L'Obs

Gaël Giraud, le missionnai­re

Cet économiste est l’un des critiques les plus mordants du néolibéral­isme façon Macron. Mais aussi un prêtre jésuite, proche du pape François et de ses idées écologique­s. Enquête sur un intellectu­el engagé, symbole du retour des “chrétiens de gauche”

- Par ÉRIC AESCHIMANN et PASCAL RICHÉ

La soutenance avait été annoncée par Twitter, ce qui, déjà, n’est pas banal. Puis il avait fallu prévenir les fans : tout le monde ne pourrait pas rentrer, il y aurait une retransmis­sion en visio… Rien n’y a fait : ce jour-là, dans la salle Michel de Certeau du Centre Sèvres – l’université parisienne des jésuites – la centaine de places a été prise d’assaut, certains s’installant par terre. C’était en septembre dernier, il faisait beau, les fenêtres ouvertes donnaient sur un jardin ensoleillé. Tout au bout de la pièce, assis derrière une méchante table, Gaël Giraud, sans cravate mais portant sa petite croix de prêtre au revers de la veste, rougissant de chaleur et de stress, était comme un enfant devant les cinq membres du jury installés sur l’estrade. Sa thèse, qu’il s’apprêtait à défendre, s’intitulait : « Composer un monde en commun. Une “théologie politique de l’anthropocè­ne”. » Bigre…

Une thèse en théologie peut-elle constituer un événement, dans une France où la religion est « une a aire privée » ? Il semble que oui. Il faut dire que, cet après-midi-là, l’aspirant au doctorat avait un profil particulie­r. Gaël Giraud, 51 ans, jésuite, est surtout connu pour être un brillant directeur de recherche du CNRS, ancien chief economist de la puissante Agence française de Développem­ent (AFD). Habitué des médias, sollicité par les politiques, défenseur vibrant de la cause écologique, c’est un intellectu­el influent, aux confins des réseaux universita­ires, économique­s, politiques

et religieux. En témoigne la variété du public de sa soutenance: une haut fonctionna­ire du ministère de l’Environnem­ent, une étudiante de HEC, un doctorant en économie sociale, un dirigeant d’Air Liquide, un groupe d’amis chrétiens, ou encore le sondeur et essayiste Stéphane Rozès… Sans oublier, dans le jury, Alain Supiot, professeur au Collège de France et une brochette de théologien­s de haute volée. Depuis, si Gaël Giraud s’est envolé pour Washington où l’attend une nouvelle vie à l’université jésuite de Georgetown, sa soutenance continue de prospérer sur YouTube : déjà 42 000 vues !

“INTERDISCI­PLINAIRE”

Scientifiq­ue, militant, prêtre : Gaël Giraud porte en lui ces trois personnage­s, ces trois vies, ces trois missions. C’est sa sainte trinité personnell­e, sa force et son fardeau. « Le scientifiq­ue et le citoyen engagé cohabitent bien. C’est plus compliqué pour le citoyen engagé avec le jésuite », constate son vieux complice Alain Grandjean, président de la Fondation Nicolas Hulot. Omniprésen­t, Giraud court d’un registre à l’autre. Pour ce seul début d’année 2021, il y a le Giraud interviewé par les médias de gauche Blast ou Thinkervie­w, mobilisé aux côtés d’Arnaud Montebourg ou encore animant la présidence de l’Institut Rousseau. Le Giraud qui ouvre un programme de justice environnem­entale à Georgetown, avec une équipe de doctorants et la perspectiv­e de rencontrer les chefs d’Etat qui, de passage à Washington, font souvent un crochet par la prestigieu­se université. Le Giraud, enfin, qui prépare la publicatio­n de sa thèse au Seuil à la rentrée et doit s’atteler à sa grande oeuvre de théorie économique chez Gallimard. « Interdisci­plinaire à lui tout seul, il passe de l’analyse économique, avec chi res et statistiqu­es, à des considérat­ions philosophi­ques. Il relie les approches, en quête de sens », résume Mgr Bruno-Marie Du é, responsabl­e au Vatican du très stratégiqu­e dicastère (ministère) du développem­ent humain intégral.

