"TOUTES LES CRISES SONT LIEES"
Pour Naomi Klein, c’est l’activisme des jeunes générations qui permettra de lutter à la fois contre le changement climatique et les injustices sociales. Entretien
« Vaincre l’injustice climatique et sociale » a pour sous-titre français : « Feuilles de combat à l’usage des jeunes générations ». Pourquoi publier ce livre maintenant? Et qui sont ces jeunes générations?
Voilà une quinzaine d’années que j’écris sur la crise climatique. Mais récemment, j’ai pu constater une mutation : les militants sont de plus en plus jeunes. On est passé de la vieille génération d’activistes aux étudiants, avec le mouvement pour le désinvestissement des énergies fossiles, et à présent aux lycéens, voire aux collégiens! Ce sont des adolescents qui donnent désormais au mouvement sa direction, son énergie et son assise morale. Le mouvement demeure multigénérationnel, comme il se doit. Mais les jeunes poussent leurs aînés à être plus exigeants, plus clairs dans la formulation de nos besoins et du calendrier à respecter. Voilà pourquoi j’ai écrit ce livre : je travaille beaucoup avec de jeunes activistes, je sers de conseillère à divers mouvements, et ce sont eux qui ont sollicité une documentation pédagogique à l’adresse de jeunes lecteurs. Mon premier ouvrage sur la crise climatique, « Tout peut changer », était un gros livre un peu intimidant! Je voulais donc o rir une sorte de manuel plus accessible. Je conçois toujours mes livres comme des outils pour les activistes, des munitions leur permettant de riposter. Si ce livre existe, c’est parce que les activistes sont de plus en plus jeunes.
Mais vous êtes aussi une icône de l’altermondialisme. Deux de vos concepts, « No Logo » et « la Stratégie du choc », ont eu un impact mondial. Vous êtes aussi l’une des initiatrices de la théorie du « New Deal vert ». Qu’avez-vous à apprendre aux jeunes activistes, et qu’avez-vous à apprendre d’eux?
Ce que j’ai appris d’eux est lié à la grande mutation qu’ils ont apportée au mouvement pour le climat : en e et, cette jeune génération rejette toute dissociation des enjeux et des luttes. À l’époque où j’ai écrit « No Logo » ou « la Stratégie du choc », il n’y avait pas de convergence des luttes entre ceux qui combattaient le racisme, le changement climatique ou l’injustice économique. Le mouvement actuel est bien plus radical, au sens littéral, car il veut s’attaquer à la racine de ces crises multiples qui en fait se recoupent. Ces militants favorisent une analyse holistique, une approche globale. Je crois que mes livres y ont toujours tendu, mais « Tout peut changer », par exemple, avait déplu à certains écologistes car j’y critiquais aussi le capitalisme. Selon eux, on pouvait lutter contre le changement climatique sans s’aliéner les capitalistes. En m’adressant aux jeunes, je veux notamment leur dire : ces distinctions sont fausses, et vous n’avez pas à choisir entre le combat contre le racisme, contre la misogynie, ou pour la nature. Nous pouvons lier toutes ces luttes. Et cela, je l’ai appris au contact de jeunes activistes, qui justement passent leur temps à faire ce lien. J’ai aussi beaucoup appris de mon fils, en regardant le monde par ses yeux. Je ne crois vraiment pas endoctriner les jeunes ! Ils sont déjà radicalisés par leur expérience, par le fait de grandir dans un monde en crise – une crise écologique, sanitaire, économique, technologique : c’est tout le système qui semble se dérober sous nos pieds. Je voulais donc aussi fournir des données, des outils, des arguments qui puissent leur redonner confiance, optimisme, et nourrir leur analyse.
Connaissez-vous personnellement certains d’entre eux?
Bien sûr. J’entretiens un dialogue avec plusieurs mouvements de jeunes, notamment la grève étudiante pour le climat, et avec Greta Thunberg évidemment. Lorsque j’ai fait la promotion aux Etats-Unis de « Plan
“LES JEUNES POUSSENT LEURS AÎNÉS À ÊTRE PLUS EXIGEANTS, PLUS CLAIRS.”
