L'Obs

Les non-dits français

- Par JEAN-BAPTISTE NAUDET

Dans un rapport officiel, une commission d’historiens pointe les “responsabi­lités lourdes et accablante­s” de la France dans le génocide de 1994 au Rwanda. Le document met fin au déni français, mais écarte la complicité de Paris. Et beaucoup de zones d’ombre demeurent

Un accident ? Ma jambe, un accident ? ! ? Putain, ce qu’on a fait là-bas… c’est pas un accident ! On les a tués. Je les ai tués. Tous ! Merde ! » Visage ravagé par l’alcool, l’homme, la quarantain­e, maigre et déglingué, boîte salement. Dans un café de village du Sud-Ouest, il paie un coup au « Parisien ». Il dit s’appeler « Jean-Louis ». Sur son bras, un tatouage de parachutis­te. De l’infanterie de marine? Unité d’élite, le 1erRPIMa, régiment parachutis­te d’infanterie de marine, est basé non loin d’ici, à Bayonne. Quand il apprend que je suis un reporter de guerre, « Jean-Louis » exige ma carte de presse. Il l’examine en hochant la tête. J’égrène quelques conflits que j’ai couverts : Bosnie, Tchétchéni­e, etc. Et le Rwanda. L’horreur. Des montagnes de cadavres. Partout l’odeur de la mort. Un cauchemar. En cent jours, du 7 avril au 15 juillet 1994, près de 800 000 Tutsis massacrés à la machette par un « Hutu Power » soutenu par la France.

On est au début des années 2000 et « Jean-Louis » boit, trop. Il parle : « Personne ne peut nous comprendre. On savait pas. On a aidé ces salauds. C’étaient nos salauds. Un massacre, un génocide même. On comprenait rien. Les ordres, les putain d’ordres ! » Soudain, il se fracasse le front contre le comptoir. Sang qui coule sur son visage, il raconte : « Ma jambe ? En Afrique, opération secrète. J’ai été parachuté en zone ennemie. A peine on touche terre, ils ouvrent le feu. Mon binôme est tué. Je prends une balle dans le genou. Je les ai descendus. Tous ! C’étaient des gamins, même pas 15 ans. J’ai tué des enfants ! »

Le patron nous vire. Je dis à « JeanLouis »: « J’ai compris. Le Rwanda. Opération Noroît. Le soutien des Français au régime hutu génocidair­e. Les gamins tués: des soldats tutsis du Front patriotiqu­e rwandais. » « Jean-Louis » se met à hurler: « Ta gueule ! On a merdé ! Il faut plus parler de ça ! Jamais ! »

Comme toutes les actions secrètes et quasi illégales ordonnées par l’Elysée pour soutenir le régime hutu rwandais — avant, pendant, et après qu’il ne commette le génocide des Tutsis — la sanglante opération clandestin­e au Rwanda qui a traumatisé « Jean-Louis » ne figure pas dans le rapport de l’historien Vincent Duclert. Rédigé à la demande du président de la République Emmanuel Macron, remis le 26 mars dernier, ce document o ciel de près de 1 000 pages décrit avant tout l’engrenage, déjà bien connu, de l’aveuglemen­t idéologiqu­e qui a mené François Mitterrand, le président de l’époque, et son entourage à soutenir un régime hutu raciste puis génocidair­e. Son mérite est surtout de faire de cet aveuglemen­t coupable une vérité o cielle, mettant fin au déni français.

DES ARCHIVES “DISPARUES”

La logique d’alors de l’Elysée était simple : en échange du soutien de Paris, le régime hutu devait se démocratis­er, faire une place à la minorité tutsie. En guise de concession­s, les Hutus ont massacré. Secrétaire général de l’Elysée à cette époque, Hubert Védrine défend toujours cette politique, en amorçant parfois un mea culpa : « La France était dans une logique peut-être idiote, peutêtre critiquabl­e. Il y a cette espèce d’idée qui est peut-être une idée absurde. […] On les voit [les dirigeants hutus], on fournit des armes pour avoir une influence sur le pays. Peutêtre que vous conclurez que c’était une illusion depuis le début. […] Ça finit par apparaître rétroactiv­ement comme étant des complicité­s aveugles. » (1)

Les rapporteur­s ont eu accès à près de 8 000 documents déclassifi­és : notes manuscrite­s, télégramme­s diplomatiq­ues, synthèses des conseils de défense. Beaucoup étaient connus. Et les archives les plus sensibles n’ont pas pu être consultées par les historiens faute d’autorisati­on, ou bien

parce qu’elles ont « disparu » ou n’ont jamais existé. Beaucoup d’ordres, surtout dans l’armée, étaient juste oraux. L’Assemblée nationale a refusé la consultati­on des archives de la mission parlementa­ire qui a établi le premier rapport o ciel sur le Rwanda en 1998 et qui détient toujours des documents. Quant aux archives du conseiller Afrique de François Mitterrand jusqu’en juillet 1992, son fils aîné, Jean-Christophe Mitterrand, elles sont « introuvabl­es ». Des notes de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) n’ont pas été déclassifi­ées en intégralit­é. Le pire reste la quasi-disparitio­n des archives de l’institutio­n qui mena de façon opaque – parallèle et quasi illégale – la politique et la guerre au Rwanda. C’est-à-dire l’état-major particulie­r (EMP) de François Mitterrand à l’Elysée. Un unique carton subsiste de cette époque. Le « ménage » a été fait.