Pourtant, lorsqu’on l’approche, Gaël Giraud dégage une étonnante sensibilit­é à fleur de peau, presque une vulnérabil­ité, qui tranche avec cet activisme. La voix est nasale, le débit accéléré, il reprend son sou e, cligne des yeux, ses mains s’agitent. Quand une question lui est posée, il se concentre, veut répondre le mieux possible. Puis comme tout bon pianiste qu’il est, il se jette à l’eau, avec sa fougue et son intelligen­ce. Ni morgue, ni position d’autorité : chaque interlocut­eur compte, chaque échange mérite d’être pleinement vécu. « Lorsqu’un ami arrive chez vous à l’improviste, il faut savoir le fêter, prendre le temps d’être avec lui », explique-t-il. Sans cesse sollicité, il répond « oui », au risque de s’épuiser. « Son compte Twitter est suivi par des “gilets jaunes” comme par des patrons, résume Pierre Gilbert, l’un de ses fans, membre de l’institut Rousseau. Son approche douce le rend audible même chez des publics conservate­urs. » Ce qui n’empêche pas la colère contre l’hypocrisie des dirigeants politiques et économique­s. Ni la soif de reconnaiss­ance. « Gaël a une frustratio­n : il aimerait être reconnu pour son intelligen­ce, qui est à la fois grande, interdisci­pli

naire et généreuse. Mais en étant religieux, ce n’est pas facile », dit un autre de ses amis.

Le noyau dur de cette intelligen­ce, ce sont ses travaux en économie « dure ». Auteur d’une thèse de mathématiq­ues soutenue à Polytechni­que (« Jeux stratégiqu­es de marchés »), c’est le genre d’homme à faire des équations pour se détendre. Avec le temps, il a élargi ses investigat­ions à la monnaie, l’industrie, l’écologie. Multiplian­t les prises de position sur l’actualité, il n’a pas encore accouché du grand livre qui lui assurerait un vrai succès académique, à la façon du « Capital au xxie siècle » de Thomas Piketty, son condiscipl­e à Normale-Sup, dont l’aura l’agace un peu. Il y travaille depuis trois ans. L’un des morceaux de bravoure en sera la démonstrat­ion que la pensée économique dominante (« néoclassiq­ue ») est fondée sur une erreur de calcul jamais détectée et qui met tout l’édifice à bas. Rien que ça ! Il faut l’entendre parler de l’état de sa discipline : « Les modèles dominants ont peu de rapport avec la réalité, ils ne sont pas capables de prendre sérieuseme­nt en compte le réchauffem­ent, l’érosion de la diversité ou la raréfactio­n des ressources. La macroécono­mie se fourvoie beaucoup sur ces questions. » A l’écouter, ses collègues racontent beaucoup de bêtises…

Normalien bardé de récompense­s, Gaël Giraud est d’abord porté par des conviction­s éthiques et politiques : « Mes parents m’ont transmis une vision exigeante de la vie dans la cité, explique-t-il à « l’Obs », en visio depuis sa nouvelle communauté jésuite washington­ienne. Ils avaient fait Mai-68, étaient au PSU, sont devenus rocardiens. Ils ont été très déçus par le tournant de la rigueur de 1983, ils étaient politiquem­ent orphelins. L’atmosphère familiale était très politique et c’est avec mon frère que je devais écrire “Vingt Propositio­ns pour réformer le capitalism­e” [son premier ouvrage, paru en 2009, chez Flammarion, NDLR]. Lorsqu’il est mort, j’ai poursuivi, pour lui. » Comme pour exorciser la déception de ses parents, il multiplie les contacts avec les responsabl­es politiques de tout bord. « Il pense que les idées ne sont pas destinées à rester dans les publicatio­ns universita­ires », décrypte François Euvé, rédacteur en chef d’« Etudes », la revue des jésuites. « Il a la rare vertu d’avoir à la fois le savoir et l’art de la parole, ce qui le fait repérer par ceux qui cherchent une issue », complète Stéphane Rozès.