B pour la planète », j’y ai associé le Sunrise Movement, qui est l’un des grands mouvements de jeunes luttant contre le changement climatique. Avant chaque lecture, je rencontrais les militants pour m’informer des luttes locales, et c’est ainsi que j’ai nourri mon livre. J’ai fait de même en Europe avec les grévistes pour le climat. Mais c’est tout le mouvement qui m’impressionne, à l’échelle internationale. Je suis très admirative des activistes indiens, confrontés à une répression violente de la part du gouvernement Modi. J’ai aussi en tête la militante sioux Tokata Iron Eyes. Elle n’avait que 13 ans quand je l’ai rencontrée à Standing Rock, au moment où le gouvernement Obama avait interdit la construction du pipeline qui devait traverser la réserve. Elle m’avait dit : « J’ai l’impression qu’on m’a rendu mon avenir. » Cette phrase résume parfaitement ce pour quoi ces jeunes se battent : le droit d’avoir un avenir.
Vous écrivez que le combat écologiste a changé dès lors que la loi a autorisé les activistes à traîner en justice les pollueurs. Etes-vous prête à promouvoir la désobéissance civile, voire le recours à des actions illégales?
Le combat se livre sur plusieurs fronts et le militantisme dispose de nombreux outils : la pédagogie et l’action pacifique, la désobéissance civile, la grève, l’action en justice. Et pour qu’un militantisme non violent soit efficace, il faut qu’il utilise toutes ces armes. Je ne préconise aucun moyen d’action en particulier. Je me contente de faire le récit d’actions déjà entreprises par ces jeunes activistes. Mon espoir, c’est d’inspirer d’autres jeunes en leur racontant ce qu’accomplissent leurs pairs. Plutôt que de leur imposer des conseils d’adulte, je leur offre des exemples à suivre. Il est terriblement important de leur prouver par l’exemple qu’ils peuvent agir sur le monde. Ce monde est en crise, mais nous ne pouvons pas nous contenter de leur présenter des images de la crise, de la fonte de la banquise ou de la disparition des récifs coralliens, car cela n’a pour effet que de les désespérer. Pour eux qui ne sont même pas en âge de voter, le sentiment de peur et d’impuissance peut avoir un impact dévastateur sur leur santé mentale. Voilà pourquoi, dans mon livre, l’exposé sur l’état de la planète et les ravages de la pollution est constamment mêlé au récit des initiatives menées par ces jeunes, qui en appellent aux Nations unies, ont réussi à reconfigurer le débat politique autour d’un New Deal vert, etc. Il faut impérativement contrebalancer le constat lucide sur l’état du monde par des récits porteurs d’espoir.
Vous avez fait campagne pour Bernie Sanders, qui avait mis le New Deal vert au coeur de son programme. Vous êtes proche d’Alexandria Ocasio-Cortez, qui a présenté ce projet au Congrès. Pensez-vous que Joe Biden mettra en oeuvre ce changement radical de politique?
J’avoue que Biden figurait assez loin dans ma liste de candidats… Mais le fait que Sanders se soit classé deuxième parmi les démocrates et qu’il ait remporté les trois primaires initiales a suffi à redessiner la carte politique, en matière d’attentes de l’électorat. Et puisque Biden n’a pu être élu que grâce aux électeurs mobilisés autour de Sanders ou d’Elizabeth Warren, il est tenu de les écouter. On constate déjà une influence sur lui du mouvement de la jeunesse pour le climat. Son programme est beaucoup plus ambitieux que celui d’Obama, qui a mis huit ans à s’exprimer contre les pipelines. Et nous avons déjà obtenu une avancée significative : Biden ne traite pas la crise climatique comme un enjeu séparé qui ne concernerait que le département de l’Energie ou les services environnementaux, mais comme un enjeu global que doivent prendre en compte tous les organismes officiels. Aucun gouvernement ne l’avait encore fait. Nous devrons le rappeler à sa promesse, mais en tout cas, il a déjà adopté le discours du New Deal vert, à défaut d’employer l’expression. Il raisonne dans le même cadre que nous, à savoir la prise en compte du caractère multiple de la crise : pandémie, crise économique, injustice raciale, crise climatique… Toutes sont liées. Ce sont avant tout les minorités de couleur, notamment les Noirs, qui souffrent de la disparité des
revenus, de la crise sanitaire, de la dégradation de l’environnement. Il faut donc instituer un ethos de la réparation au coeur de notre réaction à la crise climatique : réparer les dommages causés à la nature, mais aussi réparer des siècles d’injustices infligées aux communautés non blanches.
