Au chevet de la démocratie américaine
Relancer l’économie ? Bien sûr. Faire avancer les réformes sociales ? Et comment ! Mais dans l’offensive éclair de Joe Biden, une priorité domine : prouver que le système démocratique peut encore fonctionner
Vous voulez comprendre les « 100 jours » de Joe Biden ? Lâchez du ballast, oubliez tout ce que vous avez appris, manuels d’économie et réflexes politiques pavloviens. Oubliez les mouvements de balancier, le « recentrage » et autre « retour en force du gouvernement ». Ou plutôt non, gardez-les à l’esprit – ils sont une partie de la réalité. Mais d’abord, installez le nouveau logiciel : l’incroyable début de ce président-papy a une fondation, un pilier qui domine tous les autres : Donald Trump. C’est à cause de lui, mais aussi grâce à lui, que l’on compare aujourd’hui un septuagénaire a able au géant Franklin Delano Roosevelt.
Pourquoi Trump, et pas le coronavirus ? Parce que tout part de lui, et de l’événement terrible du 6 janvier dernier : l’assaut du Capitole par ses partisans. Ce jour-là, la démocratie américaine a été à deux doigts de basculer, après quatre années à frôler le précipice, et Biden ne passe pas une journée sans avoir cela à l’esprit. Ce n’est pas tout à fait nouveau : « Au début des années 1930, déjà, on s’inquiétait beaucoup de savoir si le capitalisme et la démocratie allaient ou non survivre, rappelle William Howell, professeur à l’Université
de Chicago et coauteur d’un essai sur la crise de la démocratie américaine. Trump a perdu de manière décisive, et pourtant près de 75 millions de personnes ont jugé bon de voter pour lui. Ce ne sont pas tous des populistes ou des républicains, mais le populisme en tant que force dans la politique américaine reste puissant. Il représente une grave menace pour notre démocratie. »
C’est cela qui guide le 46e président américain : il est lancé dans une course contre la montre, quatre ans maximum et peut-être seulement deux (jusqu’aux élections de mi-mandat), pour « sauver le modèle ». Relancer l’économie, rebâtir les infrastructures, s’attaquer à la pauvreté, réduire les inégalités ? Oui, mille fois oui. Mais il ne s’agit pas de déplacer des curseurs dans un modèle qui fonctionne. Il s’agit, pour la démocratie américaine, d’un sauvetage de la dernière chance. La nation ne peut pas juste a ronter la crise en cherchant « simplement à rétablir » la démocratie, elle doit « réparer et en même temps remodeler » le système. Ces mots sont de Roosevelt, en 1932, mais ils s’appliquent parfaitement à Biden : « Nous devons prouver que la démocratie fonctionne », a-t-il dit lors de sa conférence de presse du 25 mars.
Une fois que l’on a en tête cette obsession, tout devient clair. Refaire fonctionner le gouvernement, paralysé depuis des années par les blocages du Congrès ? Toutes les réformes déclarées prioritaires par Biden, sans exception, tombent dans cette catégorie. Mettre fin aux inégalités criantes qui ont tellement miné la confiance des Américains dans leur démocratie ? Couverture maladie, pauvreté infantile, imposition des géants de l’économie et des plus riches – ces réformes aussi urgentes que fondamentales sont voulues, exigées même par la plupart des Américains. Tout comme est admise la nécessité de « remettre sur les rails » le pays : le plan sur les infrastructures peut sembler énorme, mais le coût pour rattraper le retard pris pendant des décennies dans la construction et la maintenance d’autoroutes, de ponts et de canalisations est estimé à 1 000 milliards de dollars par an !
D’autres réformes majeures sont dans les tuyaux, certaines sous forme de lois, d’autres, de réglementations. Il faut – dans le désordre et de toute urgence – défendre le droit de vote, s’attaquer au pouvoir immense des géants de la tech ou du lobby pharmaceutique, ressusciter la lutte antitrust, policer les excès de Wall Street, réglementer les armes à feu… Toutes ces tares de la démocratie américaine ont fini par lui plaquer cette réputation, justifiée, d’un gouvernement ine cace. Or « les populistes ne se nourrissent pas seulement de mécontentement socioéconomique, ils font leurs choux gras d’un gouvernement ine cace – leur grande promesse est qu’ils prétendent le remplacer par un gouvernement e cace, par le biais de leur pouvoir autocratique », rappelle William Howell.
Tout ce fatras de mesures et de lois peut sembler un inventaire à la Prévert, mais dans l’administration ultra-disciplinée de Biden, chaque pièce obéit à une logique militaire. Un, avoir une chance d’être adoptée :
Biden ne dépense jamais son capital politique pour la beauté ou la pureté idéologique du geste, sans perspective de gagner. Deux, ne jamais oublier l’urgence du moment. L’ancien vice-président se souvient des sables mouvants républicains de la présidence Obama, il est obsédé à l’idée de ne pas tomber dans le même piège.
