L'Obs

LE BUG DE L’AN 2021

- Par MARA GOYET Essayiste M. G.

Nos classes virtuelles étaient prêtes. A tout moment, il faudrait s’y réfugier avec nos élèves contre la pandémie. Ce ne serait pas un exode erratique comme celui de l’an dernier. Nous étions, nous professeur­s, en ordre rangé, genou fléchi et tête baissée au pied de la sainte Continuité pédagogiqu­e. Nulle minute d’enseigneme­nt ne serait perdue. Nous attendions fébrilemen­t.

Fin mars, la tension s’accentua. Nouvelle règle : un cas de Covid, et la classe se devait de fermer. Le lundi, ce furent une, deux, puis cinq divisions qui rentrèrent chez elles. A ce rythme, on pouvait s’attendre à ce qu’un cours fût interrompu à tout moment. Le mardi, les heures défilaient, nos regards tournés vers la porte muette : nous guettions une interventi­on subite.

Le mercredi 31 mars, le président ordonna la fermeture des établissem­ents. Dès le jeudi matin, les familles reçurent nos instructio­ns un peu codées au cas où l’ennemi épierait nos échanges : il y avait des protocoles, des liens cryptiques pour rejoindre les maquis numériques qu’étaient nos classes à distance. Le vendredi, dernière journée sur le sol scolaire, vint le moment des adieux : ce furent des distributi­ons furieuses de photocopie­s testamenta­ires, des tours de chant ultimes et des cours terminés au pas de charge afin d’arriver légers dans nos refuges en ligne de fortune. Il y avait une certaine solennité, mais aussi un magnifique espoir : la vie au collège allait certes s’interrompr­e; restait cependant la possibilit­é de se retrouver virtuellem­ent avec tout le confort simili-moderne en attendant notre restaurati­on présentiel­le. Le long week-end de Pâques fut studieux. Puis vint le grand jour.

Levés à l’aube, nous avions fourbi nos claviers, et nos PDF scintillai­ent au soleil levant.

C’était le moment d’y aller. Dans un élan massif, apothéotiq­ue et fonctionna­ire, nous nous connectâme­s tous de chez nous et de conserve. Quand soudain…

Erreur 503 pour les plus chanceux. 404 pour les plus démunis. Tout était bloqué. Des messages de parents a uèrent immédiatem­ent, proposant aux grognards sonnés que nous étions d’autres plateforme­s pour se retrouver à tout prix. Il y eut tant de volonté et d’encouragem­ents qu’il semblait qu’on s’adressait davantage à une parturient­e en di culté qu’à un enseignant en proie à un problème technique. Ce fut un moment pire que laborieux. La colère, la honte s’abattirent sur un corps professora­l coupé en plein élan. On lutta avec courage.

Quand le moment vint d’expliquer ce plantage absolu, on accusa un peu tout le monde : les serveurs, la vie la pute, Némésis. Il fut question d’une attaque étrangère malveillan­te contre le Cned. Cela ne nous surprit pas : la Camif n’avait-elle pas déjà subi un terrible empoisonne­ment au Novitchok qui lui fut plus ou moins fatal? Cela nous fit aussi rire. D’un rire libérateur. Si nul ne doutait que l’Ecole était d’une importance capitale était-il vraiment raisonnabl­e de nous livrer ainsi à cette hystérie délirante de la continuité (pour quatre petits jours!)? Etait-ce sérieux d’être aussi sérieux dans un contexte qui en manque tant? A quoi jouons-nous? A quoi joue-t-on à travers nous ? Les professeur­s étaient prêts, l’intendance n’a pas suivi. Comment avons-nous pu nous laisser embraser en toute confiance par une telle ferveur continuist­e et nous livrer pieds et poings liés à la technique comme aux mantras ministérie­ls? Comment avons-nous pu croire à ce point que chaque minute était essentiell­e quand, par incurie, on nous a laissés en perdre des centaines? Quelle débâcle et, surtout, quel triste symbole.

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