A l’hôpital, un jour sans fin
Un an après le début de la crise sanitaire, les soignants ne voient pas le bout du tunnel. La lassitude a succédé à l’adrénaline, le ressentiment à la solidarité. Reportage à l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, en première ligne face à la pandémie
Quand il raccroche son téléphone ce soir-là, Daniel Da Silva, chef du service de réanimation de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, dans la banlieue nord de Paris, ne peut s’empêcher de sourire. Il vient d’être appelé pour l’admission d’un patient en hypercalcémie, une pathologie caractérisée par un niveau de potassium élevé dans le sang, potentiellement grave. Pas vraiment de quoi se réjouir… « Mais ça fait longtemps que je n’ai pas été sollicité pour autre chose que du Covid », explique-t-il. Le praticien, en première ligne depuis le début de cette crise sanitaire particulièrement violente en Seine-Saint-Denis, département qui compte un des taux d’incidence les plus élevés de France (800 cas pour 100000 habitants début mars), veut voir dans ce coup de fil « un petit signe encourageant ». Et si c’était le fameux signal faible que tout le monde guette depuis le début de cette « V3 », comme on appelle ici cette troisième vague qui sature l’hôpital et plombe sérieusement le moral des troupes?
POUSSER LES MURS
On voudrait y croire. Mais le médecin refuse de s’emballer. Avec cette pandémie qui a ue par vague, s’arrête brutalement, puis repart de plus belle sous de nouvelles formes, di cile de se hasarder à faire des pronostics. En cette fin avril, à Delafontaine, comme dans la plupart des hôpitaux publics de SeineSaint-Denis, la tension sur les lits de réanimation ne descend pas sous les 150 %. Le docteur Da Silva a eu beau pousser les murs, en s’étendant sur les services voisins, la réa ne désemplit pas. « Dès qu’un malade sort, un autre lui succède », soupire le chef de pôle. C’est ce fameux « plateau haut » dont parlent les épidémiologistes : le nombre de patients admis n’augmente plus, mais il ne baisse pas vraiment non plus. Il est presque le même qu’il y a un an.
Mais le profil des malades a changé. Atteints à 85% du variant anglais, ils sont plus jeunes, souvent sans antécédents, pas forcément porteurs de comorbidités. Et il y a beaucoup de femmes enceintes aussi, alors qu’on n’en avait pas vu jusque-là… L’activité reste intense. Mais le taux de mortalité a baissé, passant de 30 % lors de la première vague à 15 %. « On sait mieux les prendre en charge, on a anticipé, on n’est pas submergés », résume François Lhote, chef du service de médecine interne et président de la commission médicale d’établissement. Les fruits de l’expérience : dès la fin février, l’hôpital a augmenté le nombre de lits réservés à la réanimation, réactivé, avec l’aide de l’Agence régionale de Santé (ARS), les transferts de patients vers des établissements voisins, mixé les équipes pour augmenter, autant que faire se peut, les e ectifs en réanimation. Le matériel est là, les médicaments aussi. Rien de miraculeux, certes, mais une batterie d’outils éprouvés, désormais bien identifiés. « Maintenant, on sait faire », dit François Lhote.