Ainsi le rapport du chef de la mission militaire française de coopératio­n, le général Jean Varret, a disparu. Le général Varret mettait Paris en garde, dès novembre 1990, contre le risque d’un génocide. Il rapportait les propos que lui avait tenus le chef de la gendarmeri­e rwandaise: « On va liquider tous les Tutsis sur le territoire rwandais. Ils ne sont pas nombreux, ça ira vite. »

Ce compte rendu a été ignoré et le général Varret, marginalis­é puis écarté en avril 1993. Ce qui fait dire à Bernard Kouchner, notamment à « l’Obs » en 2019, que « l’aveuglemen­t de la France face à la préparatio­n d’un génocide par les éléments les plus radicaux de ce régime » a été délibéré. Bernard Kouchner a été témoin de cette « cécité volontaire ». En mission humanitair­e à Kigali en avril 1994, il a alors appelé François Mitterrand. Il a tenté de le convaincre que « c’était un génocide qui se déroulait sous [ses] yeux, que des enfants étaient morts, qu’on leur marchait dessus ». Le président français lui a très gentiment répondu qu’il « [le] connaissai­t bien et [qu’il] exagérait toujours ».

OPÉRATIONS SECRÈTES

Non seulement l’Elysée a ignoré les signes avant-coureurs du génocide, puis a minimisé « les massacres », mais la présidence française a soutenu, hors de tout cadre légal, les Forces armées rwandaises, les FAR, avant, pendant et après le génocide. Déployé au Rwanda début 1991, le 1er régiment parachutis­te d’infanterie de marine, basé à Bayonne, n’était censé faire que l’instructio­n de l’armée rwandaise. Mais les hommes du 1er RPIMa vont mener des actions clandestin­es pour soutenir les FAR contre les Tutsis.

Des opérations secrètes, comme probableme­nt celle où « Jean-Louis » a été blessé. A l’époque, le général Varret a appris que certains hommes du 1er RPIMa s’étaient même infiltrés en Ouganda, base arrière des Tutsis du FPR. Commandant à cette époque du 1er RPIMa, le général Didier Tauzin a dévoilé dans un livre (2) « la guerre secrète » menée par la France au Rwanda. Il a raconté comment, avec 70 paras, il a pris, entre février et mars 1993, « de facto le commandeme­nt » des Forces armées rwandaises et repoussé la guérilla tutsie lors d’une opération baptisée Chimère. « Nous n’avons jamais fait usage de nos armes autrement que pour nous défendre, en riposte à des attaques du FPR », a rmait-il en 2014 au « Nouvel Observateu­r ».

Qui donne alors les ordres parallèles? Sans doute, de l’Elysée, le colonel JeanPierre Huchon, chargé du dossier rwandais. Commandant du 1er RPIMa de 1984 à 1986, il est devenu le fidèle adjoint du général Quesnot, chef d’état-major particulie­r du président Mitterrand de 1991 à 1995. C’est le colonel Huchon qui, en 1993, va remplacer le très gênant général Varret comme chef de la mission militaire de coopératio­n. A l’Elysée, tous les pouvoirs se concentren­t : le Rwanda n’est pas le pré carré de la France mais du seul président.

Un réseau parallèle non réglementé se met en place. Le rapport Duclert décrit comment l’état-major particulie­r de François Mitterrand, « gardien des volontés du président », fut au coeur « de pratiques irrégulièr­es et de dérives institutio­nnelles ».

LIVRAISONS D’ARMES AUX HUTUS

Lorsque le général Varret a visité cet état-major, il a découvert, sous les combles de l’Elysée, une station de téléphone satellite Inmarsat cryptée par un sous-o cier. C’est la pratique opaque de « l’ordre par la voix », qui ne laisse pas de traces. L’étatmajor de Mitterrand est en liaison directe avec les soldats français au Rwanda, donne des ordres secrets, notamment au 1er RPIMa. L’Elysée court-circuite ainsi les institutio­ns légalement en charge du commandeme­nt: le ministère de la Défense, l’état-major des armées et la Coopératio­n. Comme le relève le rapport Duclert, avec l’approbatio­n du président, son étatmajor particulie­r, qui « exerce un pouvoir direct et permanent sur l’engagement militaire français au Rwanda, jusque dans ses aspects matériels et opérationn­els », semble « s’être transformé en acteur direct du dossier rwandais, au moyen de pratiques irrégulièr­es ». Les historiens dénoncent ces « chaînes parallèles de communicat­ion et même de commandeme­nt, de contournem­ent des règles d’engagement et des procédures légales, d’actes d’intimidati­on et d’entreprise­s d’éviction de responsabl­es ». Une politique d’o cine. Contacté par « l’Obs », le général Huchon déclare n’avoir « jamais constaté de pratiques irrégulièr­es sortant de la procédure légale lors de [son] a ectation à l’état-major particulie­r ». Il précise n’avoir pas été sollicité pour témoigner par la commission Duclert. Le général Quesnot déclare, lui, à « l’Obs » que « [sa] mise en cause et celle de l’EMP est à la limite de la di amation. L’EMP n’a jamais donné d’ordre opérationn­el aux unités sur le terrain. Ce que n’auraient d’ailleurs pas toléré ni le ministre de la Défense ni le chef d’état-major des armées ». L’ancien chef d’état-major de Mitterrand estime que le rapport Duclert, « très fouillé et très volumineux, est paradoxale­ment partiel et partial. De mon entretien avec lui, M. Duclert n’a retenu aucun de mes arguments et a constammen­t instruit à charge ».