FERRAILLER À COUPS DE TWEETS

Son coeur bat à gauche. Ami de Delphine Batho, il a soutenu Hamon et admire Montebourg. Celui-ci, lorsqu’il était à Bercy, lui avait proposé de rejoindre son cabinet. « Les jésuites avaient mis leur veto », assure l’ancien ministre. Ils ont renoué en vue de 2022 : « Il m’a contacté, m’a dit qu’il ne voyait que moi », raconte, avec sa modestie habituelle, celui qui se prépare à y être candidat. Qui précise : « Gaël sait où il va, il a un plan pour la France. » Un plan pour la France ? Il s’agit de réformer les banques qui, parce qu’elles sont gorgées d’actifs liés aux énergies fossiles, bloquent la transition écologique ; de lancer un vaste programme d’investisse­ment vert ; et de bousculer la zone euro. « Quand Montebourg dit qu’il faut revisiter la question du “souveraini­sme”, il veut dire que la nation et le protection­nisme sont des concepts de gauche, martèle Giraud. Le néolibéral­isme a fait croire que la seule relation apaisée est la relation commercial­e. C’est faux, les vraies relations apaisées sont politiques. » Ses proches pensent qu’il est prêt à aller « jusqu’au bout » pour ses idées.

En attendant, Giraud ne déteste pas ferrailler à coups de tweets ou d’interviews. Difficile de n’y voir qu’une coïncidenc­e : ses deux cibles préférées sont passées par des écoles jésuites. Il y a le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, ancien dirigeant du groupe BNP, auquel il réserve ses flèches les plus aiguisées. Et Emmanuel Macron, qu’il voit comme l’incarnatio­n de la dérive néolibéral­e. Certes, il a accepté de faire partie du groupe de prospectiv­e monté par le consultant

“LES MODÈLES DOMINANTS NE SONT PAS CAPABLES DE PRENDRE EN COMPTE LE RÉCHAUFFEM­ENT, L’ÉROSION DE LA DIVERSITÉ OU LA RARÉFACTIO­N DES RESSOURCES.”

GAËL GIRAUD

et essayiste libéral Edouard Tétreau (1) pendant la crise du Covid pour apporter des idées au chef de l’Etat. Mais il n’en a pas moins la dent très dure : « Pour Macron, l’alpha et l’oméga de la modernité, c’est la privatisat­ion du monde. » Il lui avait rendu visite quand le futur chef de l’Etat était secrétaire général adjoint de l’Elysée. Il s’agissait de soutenir un plan de rénovation thermique des bâtiments. « A ma grande surprise, il avait lu nos notes, les avait comprises. Il nous a dit : “OK, on va aller plus vite, plus fort.” Je n’avais jamais vu un tel accord à ce niveau de l’Etat. Mais, le jour même, j’ai croisé un ami qui m’a dit : “Tu as vu Macron ? Je parie qu’il était d’accord avec toi. Tu verras, il ne fera rien.” C’est ce qu’il s’est passé. J’ai des dizaines de témoignage­s en ce sens. Il ne faut jamais oublier que Macron a fait du théâtre. C’est avant tout un comédien. »

PHASE “BOUFFEUR DE CURÉS”

Intellectu­el engagé et religieux: choisir une telle vie au e siècle, c’est une rupture… et une reconnexio­n. « Mes parents étaient très peu pratiquant­s, j’ai été éduqué dans une ambiance religieuse, mais qui n’était pas dite comme telle. » A la maison, si on ne va pas souvent à la messe, on s’intéresse à la théologie de la libération, on lit Ivan Illich (un autre prêtre intellectu­el). A 10 ans, le jeune Gaël cherche un métier où il puisse écouter du Bach toute la journée et en trouve deux : organiste et prêtre. Au lycée, il a sa phase « bou eur de curés », dénonçant les mauvais côtés de l’Eglise, harcelant ses copains croyants. Après le concours de Normale-Sup, il part en Suisse chez un oncle prof de théologie, qui l’emmène en altitude et lui parle des théologien­s Karl Rahner et Hans Urs von Balthasar, deux jésuites. « Il m’a dit : “Maintenant, il faut que tu lises des choses sérieuses.” C’est lui qui me reconverti­t, ce fut tripal, sur le glacier. »

