« Pour un Etat en symbiose avec la société » : entretien avec le haut fonctionnaire Sébastien Soriano
Un autre Etat est possible, plus efficace et réconcilié avec les citoyens, montre le haut fonctionnaire Sébastien Soriano dans un essai. Pour lui, une “révolution de velours” est à l’oeuvre
Parce que toute avancée technologique n’est pas forcément un progrès, parce que des incertitudes vertigineuses planent sur le sort de notre civilisation, « l’Obs » a lancé l’opération « 2049 », qui se décline en une collection d’articles dans le magazine, une rubrique dédiée sur notre site, une série de soirées-rencontres à Paris et en régions, et des numéros spéciaux. L’objectif ? Explorer les scénarios du futur à travers des regards d’experts, de chercheurs, de philosophes ou de sociologues. Et penser un progressisme à visage humain, pour un monde ouvert, tolérant, créatif, dans lequel science, technique et économie sont réellement au service du citoyen et de l’intérêt général pour résoudre les grands problèmes de l’humanité.
Supprimer l’ENA, est-ce la bonne manière de réformer l’Etat?
L’ENA est un symbole de la doctrine de « l’Etat stratège » consistant à donner toutes les clés à une poignée de personnes. Faire tomber ce totem peut servir de déclencheur et, par e et domino, lever les verrous qui font que le service public n’est plus capable de répondre à la demande des citoyens. Il s’est creusé un fossé immense entre ceux qui organisent le service public et ceux qui l’utilisent. C’est notamment lié à nos représentations de l’Etat. Il est aujourd’hui trop surplombant. Il doit devenir plus partenarial.
Dans votre livre, « Un avenir pour le service public », vous décortiquez les « mythologies » de l’action publique. L’Etat a même « ses grands sorciers », écrivez-vous. Comment cela?
Je suis haut fonctionnaire et j’ai pris conscience que j’ai été, moi-même, un de ces « grands sorciers », au sens où l’on perpétue des rites, comme des danses de la pluie… sauf que la magie, ça ne fonctionne pas très bien! Un de ces mythes est la culture du chi re. On nous apprend à créer des indicateurs de performance et à les optimiser. On actionne des leviers, sans vraiment se demander si ça marche.
Nous avons un problème en France, qui est de considérer que l’Etat a le monopole de l’intérêt général – je dirais même un monopole de l’intelligence: l’Etat a raison, c’est un principe implicite! Je me souviens de réunions interministérielles en 2012 en vue de la mise en oeuvre du plan « France très haut débit ». On sentait, du côté de Bercy [le ministère des Finances, NDLR], une forte défiance face à l’idée que les collectivités locales puissent être chargées de déployer la fibre optique. Une partie de l’Etat refusait de leur confier cette infrastructure du futur. Elle voulait passer par un accord avec une grande entreprise, conformément à la vision traditionnelle d’un service public très centralisé.
Vous préconisez au contraire un « Etat réseau ». Qu’est-ce que c’est?
L’Etat fait du surplace tandis que la société, elle, bouge. Il s’agit de favoriser
l’avènement d’un Etat partenaire, qui sache épouser la société, faire symbiose avec elle: qu’il se nourrisse d’elle autant qu’elle de lui. Quand Fleur
Pellerin met en place la
French Tech en 2013, c’est une dissidence. Alors que l’Etat pense l’innovation par le prisme de mécanismes de financement, on crée une marque, un étendard que les acteurs de terrain peuvent adopter. Et tout à coup, une tribu s’autoconstitue. On rompt avec la vision centralisée selon laquelle l’Etat doit tout faire, pour une logique de mise en réseau des acteurs.
Autre exemple : le projet « Territoires zéro chômeur de longue durée ». La remise en activité des personnes exclues du marché du travail ne peut pas être dictée d’en haut. L’idée, avec ATD-Quart Monde, a été de monter un programme dans lequel de petites entreprises locales, soutenues par le tissu associatif et les élus locaux, peuvent embaucher des chômeurs de longue durée. Le rôle de l’Etat se limite à solvabiliser ces emplois non rentables mais socialement très utiles, par exemple dans une recyclerie. L’Etat n’est là que pour provoquer l’étincelle, avec l’idée qu’ensuite cela peut fonctionner tout seul – c’est une logique d’« encapacitation ». Dans un monde complexe et mouvant, l’Etat ne peut pas être lui-même la réponse à tout, mais il peut faire la courte échelle à quelqu’un qui apporte la réponse. C’est cela, l’Etat en réseau.
Directeur de cabinet de Fleur Pellerin au ministère des PME et de l’Economie numérique (2012-2014), Sébastien Soriano a ensuite présidé l’Arcep, l’autorité de régulation des télécoms. Il est aujourd’hui directeur général de l’IGN. Il a publié « Un avenir pour le service public » en 2020 (Odile Jacob).
Cet « Etat en réseau » est donc déjà une réalité? Sentez-vous une dynamique s’enclencher dans cette direction?
Une révolution de velours est engagée. Des municipalités ont déjà commencé à changer l’ingénierie de leurs politiques publiques en s’appuyant sur les associations et sur une implication citoyenne directe. On le voit à Paris avec le permis de végétaliser. On vous donne une graine et vous transformez le bas de votre immeuble en bac à fleurs. Il ne s’agit pas de remplacer les jardiniers par des citoyens, mais d’amplifier leur action par le biais de citoyens, et, par la même occasion, de se réapproprier l’espace public.
Non seulement ça marche, mais on fait coup double. Car l’une des causes de la crise de nos institutions, c’est que nos concitoyens sentent que l’Etat n’est plus au niveau. En renouant avec la promesse d’un service public qui fonctionne et en embarquant les citoyens eux-mêmes comme acteurs, on répond aussi à l’enjeu de la crise démocratique.
Projetons-nous dans une trentaine d’années. A quoi ressemblerait un Etat qui aurait réussi une telle mutation?
C’est un Etat en symbiose avec la société, un Etat qui dispose d’une cartographie des forces agissantes, ses alliés. L’Etat doit rester une boussole. C’est lui qui fixe l’objectif. Mais ensuite, il noue des alliances avec les acteurs et leur apporte les outils et les financements nécessaires.
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BIO EXPRESS