Précis sur les dysfonctio­nnements du commandeme­nt, le rapport Duclert est assez indigent sur les opérations militaires elles-mêmes. Les historiens de la commission se disent incapables d’établir si la France a continué de soutenir les Hutus après le début du génocide. Les rapporteur­s écrivent que, les archives étant très parcellair­es, « il est impossible de rendre compte avec certitude de l’existence de flux d’armes transitant de la France vers le Rwanda » après le début du génocide. Pourtant, de nombreux éléments indiquent que les livraisons d’armes aux tueurs hutus se sont poursuivie­s après le massacre de masse, notamment à Goma, au Zaïre (future République démocratiq­ue du Congo, RDC), où avaient fui les génocidair­es.

Dès 1995, l’ONG Human Rights Watch indiquait que des armes étaient arrivées de France à Goma pour les Forces armées rwandaises. Ancien o cier, Guillaume Ancel raconte avoir assisté sur le tarmac de l’aéroport de Goma, tenu par l’armée française, au « débarqueme­nt d’un avion de caisses d’armes destinées à réarmer les génocidair­es ». Journalist­e auteur de nombreuses révélation­s sur le Rwanda, Patrick de Saint-Exupéry a a rmé qu’il existait une directive de l’Elysée, de l’été 1994, pour réarmer ceux qui venaient de commettre le génocide. Directive qui a aussi disparu… Chef d’état-major particulie­r de François Mitterrand, le général Quesnot a reconnu que l’aide militaire française aux Hutus a continué après les tueries. Dans un documentai­re (3), il a expliqué ce soutien aux génocidair­es parce que Paris « était frustré » par les victoires militaires des Tutsis.

Avancée notable, le rapport Duclert reconnaît o ciellement que la France a de « lourdes et accablante­s responsabi­lités », que les autorités françaises, notamment François Mitterrand, ont fait preuve « d’aveuglemen­t » face à la préparatio­n du génocide. Cependant il estime que Paris n’a pas été « complice » de ce génocide. Pas « si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidair­e ». Au fil des centaines de pages du rapport apparaît pourtant au moins une complicité « passive », une complicité morale. Même s’il est clair que l’Elysée n’a pas voulu, sciemment, participer à l’entreprise génocidair­e. A la présidence, le génocide, c’était « l’impensé » car c’était « l’impensable ». Longtemps après la tragédie, les autorités françaises en ont fait « l’inavouable ».

Même après avoir sérieuseme­nt « merdé », comme le dit « Jean-Louis », elles ont obstinémen­t nié la réalité du génocide, un mot pourtant employé dès mai 1994 par Alain Juppé, alors ministre des A aires étrangères. S’aveuglant ellesmêmes plus qu’elles ont été aveuglées, les autorités françaises ont alors renvoyé dos à dos, au nom de la « folie tribale », victimes et bourreaux. Malgré la tuerie, Paris a continué de soutenir, en sous-main, les massacreur­s. La France a accueilli sur son sol, à bras ouverts, sur l’ordre de François Mitterrand, les Hutus génocidair­es rwandais. Longtemps, grâce aux plus hautes autorités de l’Etat, les tueurs ont vécu tranquille­ment parmi nous. C’étaient des salauds. Mais c’étaient nos salauds.

(1) Dans « Rwanda, ils parlent », de Laurent Larcher, Seuil, 2019.

(2) « Rwanda : je demande justice pour la France et ses soldats », de Didier Tauzin, Ed. Jacob-Duvernet, 2011.

(3) « Retour à Kigali », de Jean-Christophe Klotz.

KOUCHNER TENTE DE CONVAINCRE MITTERRAND QUE “C’EST UN GÉNOCIDE QUI SE DÉROULE SOUS [SES] YEUX”.

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Camp de réfugiés tutsis de Nyarushish­i en juin 1994. L’ action des militaires français chargés de sa protection est un sujet de polémique.
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 ??  ?? En 1984 à Kigali, François Mitterrand et Juvénal Habyariman­a. Le président rwandais sera assassiné en 1994. C’est l’événement déclencheu­r du génocide des Tutsis.
En 1984 à Kigali, François Mitterrand et Juvénal Habyariman­a. Le président rwandais sera assassiné en 1994. C’est l’événement déclencheu­r du génocide des Tutsis.
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Bernard Kouchner en mission humanitair­e à Kigali en 1994.

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