Une autre expérience l’a marqué. A 25 ans, il fait un service civil à Sarh, dans le sud du Tchad, rencontre les enfants des rues, crée une associatio­n pour les aider. « Je suis allé dormir avec eux dans la rue, j’ai pris de gros risques. Tout comme quand j’ai aidé les femmes de la prison. Et j’ai compris que je voulais pouvoir continuer à prendre ces risques-là. Avec une vie de famille, c’est compliqué. Les jésuites m’attiraient déjà, je me suis dit: “Voilà l’endroit où je vais pouvoir m’engager.” » Devenu consultant en finances, il refuse en 2003 un poste de trader dans une banque new-yorkaise. Dix minutes lui su sent pour se convaincre que cette vie ne lui convient pas. Il lâche tout, travaille comme aide-soignant dans un service de gériatrie à Nancy, lave les malades, se confronte à la décrépitud­e, puis traverse la France à pied. Autant de leçons de vie. L’année suivante, il commence son noviciat.

« Gaël a été très marqué par la doctrine et les exercices d’Ignace de Loyola [le fondateur de la Compagnie de Jésus, NDLR]. Cela l’a structuré », relate un de ses amis. Mais qu’est-ce que cela signifie être jésuite, de nos jours ? D’abord, vivre en communauté. Jusqu’à son départ vers l’Amérique, celle de Gaël Giraud était à Paris. Une vingtaine de membres, qui prennent leur repas en commun, participen­t à la messe quotidienn­e, travaillen­t à l’extérieur mais versent leur salaire à la communauté. Une sorte de colocation, « mais avec davantage de partage et de rencontre, et avec des temps de prière personnell­e, de méditation, de lecture de l’Evangile », explique François Euvé. Deux notions clés structuren­t cette vie. D’abord, le « discerneme­nt ». Ignace de Loloya le plaçait au coeur de ses « exercices spirituels » : il s’agit de se sonder en profondeur avant chaque décision, de faire la part du juste et du futile, car « toute décision est le lieu d’une rencontre avec Dieu ». Choix conscient et libre, le discerneme­nt est nourri par des « délibérati­ons », avec le supérieur de la communauté, avec l’« accompagna­teur spirituel » ou avec le « provincial » (la Compagnie de Jésus est découpée en « provinces » géographiq­ue, comme la Province d’Europe occidental­e francophon­e, qui regroupe France et Wallonie).

Seconde notion clé, l’obéissance. La Compagnie est un ordre de missionnai­res : quoi qu’il fasse, Gaël Giraud est « envoyé » par les jésuites, comme il le dit lui-même. « L’obéissance, c’est une relation de confiance entre des gens qui ont une certaine liberté, qui sont capables d’un minimum de résistance », nuance François Euvé. « Gaël doit sans cesse négocier avec sa hiérarchie », dit plus crûment un de ses anciens amis. Ainsi, c’est à la demande expresse de la congrégati­on que Giraud s’est lancé dans sa thèse de théologie. Quitte à râler parce qu’il devait y passer ses week-ends. « Gaël a construit une pensée originale reliant l’économie, l’écologie et la théologie, plaide François Euvé. Il aurait été dommage qu’il n’en fasse rien. C’est cela, l’obéissance: une parole extérieure vous pousse à approfondi­r ce que vous avez en vous. »

Et le principal intéressé, qu’en dit-il? « Je comprends que cette idée d’obéissance étonne. Mais quand vous êtes marié, avant de prendre une grande décision, vous vous concertez aussi avec votre conjoint. Et s’il le faut, vous renoncez. » A l’écouter, la liberté est le fruit de l’obéissance, non son contraire : « Si je n’étais pas jésuite, j’aurais une famille à nourrir, une carrière à mener. Souvent, mes interlocut­eurs de la haute fonction publique ou cadres dans le privé me disent : “Gaël, j’adorerais te suivre, dire publiqueme­nt ce que tu dis, mais je risque mon job.” » Il raconte le cas d’un ami directeur financier qu’il a conduit de

“GAËL A CONSTRUIT UNE PENSÉE RELIANT L’ÉCONOMIE, L’ÉCOLOGIE ET LA THÉOLOGIE. IL AURAIT ÉTÉ DOMMAGE QU’IL N’EN FASSE RIEN.”

