L’internationale des empereurs et décryptage d’une encombrante commémoration
Ils sont des milliers, à travers le monde, à reconstituer les batailles de Waterloo ou d’Austerlitz. Mais, alors qu’on célèbre le bicentenaire de sa disparition le 5 mai, qui incarnera Napoléon en 2021 ? Un Américain ou un Français ? Plongée dans un monde parallèle
Napoléon est américain, et nous lui avons parlé. A distance. Il avait prévu de venir en France saluer ses sujets pour le bicentenaire de sa mort, mais hélas le Covid a tout fichu en l’air. Napoléon 2021, alias Mark Schneider, est coincé en Virginie, où il travaille comme acteur de reconstitutions dans le Musée d’Histoire vivante de Williamsburg. « Napoléon, c’est le rôle de ma vie. Je suis moitié français par ma mère, et quand j’étais petit, une cousine m’a offert des soldats de la Grande Armée: le début d’une immense passion. Ici, aux Etats-Unis, les reconstitutions des guerres d’indépendance et de Sécession sont très populaires, mais je connais aussi des napoléoniens comme moi qui rejouent Waterloo ou Austerlitz. Aujourd’hui, je n’interprète pas Napoléon. Je suis le général Lafayette. D’ailleurs, mon cheval m’attend. »
Comment ? On a alors demandé à Mark d’activer sa caméra puisque, par Zoom-lassitude, on avait bêtement opté pour une conversation sans image, à l’ancienne, et là, tadam! Sur notre écran apparaît un général La Fayette en uniforme d’époque, caressant l’encolure d’un fougueux destrier. « TF1 est venu me filmer il y a quelques semaines en empereur. » Les images ont été postées sur son profil Instagram Napoleon_in_america (ça ne s’invente pas) : 302 « J’aime ». « Je dois participer en décembre à la commémoration d’Austerlitz à Brno, en République tchèque. C’est ma bataille préférée. Quel frisson d’entendre tous mes soldats crier “Vive l’Empereur!”. » Mark leur répond sabre au clair: « Soldats, je suis content de vous », avec son délicieux accent
anglo-saxon qui donnerait envie de devenir napoléonien si l’on arrivait à oublier, entre autres, que le souverain au bicorne a rétabli l’esclavage. Sa « part d’ombre », comme dit Mark.
UN MUSÉE À LA HAVANE
L’obsession Napoléon n’a pas de frontières. Elle se décline dans toutes les langues: le documentaire de Netflix « Being Napoleon » (« Etre Napoléon »), produit par des Américains et où figure Mark, est sous-titré en français, arabe, allemand, espagnol, chinois, polonais… Même à « l’Obs », où l’on est plutôt Commune qu’Empire, la rédaction fut un temps dirigée par un fervent napoléonien, Laurent Jo rin. Lequel nous jure ne jamais avoir endossé l’uniforme de l’Empire, mais assume: « Napoléon, c’est une star. Un dictateur, oui, mais parti de rien, une ascension et une chute express, puis l’exil à Sainte-Hélène, où il bâtit sa légende, en dictant ses Mémoires avec un art du “storytelling” consommé. Dans sa vie, il y a tous les ingrédients romanesques. Et ça, c’est universel! Il a même un musée à Cuba. » Une collection d’objets, réunie par un magnat du sucre cubain, est en e et installée au Museo Napoleonico à La Havane, créé en 1961 avec la bénédiction de Fidel Castro: lors de sa visite en France en 1995, le Lider Maximo s’était d’ailleurs recueilli devant le tombeau de son idole, aux Invalides, à Paris.