Pourtant, dans les étages, la lassitude se lit sur les visages. Tout le monde en a marre. « La V1 était un tsunami d’une violence inouïe, qu’on a pris en pleine face, et qui a failli nous engloutir, résume Daniel Da Silva. Là, on est dans une espèce de tunnel dont on ne voit pas le bout. » Le « Covid saison 1 » était intense, héroïque, bourré d’adrénaline malgré la tragédie. Chacun, ici, s’en souvient avec émotion. « Un épisode unique dans une carrière », raconte le docteur Da Silva. Du premier confinement, il se souvient encore du silence surréaliste dans les rues et de cette douceur printanière. Et puis, le lendemain matin, une fois le sas de la réa franchi, la ruche, les patients qu’il fallait intuber à la chaîne, la mort, omniprésente, et l’hôpital sens dessus dessous… Toutes les activités normales étaient à l’arrêt, des services avaient été transformés à la hâte. Pour la première fois, l’établissement était tout entier consacré à une seule maladie. « En dix jours, il a fallu déconstruire et reconstruire l’hôpital. On a fait quelque chose d’extraordinaire, qu’on n’aurait jamais pensé possible », résume François Lhote. Pour qui connaît les complexités, les chasses gardées, les lourdeurs du système hospitalier, mais aussi la technicité qu’exige la réanimation, c’est une performance. « Il a fallu bousculer les mentalités, mixer des équipes, sortir les gens de leur zone de confort », explique Ricardina Palavra, cadre supérieure de la santé, qui a organisé cette mobilité. Malgré la peur d’attraper la maladie, de la transmettre à ses proches, la di culté de se retrouver soudain confronté à la mort au quotidien, beaucoup ont joué le jeu. « Il y a eu une dynamique extraordinaire, une fraternité, beaucoup d’enthousiasme, aussi », insiste François Lhote.
Un an plus tard, tout cela a disparu. « On n’a plus les mêmes capacités à mobiliser
les soignants, reconnaît Daniel Da Silva. Les gens sont physiquement et moralement épuisés. » Quand il a entendu Martin Hirsch, le chef de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), dire que les soignants allaient devoir renoncer aux vacances, il a failli s’étrangler. « Il faut au contraire qu’ils les prennent, sinon on ne va pas tenir. » La preuve in vivo au QG des cadres des urgences: la petite cinquantaine solide, Valérie, très pâle, vient de faire un malaise. Chute de tension. « On est à bout et le corps dit stop. Ici, on a tous connu ça, à tour de rôle », raconte sa collègue Stéphanie. Toutes les deux le reconnaissent : en dépit de l’organisation mise en place, du savoir-faire, « cette V3 est beaucoup plus dure que la V1 ».
SENTIMENT D’ABANDON
Est-ce le manque d’adrénaline ? Le retour d’une certaine routine ? Une avalanche de tâches administratives, un temps suspendues, reviennent en force ; la « réunionite » redémarre. Et puis, aussi, ce sentiment d’être abandonné: plus d’applaudissements, de dessins d’enfants, de petits plats livrés en signe de solidarité… « Il y a un gou re entre ce que les gens ressentent et ce qu’on vit. A la V1, les gens avaient conscience de la maladie, ils avaient peur; là, ils font n’importe quoi, ils refusent d’être privés de liberté, et nous, on trinque. »
Mi-juillet déjà, le début de la deuxième vague avait porté un coup au moral des équipes. « Quand les premiers patients sont arrivés, des soignants ont eu des bou ées d’angoisse. Quelques-uns ont fait des burn-out, d’autres ont dû être mutés dans des unités di érentes. Certains ont décidé de partir en province, de changer de vie… », révèle Daniel Da Silva. La boîte à heures supplémentaires a explosé, la capacité de résilience s’est épuisée. Et tous les ressentiments, tous les maux de l’hôpital sont ressortis.
Assaillis de demandes de reportages, certains services se sont retrouvés dans la lumière, quand d’autres, en plein rush, ont eu le sentiment d’être oubliés. Happés par les plateaux de télévision, une poignée de médecins sont soudain devenus des superstars. A Delafontaine, c’est Mathias Wargon, le chef des urgences. Sur les plateaux de « Quotidien », de CNews, de « Touche pas à mon poste », sur France-Culture ou BFMTV, le mari de la ministre du Logement est partout. C’est le « bon client » par excellence : drôle, pédago, hyperactif, grande gueule, cet accro aux réseaux sociaux qui tweete plus vite que son ombre en fait des tonnes, chambre ses équipes, qui l’adorent, sort une blague à la seconde, occupe tout l’espace, et crispe ses pairs. « Tout le monde me déteste, mais c’était déjà le cas avant le Covid, dit-il en riant, toujours excessif. Je n’ai pas de filtre, je fais ce qui me fait marrer et si ça ne plaît pas à certains, je m’en fous. » C’est d’ailleurs moins son goût pour les plateaux qui crée cette crispation, selon lui, que son poste : « Mon boulot, c’est de bousculer tout le monde, pour trouver des lits à mes patients, le plus rapidement possible. C’est normal que ça énerve. » Il n’est pas le seul à agacer. L’ambiance de l’hôpital, plutôt solidaire et bon enfant en temps
“CERTAINS ONT FAIT DES BURN OUT, D’AUTRES ONT DÛ ÊTRE MUTÉS.”