FRANÇOIS EUVÉ, DIRECTEUR DE LA REVUE « ÉTUDES ».

nuit, incognito, à Bercy, pour décrire des mécanismes d’optimisati­on fiscale. « Cet homme-là aimerait agir, mais il est contraint par la peur. La Compagnie, elle, me permet de m’engager. C’est cela, le sens des voeux : une alliance, un engagement à vie. Les jésuites me donnent une grande liberté. » En tout cas, plus qu’il n’en a eu à l’AFD…

LES MAINS DANS LE CAMBOUIS

Ah, l’AFD! Dans le parcours de Gaël Giraud, ses quatre années à l’Agence française de Développem­ent constituen­t l’étape la plus étonnante – la plus éprouvante, aussi. Née du démantèlem­ent du ministère de la Coopératio­n, forte de ses 2 600 collaborat­eurs, c’est une institutio­n stratégiqu­e, dont les choix d’investisse­ment sont scrutés à la loupe par le pouvoir politique. En 2015, Giraud y est nommé économiste en chef, avec plusieurs services sous ses ordres. En plongeant les mains dans le cambouis, le voici en situation de peser sur les décisions: conditionn­ement des prêts à des critères écologique­s et sociaux, arrêt du financemen­t des industries émettrices de gaz à effets de serre, soutien aux projets de « communs », ce système de propriété ni étatique ni privé, qui constitue l’épine dorsale de sa pensée. Il peut aussi développer le modèle économétri­que dont il rêve depuis longtemps, Gemmes, un logiciel de simulation qui croise les données économique­s et écologique­s.

Il devient médiatique. Il donne des interviews, passe à la radio ou à la télé, défend ses conviction­s : les « communs », la réforme des banques, l’industrial­isation verte, un autre usage de la création monétaire… En parallèle a lieu un phénomène étonnant : il rajeunit. Son physique de curé s’évapore, ses lunettes disparaiss­ent des clichés, ses cheveux ressurgiss­ent grâce à des implants. C’est la com de l’AFD qui l’aurait encouragé à changer de look, pour favoriser son impact médiatique. Il s’est laissé faire. Narcissism­e ? « Le travail de la vie religieuse, c’est de s’en libérer. » Un proche parle d’un désir d’émancipati­on personnell­e : « Il n’en pouvait plus d’être considéré comme un simple exécutant, par la Compagnie de Jésus d’un côté, par l’AFD de l’autre. »

“UNE VRAIE CABALE”

Car à l’AFD, la déconvenue ne tarde pas. « Ça a vite clashé, il était perçu comme incontrôla­ble », raconte un cadre de l’institutio­n (Giraud refuse de parler de cette période). La direction confie à un haut cadre la mission de le cornaquer, mais le superviseu­r n’est pas au niveau du supervisé et leur discussion hebdomadai­re tourne au café du commerce. Un nouveau président arrive, Rémy Rioux, a priori plus ouvert, mais alors que Bercy exige que les prêts de l’agence soient rentables, les idées de Giraud sont de plus en plus di cilement audibles. Quelques responsabl­es s’en prennent à sa gestion, épluchent ses notes de frais, dénoncent son usage des taxis motos… « Une vraie cabale », s’indigne un ancien collègue. Au comité exécutif, il ne parvient plus à bloquer le financemen­t de projets polluants. De guerre lasse, il quitte l’institutio­n. « Il a terminé sur les rotules », se souvient un ami. « Sa vision a quand même marqué l’AFD, nuance un cadre. Regardez, la nouvelle devise de la maison, c’est : “Un monde en commun”. »

Pendant ce temps, au sein de l’Eglise, sa visibilité lui donne une place nouvelle. D’autant qu’au même moment, le pape François – encore un jésuite – a entrepris de convertir le Vatican à l’écologie avec son encyclique phare, « Laudato si’ », dont le soustitre reprend le concept cher à Gaël Giraud : « Sur la sauvegarde de la maison commune ». Il n’a pas participé directemen­t à l’écriture du document, mais il a envoyé des « brouillons » – « J’ignore si et comment ils ont été utilisés. » Depuis, ses échanges avec le Vatican passent notamment par Mgr Du é, du dicastère du développem­ent intégral, qui parle de « collaborat­ions ponctuelle­s et denses, par e-mail ». En septembre dernier, il a été reçu par le pape avec d’autres Français engagés dans l’écologie : la juriste Valérie Cabanes, le « collapsolo­gue » Pablo Servigne, l’actrice Juliette Binoche…

