Esclavage « La France devrait verser 30 milliards d’euros à Haïti » : entretien avec Thomas Piketty
Pour le 20e anniversaire de la loi Taubira reconnaissant la traite négrière comme crime contre l’humanité, “l’Obs” publie un hors-série sur l’implication de la France dans l’esclavage. Où l’on apprend, grâce à Thomas Piketty, qu’en 1848, lors de l’abolition, l’Etat a indemnisé non pas les esclaves, mais les propriétaires. Entretien
Thomas Piketty, dans « Capital et Idéologie », votre grand livre de 2019, vous avez consacré un long chapitre à l’esclavage. Comment avez-vous été amené à vous intéresser à ce thème, qui a priori est loin de vos sujets d’étude ?
Mon livre se proposait d’étudier l’histoire des sociétés inégalitaires, et le colonialisme et l’esclavage y jouent un rôle central, tout comme ils sont essentiels à la compréhension de l’histoire du capitalisme occidental. Mais il m’a fallu du temps pour en arriver à cette perspective, car rien dans ce que l’on apprend à l’école ne nous y prépare. Moi qui suis né en 1971, j’ai grandi dans une ambiance où la France se présentait à ellemême et à ses enfants comme le pays d’Astérix et Obélix : un petit pays toujours menacé par les grands empires – l’Empire romain, le Reich, les grandes puissances de la guerre froide – et qui lui-même n’aurait jamais envahi ni dominé personne ! L’élève que j’étais pouvait faire toute sa scolarité en passant complètement à côté de l’Empire colonial français, et notamment du recours massif à l’esclavage, de son rôle dans le décollage industriel et dans l’histoire du colonialisme mondial. Les choses n’étaient pas totalement cachées, certes, mais elles étaient euphémisées, mises dans un recoin très lointain. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à la dette d’Haïti, j’ai dû tirer les fils, reprendre la documentation disponible, afin de lui rendre la place qui est la sienne : une place centrale dans l’histoire de la France. Plus généralement, l’expérience coloniale, dont l’esclavagisme est un élément central, court de 1500 jusqu’aux années 1960, voire aux années 1990 si on pense à l’apartheid en Afrique du Sud. C’est une dimension majeure de l’histoire de l’humanité, dont nous sortons à peine. Dans votre livre, on découvre qu’au moment de l’abolition, en France comme au Royaume-Uni, ce ne sont pas les esclaves qui ont été dédommagés, mais les propriétaires. Cela semble monstrueux…
En 1833, lorsque le Parlement britannique vote l’abolition, il accorde aux 4000 propriétaires d’esclaves une indemnisation dont le montant total représente à peu près 5 % du PIB de l’époque, soit 120 milliards d’euros aujourd’hui – 30 millions d’euros par propriétaire. Lorsqu’en 2010, dans le cadre d’une étude universitaire, les noms de 4000 bénéficiaires ont été mis en ligne, on a pu voir que ces sommes étaient à l’origine de fortunes familiales dont certains descendants profitent toujours, comme l’un des cousins de David Cameron! Qu’est-ce qui a justifié ces indemnisations ?
Il faut y voir les ravages de ce que j’ai appelé l’« idéologie propriétariste » du xixe siècle. La propriété privée est tellement sacralisée qu’un propriétaire, dès lors qu’il a acquis des esclaves dans un cadre légal à l’époque, doit être absolument indemnisé le jour où ceux-ci sont émancipés. Cette position ne faisait pas l’unanimité : pendant la Révolution, Condorcet défendait la compensation pour les esclaves, et Thomas
Paine, une redistribution des terres. Mais en 1833 au Royaume-Uni comme en 1848 en France, c’est le point de vue « propriétariste » qui l’a emporté. Tocqueville, que l’on continue à présenter comme un grand libéral, ou encore Schoelcher, entré au Panthéon pour avoir mené à bien cette abolition, ont défendu l’indemnisation complète des propriétaires. « Si l’on remet en cause cette propriété-là, où s’arrêtera-t-on? » disaient-ils. Allait-on, par exemple, demander des comptes à celui qui avait vendu ses esclaves dix ans plus tôt pour investir les bénéfices dans un immeuble parisien ou un château bordelais? Ce qui, du reste, aurait été logique : une abolition juste aurait impliqué la remise en cause de l’ensemble des propriétés importantes, et c’est bien pour cela qu’on s’en méfie. Quand, plus tard, on réalise qu’une indemnisation complète des propriétaires pèsera lourdement sur les finances publiques, Tocqueville propose que la moitié soit prise en charge… par les esclaves eux-mêmes, ceux-ci travaillant pendant vingt ans à demi-salaire ! Il est très fier de sa solution, et c’est un mécanisme proche qui est adopté, avec une loi réprimant le délit de vagabondage : quiconque ne peut présenter un contrat de travail à long terme est mis en prison. Pour obtenir ce sésame, la plupart des anciens esclaves n’ont d’autre choix que rester travailler pour leur ancien maître avec un salaire de misère. Un véritable travail forcé et sousrémunéré, qui prépare le chemin au travail forcé que l’on retrouve dans les colonies françaises jusqu’en 1946. La dette d’Haïti, elle aussi, est le fruit d’une compensation en faveur des propriétaires.
