L’AMI PRODIGIEUX
La première fois que j’ai rencontré Marc Ferro, j’ai été très impressionnée.
C’était le grand historien, l’homme d’« Histoire parallèle ». Mon mari et moi travaillions avec lui sur un ouvrage ; je faisais le scribe silencieusement. Nous nous retrouvions chez lui, à Saint-Germain-en-Laye, dans les Yvelines. Nous buvions du cidre rosé et partagions un gâteau au rhum acheté par Vonnie, son épouse adorée, elle aussi récemment disparue. Quand nous avions terminé de travailler, il rangeait ses petites fiches bristol finement annotées dans une pochette en cuir vert qui faisait mon admiration et qu’il m’o rira plus tard. C’est lors de ces rendez-vous réguliers que j’ai eu l’immense chance de le découvrir, de mieux le connaître et de devenir son amie.
Evidemment, Marc était le grand historien que nous connaissons tous, encyclopédique, intrépide, sur le fil et en perpétuelle ébullition intellectuelle. C’était aussi un être excessivement peu académique, totalement dépourvu de toutes les mesquineries mandarinales qui font le sel universitaire de bien de ses pairs. Il racontait génialement l’histoire, ses livres en témoignent. Et son histoire aussi, tour à tour tragique, comique, incongrue, surprenante, attachante ou bouleversante, parfois tout cela à la fois. On aurait cru entendre les tribulations d’un héros embarqué dans des situations plus surprenantes les unes que les autres.
Il y semblait, en apparence, souvent dépassé. Cette prétendue naïveté faisait partie de son art du récit. Marc était en réalité un être roué d’une manière tout à fait charmante, doté d’un instinct admirable et un observateur hors pair. Tout au long de sa vie, il fut soumis à des péripéties historiques ou personnelles d’intensité variable, qu’il s’agisse de sauver un voyage entre historiens dans un car en URSS ou d’expliquer, à leur demande, la perestroïka à ses concepteurs. Plus tragiquement, il racontait aussi son rôle dans la résistance, la perte inconsolable de sa mère assassinée par les nazis ou les années passées en Algérie avant l’indépendance.
Outre le plaisir d’écouter Marc, il y avait aussi le bonheur de voir s’esquisser, à travers son parcours, le portrait d’un homme échappant sans cesse aux crispations de la radicalité, toujours juste, insensible aux dogmes et aux idéologies. Peu de gens se sont aussi peu trompés que lui. C’était un homme formidable et bon. Il était cependant trop profond pour se prendre au sérieux. Il était toujours parfaitement malicieux et caustique. Ce qui était chez lui non seulement un charme, mais aussi une vertu intellectuelle.
Fréquenter Marc, c’était aussi le privilège de le voir réfléchir en direct, d’avoir un aperçu sur sa « méthode ». Il était curieux de tout. L’actualité, qu’il suivait passionnément dans les journaux et à la télévision, l’intéressait au plus haut point, qu’il s’agisse d’élections au Chili, de l’interview d’une star ou d’un banal fait divers. Ces bribes d’actualités entraient aussitôt en connexion dans son cerveau avec des faits historiques plus ou moins connus, créaient des courts-circuits, faisaient des étincelles. Immédiatement, par un art alchimique dont il était maître, à l’instar d’un MacGyver historien, tout cela donnait naissance à un rapprochement, à une idée, à une piste plus ou moins valables mais toujours d’une extrême intelligence. Marc était un génie de l’inventivité, de la trouvaille. J’ai rencontré peu d’esprits aussi actifs et vivants que le sien. C’est dire combien il nous manquera.