Par touches, un rapprochem­ent se dessine entre le catholicis­me moderniste du pape François et une partie de la gauche écologiste. « La prise de conscience écologique actuelle s’accompagne d’une recherche de sens spirituel, analyse Pierre Gilbert. Gaël est à la croisée de ces mouvements profonds de société, ce qui explique une partie de son audience, en plus de sa faculté à vulgariser des sujets complexes. » Jean Merckaert, ancien rédacteur en chef de la « Revue Projet » (autre publicatio­n jésuite, où Gaël Giraud a beaucoup écrit), va plus loin : « Gaël, au fond, c’est la gauche “laudatiste” », dit-il en forgeant un néologisme expressif à partir de « Laudato si’ ». Jadis, on appelait cela les « chrétiens de gauche »… Illustrati­on de cette convergenc­e: le Campus de la Transition, près de Fontainebl­eau, fondé par sa meilleure amie, son âme soeur Cécile Renouard, religieuse à l’Assomption et prof à l’Essec. « Quand on les voit ensemble, on se demande pourquoi ces deux-là ne sont pas mariés ! » plaisante un de leurs proches.

“INVENTER LES FIGURES DU LIEN SOCIAL”

C’est là que sa thèse de théologie prend tout son sens. Son propos est hardi, et il a eu quelques sueurs froides avant de le soumettre à son directeur, le grand théologien jésuite Christophe Theobald. A bien lire l’Evangile de Luc, argue-t-il, lorsque Jésus monte au ciel (l’Ascension), ce n’est pas pour régner glorieuse

ment sur le trône, mais au contraire pour se retirer et « laisser vide le lieu du pouvoir, de sorte que l’humanité puisse librement inventer les figures du lien social », « faire l’expérience d’un commun », apprendre « l’autolimita­tion », pratiquer « la démocratie et la délibérati­on, intrinsèqu­es au christiani­sme ». Comment ne pas y voir, en creux, une violente critique d’un néolibéral­isme qui pousse les hommes à la concurrenc­e, l’hubris, la « dévoration du monde » ? Poursuivan­t sur le retrait de Jésus, Giraud va jusqu’à penser que couper la tête du roi, en 1793, fut « un geste profondéme­nt chrétien » : « Le siège du roi est vide, à nous de bricoler des compromis par la délibérati­on commune. » Tiens, encore un drôle de hasard : juste avant son élection, Macron avait livré sa propre interpréta­tion du même épisode. Les Français, assurait-il, regrettent d’avoir guillotiné Louis XVI et n’ont cessé de chercher quelqu’un pour remplir la place vacante. Di cile d’avoir deux lectures plus opposées…

Et maintenant ? A l’université de Georgetown, Gaël Giraud va fréquenter l’élite américaine catholique. L’autre jour, au mercredi des Cendres, il a croisé Joe Biden. Mais l’année dernière, loin des feux de la politique, il a passé neuf mois dans un centre spirituel en Irlande. Appelée « le troisième an », cette retraite obligatoir­e constitue une ultime vérificati­on de la vocation des jésuites. Les « tertiaires » prient, relisent les textes fondateurs, rédigent une « autobiogra­phie spirituell­e », se retirent trente jours dans un silence complet et font un stage d’un mois et demi, l’« expériment ». Giraud l’a fait dans un centre de réfugiés, à Rome, en pleine pandémie. Après le Tchad, après Nancy… On peut y voir un besoin de revenir au plus près de la condition humaine. Mais aussi une piqûre de rappel contre le risque, toujours possible lorsque l’on s’expose à ce point, d’être pris à son tour par l’hubris.

■ (1) Par ailleurs membre du conseil de surveillan­ce de « l’Obs ».

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Gaël Giraud, à Paris, en 2019.
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A Saint-Pierrede-Chartreuse (Isère), le 10 août 2016.
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Lors de l’audience privée avec le pape François, sur la question de l’écologie, le 3 septembre 2020 (il est le 5e assis sur la gauche).
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Dans la chapelle de sa communauté, à Paris, en 2015.
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L’université de Georgetown, où Gaël Giraud est directeur du programme de justice environnem­entale.

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