En 1804, Saint-Domingue proclame son indépendance et prend le nom d’Haïti. A la Restauration, l’Etat monarchique renonce à reprendre le contrôle de l’île, mais exige en échange que les anciens maîtres des plantations soient dédommagés. En 1825, le montant est fixé à l’équivalent de trois années de production d’Haïti. On dirait aujourd’hui : 300 % du PIB, ce qui est colossal. Les réparations réclamées par la France à l’Allemagne en 1919 étaient au même étiage, et on a vu ce que cela a donné… Mais Haïti n’a pas les moyens de s’y opposer et doit se tourner vers un consortium de banquiers français, qui lui prête l’argent moyennant un taux d’intérêt élevé. L’île peut régler les dédommagements à la France (la Caisse des Dépôts se charge de les répartir entre les anciens propriétaires), mais se
retrouve avec une dette faramineuse qu’elle va traîner comme un boulet pendant plus d’un siècle. Les années où elle ne peut honorer ses échéances, la France la menace militairement – un système colonial est toujours un tandem entre investisseurs privés et Etat. En 1904, quand Haïti fête le centenaire de son indépendance, le président français de l’époque refuse d’y participer, pour protester contre les retards de remboursements. Dans les années 1920, les titres de créance sont revendus à des banques américaines. Les ultimes versements interviennent dans les années 1950 ! Selon vous, la France devraitelle désormais engager un processus de réparation?
Oui. Depuis que la question a émergé, on répond que l’a aire est trop ancienne. Cet argument me semble à la limite de la malhonnêteté intellectuelle. Des réparations ont été données pour les spoliations aussi anciennes. Je pense aux biens juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, dont l’indemnisation a été l’objet de la commission Mattéoli créée en 1999, et qui se poursuit aujourd’hui. Je pense aussi aux Nippo-Américains enfermés dans les camps aux Etats-Unis, auxquels le Congrès a accordé, en 1988, 20 000 dollars par tête. Des héritiers des Hohenzollern sont actuellement en contentieux avec l’Etat allemand pour la restitution d’oeuvres d’art d’un château de leurs aïeux nationalisé en 1918… Dès lors, comment prétendre que la dette d’Haïti, qui a couru jusqu’aux années 1950, serait une a aire trop ancienne? Aux EtatsUnis, lors de la guerre de Sécession, les Etats confédérés avaient promis à chaque esclave noir « 40 acres [16 hectares, NDLR] de terre à cultiver et une mule ». En anglais, forty acres and a mule : par ironie, Spike Lee en a fait le nom de sa maison de production. Or non seulement la promesse a été oubliée, mais l’abolition de l’esclavage a été immédiatement suivie par la mise en place d’une ségrégation raciale qui a duré jusqu’aux années 1960. Ce n’est pas si vieux et là aussi, il pourrait – et il devrait – y avoir réparation. Un autre argument contre les réparations fait valoir qu’il faudrait se tourner vers l’avenir au lieu de ressasser le passé. Mais si l’on veut préparer un avenir plus juste, sur la base de politiques de redistributions de type universaliste que je défends par ailleurs (comme l’héritage pour tous, indépendamment des origines des uns et des autres), encore faut-il faire preuve, visà-vis des injustices du passé, d’une politique à peu près cohérente. Justice réparatrice et justice universaliste ne sont pas opposées, bien au contraire. Si le principe de réparation était acté, quel pourrait être son mode de calcul ?
Il n’y a pas de formule parfaite, il faut faire confiance à la délibération démocratique, mais puisque la France avait imposé à Haïti un tribut équivalent à trois années de production, on pourrait partir de cette base. Trois ans du PIB actuel d’Haïti, c’est 30 milliards d’euros. Je pense que la France devrait verser 30 milliards à Haïti. Cette proposition est minimale, elle ne compte pas les intérêts : je me contente de revaloriser le montant de 1825 au rythme de la croissance d’Haïti. Pour la France, ça représente un peu plus de 1 % de sa dette publique actuelle : on est dans l’épaisseur du trait. Pour Haïti, ce serait la base d’un nouveau départ. Pour notre mémoire collective aussi. Et pour les autres colonies esclavagistes françaises?
Je crois qu’il faudra rouvrir la proposition faite en 1998 par Christiane Taubira lors du projet de loi reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité. Dans une première mouture, on prévoyait une commission de réparation, avant que la majorité socialiste de l’époque ne s’y oppose. Ce débat pourrait reprendre : les discriminations raciales sont l’objet d’une prise de conscience de plus en plus large au sein de la jeunesse, comme on a l’a vu en juin 2020 autour du mouvement Black Lives Matter. D’autant qu’il y a actuellement des projets de recherche en France comparables à ce qui a été fait au Royaume-Uni. Le jour où l’on publiera les noms des propriétaires indemnisées en 1825 et en 1848, cela risque d’avoir un certain écho. Je pense aux départements d’outre-mer, s’il s’agit des familles qui sont toujours là et qui possèdent depuis des générations de vastes propriétés foncières, quand les descendants d’esclaves n’ont jamais eu accès à la terre. La commission proposée par Taubira envisageait une réforme agraire. Je pense que c’est la bonne perspective. Bien sûr, les réparations sont un sujet complexe, mais si l’on parvenait à en faire un débat apaisé, la société dans son ensemble ne s’en porterait que mieux.
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La version intégrale de cet entretien est disponible dans notre hors-série « Esclavage, une histoire française » et sur notre site nouvelobs.com
Spécialiste des inégalités, directeur de recherche à l’EHESS, ancien directeur de l’Ecole d’Economie de Paris, Thomas Piketty a accédé à la renommée mondiale grâce son ouvrage « le Capital au XXIe siècle » (2013). Dans « Capital et Idéologie » (2019), il consacre un long chapitre à l’esclavage.