Savez-vous si Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez font confiance à Joe Biden sur ces questions?
Sanders avait subordonné son retrait à la création de commissions mixtes constituées pour moitié de ses partisans. L’une d’entre elles est présidée par Alexandria Ocasio-Cortez, et y siège également Varshini Prakash, l’une des leaders du Sunrise Movement, ce mouvement de jeunes qui avait justement forcé la convention démocrate à adopter la résolution du New Deal vert. Et tout le monde s’accorde à trouver les premiers signaux positifs, plus que pendant les deux mandats d’Obama. La crise climatique est enfin considérée comme une urgence. Mais il faut maintenir la pression, nous en sommes bien conscients. L’avantage d’avoir une majorité démocrate au Congrès est que tout ne repose pas entre les mains de Joe Biden. Une vraie mutation est en marche grâce à de nouveaux parlementaires, qui souvent ont soutenu Sanders, et qui tiennent à ce que la politique écologique profite en priorité aux communautés déshéritées. Le défi, mais aussi la chance, c’est que les Américains sont toujours entre deux campagnes électorales ! La prochaine élection a lieu dans deux ans, et pour a ermir leur majorité au Congrès les démocrates ont tout intérêt à se montrer aussi audacieux que possible dans les dix-huit mois qui viennent. Et je crois qu’ils sont bien conscients de ne disposer que d’un délai serré, sur un plan tant politique qu’écologique.
Franchement, les circonstances n’ont jamais été si favorables à l’adoption d’un New Deal vert, en raison même de la crise économique. Ce projet est idéal dans une telle conjoncture, car, comme je l’écrivais dans « Plan B pour la planète », il est conçu pour résister à la récession. Les mesures écologiques fondées sur la logique du marché, telles les taxes sur le carburant, augmentent généralement le coût de la vie et pèsent sur les plus défavorisés, alors que les élites bénéficient souvent d’exonérations fiscales, ce qui provoque des réactions de colère comme celle des « gilets jaunes ». En outre, de telles mesures sont abandonnées dès que se profile une crise économique. Les politiques écologiques mises en oeuvre par divers Etats dans le sillage du protocole de Kyoto ont ainsi été abandonnées dès qu’a éclaté la crise financière de 20082009… Il y a deux ans, des gens m’interrogeaient sur la nécessité d’un New Deal, fût-il vert, alors que l’économie était prospère. Mais la crise économique, qui par nature est cyclique, a fini par revenir. Or le New Deal vert est de nature à nous faire sortir de ce cycle infernal, notamment en créant des millions d’emplois. Il nous o re enfin un vrai programme de gauche pour a ronter la crise, alors que ce fut longtemps l’apanage de la droite, dont la stratégie du choc consistait à tirer profit des crises pour imposer privatisations, déréglementations et austérité.
Mais le système capitaliste ne s’adapte-t-il pas au chaos climatique? L’exploitation des ressources naturelles semble entraîner toujours plus de cupidité et de violence.
C’est l’avenir qui nous menace si nous n’infléchissons pas d’urgence notre politique. Le capitalisme réagit au changement climatique de la même manière qu’au
“LE NEW DEAL VERT NOUS OFFRE ENFIN UN VRAI PROGRAMME DE GAUCHE.”