Trois, ne pas se retrouver dans le piège opposé, qui consisterait à jouer une Amérique contre l’autre. « Biden a siégé plus longtemps au Congrès que tous ses prédécesseurs », note Matt Grossmann, professeur de science politique à l’université d’Etat du Michigan. Il connaît comme sa poche non seulement les rouages du Congrès, mais la façon de « vendre » des réformes à l’opinion. Les Américains ne sont pas des fans du « grand soir » : « Ils sont favorables à des politiques essentiellement démocrates, mais épousent des vues républicaines sur le rôle du gouvernement dans la société, explique Matt Grossmann. Autrement dit, ils sont très conservateurs en termes généraux, mais plus à gauche pour ce qui est des réformes spécifiques. »
Joe Biden l’a parfaitement compris. Il ne parle pas de redistribution, encore moins de « prendre aux riches », préférant évoquer « l’équité » ou la simple décence. Aux grands discours, il préfère « des lois améliorant la situation matérielle de citoyens qui ont vu leurs vies
JOE BIDEN NE PARLE PAS DE “PRENDRE AUX RICHES”, IL PRÉFÈRE ÉVOQUER “L’ÉQUITÉ” OU LA SIMPLE DÉCENCE.
chamboulées par cette pandémie, la mondialisation, l’automatisation », remarque William Howell. C’est un facteur d’unité, même si la polarisation extrême du pays rend très difficile d’imaginer un triomphe politique similaire à celui de Roosevelt en 1936, réélu avec près de 61 % des voix. « Joe » gouverne avec sa seule majorité, mais il invite les républicains à la Maison-Blanche et cherche, au-dessus de leurs têtes, à récolter le soutien d’une partie de leurs électeurs. Il sait qu’il y a un potentiel : 82 % des Américains estiment que leurs divisions vont en s’aggravant, 93 % se disent « frustrés par le comportement impoli et incivique de nombreux politiciens », indiquait en janvier un sondage réalisé pour l’Université de Georgetown.
Pour les républicains, c’est un casse-tête : ils voulaient épingler un dangereux socialiste, ils se retrouvent avec une anguille entre les mains. D’autant que Trump est plutôt un avantage pour Biden – en attendant qu’il redevienne dangereux… Sa domination continue à provoquer tellement de tensions au sein du parti et des alliés traditionnels de la droite, comme le lobby des affaires, que les républicains ont toutes les peines du monde à se concentrer sur leur rôle d’opposants.
Et Biden a un autre atout : son propre camp. S’il y a une vraie surprise, dans ces 100 premiers jours, c’est l’unité et la discipline régnant dans cette portée de chats qu’est le camp démocrate. Elle s’explique par une seule chose, l’incroyable étroitesse et la fragilité de la majorité soutenant Biden au Congrès. Il suffirait qu’un seul sénateur de gauche glisse sur une savonnette en sortant de sa douche, ou que trois élus de la Chambre des Représentants soient victimes d’un accident de saut à l’élastique pour que la machine parlementaire se retrouve paralysée au profit des républicains. Même l’aile la plus à gauche du Parti démocrate accepte avec plaisir son nouveau rôle de partenaire et non plus d’opposant : « Nous ne sommes pas habitués à être du côté gagnant, gouverner en sachant que nos voix sont prises en compte est une expérience nouvelle », confiait récemment une congresswoman au site The Atlantic.
Bernie Sanders, le grand rival de gauche de Biden lors de la primaire, n’oublie pas qu’il y a, à l’autre bout du parti, Joe Manchin, le très modéré sénateur de Virginie-Occidentale. Et vice versa. Cela oblige tout le monde à garder l’oeil sur le ballon. Mais il est vrai que la gauche du parti joue un rôle d’aiguillon, ce qui n’est pas si nouveau : Roosevelt et Lyndon B. Johnson, président démocrate de 1963 à 1969, étaient des centristes bon teint, comme Biden ; ils se sont fait un peu tordre le bras par des proches ou alliés progressistes pour adopter certaines de leurs réformes les plus célèbres.
Le blitzkrieg de 2021 est incroyablement risqué, incertain. « Il n’y a pas de marge pour l’erreur », répètet-on dans les rangs du parti. Ce qui explique la discipline de l’équipe Biden, sa communication au cordeau, son professionnalisme qui fait penser à celui de « spécialistes » de série télé, affairés en silence à désamorcer une bombe. Ces choses, évidemment, ne durent qu’un temps. Il y aura des dérapages, des accidents, des imprévus, des déceptions. Des crises internationales. Il y a, surtout, les blocages institutionnels profonds du système auxquels Biden n’a même pas commencé à s’attaquer, notamment cette règle procédurale du « filibuster » qui permet à une minorité de quarante sénateurs de retoquer un grand nombre de lois.
Certains sont sceptiques et refusent de voir dans ce qui se passe un moment réellement historique. « Les deux derniers présidents démocrates ont eux aussi adopté des programmes très ambitieux au cours de leurs deux premières années de mandat, rappelle Matt Grossmann. C’est assez normal. Mais ce que l’on a tendance à oublier, c’est qu’ils l’ont payé cher sur le plan politique : aux élections de mi-mandat, ils ont perdu plus de sièges à la Chambre des Représentants que quiconque, à l’exception de Lyndon B. Johnson en 1966. » D’autres, au contraire, estiment que c’est le manque d’audace que ces présidents ont payé cher. C’est le cas de Biden, qui voit dans la période actuelle une crise exceptionnelle, systémique, différente de celles dont avaient hérité Clinton et Obama. Lui a plutôt à l’esprit la phrase célèbre de Roosevelt : « C’est l’espoir déçu, plutôt que le désespoir, qui cause les révolutions. » Alors il fonce, tête baissée. Tic-tac, tic-tac, tic-tac. La porte est entrouverte, elle peut se refermer à tout moment.
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