DR DA SILVA
normal, s’est dégradée. « Les chefs de service sont à cran, tout le monde s’engueule », glisse un généraliste. Un an après le début de la crise, à tous les étages, c’est l’heure des examens de conscience et des règlements de comptes.
RIVALITÉS ENTRE SERVICES
« On est passés d’une bataille napoléonienne à une guerre de tranchées », analyse Mathias Wargon – lui-même en Bonaparte sur son profil Twitter. Et comme dans toutes les guerres, il y a eu les héros et ceux qui se sont mis en retrait, les tirailleurs qui sont partis au feu et ceux qui se sont fait porter pâle. « Le Covid agit comme un révélateur », confirme Daniel Da Silva. Révélateur de la crise des vocations, du manque d’e ectifs, de la di culté à recruter dans les services à « gardes ». Aux urgences, par exemple, la quasi-totalité des soignants a un diplôme étranger. « On fait ce que les Français ne veulent pas faire », constate Sana Boukadida, médecin urgentiste originaire de Tunisie. Ce sont ces soignants tunisiens, libanais, algériens qui ont fait tourner des pans entiers de l’hôpital. Le Covid accélérera-t-il leur titularisation, comme le souhaite Mathias Wargon ? Il a en tout cas mis en évidence les injustices, les rivalités entre services, l’écart de rémunérations entre ceux à qui le privé o re des ponts d’or et les autres. Ainsi, la di érence de revenus, pour un anesthésiste ou un radiologue, peut aller du simple au double… En pleine crise du Covid, les faire travailler ensemble n’a rien eu d’évident.
« L’appel au volontariat n’a pas su », reconnaît Ricardina Palavra. Le mépris de certains anesthésistes réanimateurs pour leurs collègues du bloc opératoire n’a rien arrangé. Au plus fort de la tempête, quand les interventions classiques ont été mises à l’arrêt, certains ont préféré se mettre en retrait plutôt que de prêter main-forte à leurs collègues. « On courait partout, et eux, ils dormaient, soupire une infirmière de réanimation. Cela va laisser des traces. »
Najim Dali le reconnaît, il n’était « pas du tout demandeur » pour aller travailler en réanimation. Au début, cet infirmier anesthésiste du bloc s’est même braqué. « C’est un autre métier », dit-il. Au bloc opératoire, il est autonome. « Ici, il faut tout le temps appeler un médecin, on se sent démuni. » Des « formations flash » ont bien été mises en place, mais « c’était humainement compliqué », constate Ricardina Palavra. Bon gré mal gré, Najim a joué le jeu. « Par solidarité », il ne s’est pas mis en maladie, comme certains de ses collègues. Mais pas question que cela devienne une habitude. « Je veux bien venir ponctuellement en renfort, mais pas plus », dit celui qui pourrait doubler son salaire dans le privé. Lui aussi se sent épuisé: « Ce qui devait être ponctuel est en train de devenir la norme… » Dans quel état l’hôpital sortira-t-il de cette guerre ? Le docteur Da Silva ne cache pas son inquiétude: « Tout ça va se terminer un jour. Il y aura alors des accidents, des décompressions. Il faut les anticiper. »
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