Covid : les riches accaparent les ressources comme les vaccins. La pandémie ne fait que dévoiler l’aggravation des inégalités, qui s’applique aussi aux enjeux environnementaux. Certaines politiques « écologiques » restent fondées sur la même logique capitaliste d’extraction, d’exploitation et de monopole qui s’appliquait naguère à d’autres pans de l’économie. Pourtant l’avenir n’est pas écrit. À mesure que nous sortirons de cette crise, grâce à la généralisation des vaccinations, il y a un vrai risque que nous n’en tirions aucune leçon, et qu’il y ait un regain de consumérisme et de pollution. On perçoit déjà des signes inquiétants d’une telle régression, d’un retour à une « norme » suicidaire. Là encore, nous ne disposons que d’un créneau étroit pour réinventer notre vie. La vitesse habituelle du capitalisme ne laisse aucune place à la pensée, à la réflexion : elle repose sur la fuite en avant. Nous devons profiter de cette « pause » relative du système pour réfléchir à la manière dont nous voulons vivre. Nous sommes nombreux à avoir appris ce qui importe vraiment. Beaucoup veulent désormais consacrer plus de temps aux relations humaines, à leurs proches, et échapper à l’omniprésence des écrans.
Joe Biden a-t-il vu « A Message From the Future », le film que vous avez réalisé avec votre mari et Alexandria Ocasio-Cortez?
Je l’ignore. Mais Joe Biden me semble un bon indicateur de la mutation politique en cours. Il n’a rien d’un visionnaire, mais il a toujours excellé à être au bon endroit au bon moment pour accroître son pouvoir personnel. Telle est la logique de sa trajectoire : ce n’est pas un idéologue, mais un animal politique qui a le sens du pouvoir. Donc son évolution depuis ses années à la vice-présidence révèle à quel point les termes du débat politique ont changé. Elle reflète l’impact du mouvement de la jeunesse pour le climat, de l’émergence de figures comme Alexandria Ocasio-Cortez, de la campagne de Bernie Sanders et de l’essor d’un socialisme démocratique aux Etats-Unis. Biden perçoit d’où vient l’énergie dominante, il sait qu’il ne saurait se maintenir au pouvoir sans la prendre au compte. Et ces forces qui l’ont fait devenir quelqu’un qu’il n’était pas ne vont que se renforcer dans les prochaines années. Mais la droite est aussi en pleine métamorphose, et élabore ses réponses à ces crises qui se superposent. On risque ainsi d’assister à l’apparition d’un « fascisme climatique » : au lieu de nier la crise écologique, la droite tenterait alors de l’instrumentaliser, de canaliser les craintes qu’elle inspire vers l’hostilité envers les immigrants, la violence et la haine.
On est de nouveau à la croisée des chemins, comme lors de la crise (écologique et économique) de 2009. L’élection d’Obama a représenté une occasion manquée, voire une promesse trahie. Il s’était engagé à lutter contre la montée du niveau des océans. Mais sitôt en poste, il a remis l’économie américaine entre les mains de Wall Street. La dissociation des enjeux a amené son équipe à sacrifier la cause climatique au nom de l’assurance-maladie. Les incitations économiques à une production plus écologique étaient trop modestes, et ce gouvernement avait la hantise d’être perçu comme trop keynésien, voire comme socialiste. Or, en deux mois de présidence Biden, on a déjà pu constater une tout autre approche de la crise. Et cela, c’est grâce à tout le travail que nous avons accompli depuis douze ans. Nous avons fini par comprendre que nous ne pouvions plus nous contenter de dire non, mais qu’il nous fallait proposer notre propre projet pour sortir de la crise, en élaborant notre propre cadre en dehors du pouvoir. C’est une source d’espoir mais aussi de regret douloureux, car durant ces douze ans d’inaction forcée la situation climatique s’est aggravée : le niveau des océans continue de monter, la banquise fond, des espèces disparaissent, et nous perdons tant de richesses naturelles. Nous ne pouvons plus nous permettre de rester de nouveau passifs pendant plus d’une décennie. La jeune génération de militants est bien consciente que c’est maintenant ou jamais, et n’est pas disposée à se contenter de belles paroles : elle observe le niveau réel des émissions de carbone ! Ce mouvement est mû par la ferveur, la soif de changement, mais aussi par la colère et le sentiment d’urgence. Et il ne s’intéresse qu’aux résultats.
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