Visiter le tombeau, acheter des reliques en courant les salles de ventes (un bon investissement, paraît-il) : c’est le niveau 1 des groupies de Napoléon. Les vrais fans, eux, donnent de leur corps. Ce sont les « reconstitueurs ». Ils n’hésitent pas à endosser l’uniforme et le sabre, à marcher des kilomètres sur des chemins caillouteux, à dormir à la belle étoile pour vivre comme les grognards de l’Empire le temps d’un week-end. Polonais, Tchèques, Italiens, Belges, Russes, Anglais… Tous les ans, ils sont des milliers à rejouer les batailles napoléoniennes. Parfois sur les lieux. Iéna en Allemagne, Austerlitz en République tchèque, Marengo en Italie, Wagram en Autriche, Borodino en Russie. Et, bien sûr, Waterloo en Belgique. « Quand on a organisé le bicentenaire de Waterloo en 2015, il y avait 200 000 spectateurs, 10 000 “reconstitueurs”, 30 nationalités. La Seconde Guerre mondiale est populaire aussi chez les reconstitueurs, mais Napoléon a tout écrasé », se rappelle, nostalgique, Franky Simon, organisateur de tous les Waterloo. « Les Anglais et les Russes, qui étaient les ennemis de la France, veulent d’ailleurs tous se battre sous uniforme français. »
Franky Simon est belge. Il est devenu napoléonien avec sa grand-mère: elle lui lisait tous les soirs les « Mémoires du sergent Bourgogne », un grognard de l’Empire. Ce sont les Belges qui ont entretenu la tradition autour de Waterloo avant de s’aventurer plus loin en Europe. Jakub Samek, un Tchèque de 43 ans, se souvient de ces émissaires du plat pays qui venaient tous les ans sonner le canon sur la colline de Brno: « Même à l’époque du rideau de fer, une délégation tchèque passait côté ouest pour Waterloo. » Paradoxe : les premières associations de reconstitutions sont nées à l’est, en République démocratique allemande (RDA) et en Union soviétique, dans les années 1970. Avant d’inspirer des Français et des Belges, dans les années 1980… Après la chute du mur de Berlin, tous ces napoléoniens ont pu se rassembler plus facilement. Et, alors que les reconstitutions devenaient un loisir de plus en plus populaire, l’Empire a repris forme avec l’Europe de la libre circulation. Enfin presque. « Ça reste un casse-tête d’aller organiser Borodino en Russie, il faut traverser la frontière avec nos armes », avoue Jakub Samek.
MARK, LE SEUL NAPOLÉON QUI VAILLE
Pour Borodino 2012, Vladimir Poutine était arrivé en hélicoptère, feu Valéry Giscard d’Estaing représentait la France : on doit à l’ancien président une uchronie où il imaginait que Napoléon avait gagné la campagne de Russie. Il y avait aussi le premier reconstitueur napoléonien, Oleg Sokolov, un historien russe
francophile embauché plus tard à l’Issep, l’école de Marion Maréchal-Le Pen. Sokolov a été arrêté fin 2019 pour avoir assassiné et découpé en morceaux sa compagne. Un choc pour les napoléoniens qui se souviennent de ce général très investi dans son rôle. « Quand il mettait l’uniforme, il y croyait totalement. Presque trop », explique Franky Simon.
Jakub Samek préfère ne plus évoquer ni son ancien ami Oleg Sokolov ni Anastasia Iechtchenko, sa jeune victime, habituée elle aussi des reconstitutions, pour se concentrer sur le prochain Austerlitz. Il o ciera au 9e régiment de chevau-légers, dirigé par l’Anglais Martin Lancaster, reconstitueur depuis cinquante ans. Le Tchèque et le Britannique sont unanimes. Qu’importe son accent, Mark Schneider est le seul Napoléon qui vaille. « Les reconstitueurs parlent toutes les langues et peu le français, dit Samek. Nous préférons un Napoléon jeune et fringant, celui de la conquête, bref Mark. » Napoléon américain ? Ce choix diplomatique osé avait fait grincer quelques dents lors du bicentenaire de Waterloo, en 2015, où étaient attendues de nombreuses huiles… Mais coincé aux Etats-Unis pour raisons personnelles, Schneider n’a finalement pas pu faire le déplacement.
