissemen­t. Cette imaginatio­n utopique d’une révolution possible est une compensati­on de l’affaibliss­ement et du sentiment d’impuissanc­e de la gauche politique. Commémorer, il ne lui reste plus que ça.

J.-L. M. Vous répondez à un Mélenchon qui n’existe pas. Je pense aussi que le nombre des humains est le moteur de l’histoire ! La lutte des classes n’en est qu’un résultat. Je suis le tenant d’une révolution citoyenne. Elle a deux moteurs : l’un social et l’autre écologique. La révolution qui est en train de mûrir est dans la prise de conscience collectivi­ste de masse qui s’opère. Les milliards d’êtres humains ont compris que nous dépendons tous du même écosystème : nous sommes bien « semblables ». Nous avons donc gagné la bataille idéologiqu­e de la grande révolution de 1789 : on nous disait sans cesse : « Votre régime sera forcément une violence, car l’égalité n’existe pas dans la nature ! » Plus la menace écologique va s’affirmer, plus la conscience collectivi­ste va s’élargir, si nous ne sommes pas trop déformés par l’égoïsme néolibéral. Alors ce qui sera à l’ordre du jour, c’est une société de l’entraide, du partage, une société qui se serre les coudes face au danger.

La Commune, en quelque sorte.

J.-L. M. Exactement ! Voilà pourquoi l’évocation de la Commune est si parlante. Dans les deux cas, c’est la panique, car les fonctions essentiell­es ne sont pas assurées par le pouvoir. Ce à quoi j’aspire, c’est une société de l’harmonie des êtres humains entre eux et avec la nature. Le ferment est présent, il va produire quelque chose d’inouï, d’énorme. Le fourrier du monde nouveau est là, quelque part dans le moment que nous vivons. ■

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En mai 2019 à Paris, durant une manifestat­ion des « gilets jaunes ».
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