C’est donc un Français qui a coi é le bicorne. Franck Samson, avocat, a été pendant des années le rival du Napoléon américain au sourire Ultra Brite. Un jour, ils se sont retrouvés face à face dans une reconstitution de bataille à Dinard, en Bretagne. Le Français s’est incliné, pour redevenir maréchal. « Mark, c’est le Napoléon de 1804, plus jeune, plus svelte. Moi, je suis plus gros, je suis un Napoléon post-1809, celui de la fin », concèdet-il, beau joueur. Qu’importe. Samson a vécu des moments forts en Napoléon (« Chevaucher sous l’Arc de Triomphe, quel souvenir! »). Son apogée fut quand même Waterloo 2015. Où il a chargé, dans la fumée des canons, devant le prince Charles, les rois de Belgique et de Suède… « Et personne côté français, comme d’habitude, peste-t-il. Les autorités osent rarement célébrer Napoléon, car la France n’en a que pour la République. Mais moi, je préfère les monarques et les empereurs. »
LE BELGE, MOINS BON CAVALIER QUE L’AMÉRICAIN
Son kif, c’est l’Empire, « l’âge d’or de la France », et en particulier les uniformes de cette période. Il en a toute une collection, exposée en ce moment à Liège, en Belgique, ce qui a contrarié notre projet de séance photo: « Là, je n’ai avec moi qu’un bicorne et une veste, mais ni pantalon ni bottes pour faire un Napoléon correct. Bref, si on fait une photo, il sera coupé à la taille. » Un Napoléon-tronc ? Dieu nous en préserve ! Samson a abdiqué après Waterloo 2015. « L’impératrice », c’est-à-dire son épouse, en avait marre de passer ses week-ends sur les bivouacs napoléoniens : « On devait tout déménager, la tente, l’attirail de mon état-major. Mais on a fait le tour de l’Europe avec les enfants. A l’école, quand ils étudiaient Waterloo, ils disaient : “Ah, Waterloo, je l’ai fait! ”» Aujourd’hui, il n’y a donc plus qu’un seul Français à disputer son bicorne à l’Américain. « De toute façon, Napoléon n’est pas très respecté chez vous en France, n’est-ce pas? dit fielleusement l’Anglais Martin Lancaster. Vous le voyez comme un emblème de droite. Mais pour nous, les Britanniques, c’est le symbole d’une période où la France inspirait le monde entier. » Quelques autres Européens tentent de sauver Napoléon de l’impérialisme américain, pardon, schneiderien. Au printemps 2020, l’Italien Roberto Colla a rejoué Marengo, dans un Piémont encore dévasté par le Covid. Colla aurait été un candidat idéal (Bonaparte, corse, avait un accent italien), mais il parle peu français et, dit l’Anglais Lancaster, « il est trop humble ». Francophonie oblige, Franck Samson voulait adouber le Belge Jean-Gérald Larcin, « une tête de Waterloo 1815 » : las, il est moins bon cavalier que Schneider. Un Allemand a également fait ses débuts sous le bicorne, pour la bataille de Leipzig: « Gentil, mais manque de profondeur », regrette Franky Simon.
Et puis il y a la perfide Albion, où ils sont plusieurs à rêver d’incarner l’Empereur. L’un, dénommé Phil Hodges, 43 ans, y croyait si fort qu’il a quasiment été présenté par la presse britannique comme le nouveau Napoléon de Sainte-Hélène. « Fake news », soupire Michel Dancoisne-Martineau, l’actuel consul français sur l’île, qui se présente joliment comme « le gardien du tombeau vide » dans un livre (1), et qui a fait sa vie sur cette terre britannique perdue dans l’océan Atlantique. Il veille depuis des décennies sur le « domaine français », en l’occurrence la maison de Longwood où l’Empereur passa ses derniers jours.
L’île a longtemps eu un Napoléon local, un hélénien, le fringant Merrill Joshua, dont la peau noire avait heurté les puristes. (« Je trouvais au contraire intéressant que Sainte-Hélène se réapproprie le mythe. Napoléon est universel », dit Dancoisne-Martineau.) Mais ce Napoléon noir a déménagé en Angleterre. Il a fallu recruter un nouvel empereur pour le bicentenaire, d’autant qu’avec l’aéroport en service depuis 2017 – à cinq heures de vol de Johannesburg, tout de même −, Sainte-Hélène misait sur le « tourisme napoléonien ». En 2019, l’île l’a annoncé sur les réseaux sociaux. « Et là, les candidatures ont a ué », s’étonne le consul: un Argentin bilingue en français, un Monténégrin informaticien, un Français employé d’aéroport… tous prêts à s’exiler à Sainte-Hélène par amour pour l’Empereur. « L’o ce de tourisme a préféré choisir un hélénien, c’était plus logique! Mais le Covid est arrivé. Tout a fermé. Et notre nouveau Napoléon m’a donné à garder son uniforme. Je l’ai rangé dans une armoire de la maison de Longwood », explique Dancoisne-Martineau.
Mort, l’Empereur? Pas pour tout le monde. Napoléon, comme Elvis Presley, est un aspirateur à théories du complot. Le consul a longtemps reçu des lettres, adressées à « Napoléon, Sainte-Hélène », parfois « remplies de considérations sexuelles ». Une Américaine était venue sur l’île pour, habillée en Joséphine, convoquer le fantôme de son auguste amant. Une autre, se disant journaliste, avait débarqué pour retrouver le sexe de l’Empereur, persuadée qu’il avait été castré après son autopsie. Une théorie très répandue : DancoisneMartineau connaît au moins trois individus persuadés de posséder le membre impérial. L’amour de l’Empereur est décidément un poison violent.
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(1) « Je suis le gardien du tombeau vide », de Michel Dancoisne-Martineau, Flammarion, 2017.