Gaël Giraud, le missionnaire
Cet économiste est l’un des critiques les plus mordants du néolibéralisme façon Macron. Mais aussi un prêtre jésuite, proche du pape François et de ses idées écologiques. Enquête sur un intellectuel engagé, symbole du retour des “chrétiens de gauche”
La soutenance avait été annoncée par Twitter, ce qui, déjà, n’est pas banal. Puis il avait fallu prévenir les fans : tout le monde ne pourrait pas rentrer, il y aurait une retransmission en visio… Rien n’y a fait : ce jour-là, dans la salle Michel de Certeau du Centre Sèvres – l’université parisienne des jésuites – la centaine de places a été prise d’assaut, certains s’installant par terre. C’était en septembre dernier, il faisait beau, les fenêtres ouvertes donnaient sur un jardin ensoleillé. Tout au bout de la pièce, assis derrière une méchante table, Gaël Giraud, sans cravate mais portant sa petite croix de prêtre au revers de la veste, rougissant de chaleur et de stress, était comme un enfant devant les cinq membres du jury installés sur l’estrade. Sa thèse, qu’il s’apprêtait à défendre, s’intitulait : « Composer un monde en commun. Une “théologie politique de l’anthropocène”. » Bigre…
Une thèse en théologie peut-elle constituer un événement, dans une France où la religion est « une a aire privée » ? Il semble que oui. Il faut dire que, cet après-midi-là, l’aspirant au doctorat avait un profil particulier. Gaël Giraud, 51 ans, jésuite, est surtout connu pour être un brillant directeur de recherche du CNRS, ancien chief economist de la puissante Agence française de Développement (AFD). Habitué des médias, sollicité par les politiques, défenseur vibrant de la cause écologique, c’est un intellectuel influent, aux confins des réseaux universitaires, économiques, politiques
et religieux. En témoigne la variété du public de sa soutenance: une haut fonctionnaire du ministère de l’Environnement, une étudiante de HEC, un doctorant en économie sociale, un dirigeant d’Air Liquide, un groupe d’amis chrétiens, ou encore le sondeur et essayiste Stéphane Rozès… Sans oublier, dans le jury, Alain Supiot, professeur au Collège de France et une brochette de théologiens de haute volée. Depuis, si Gaël Giraud s’est envolé pour Washington où l’attend une nouvelle vie à l’université jésuite de Georgetown, sa soutenance continue de prospérer sur YouTube : déjà 42 000 vues !
“INTERDISCIPLINAIRE”
Scientifique, militant, prêtre : Gaël Giraud porte en lui ces trois personnages, ces trois vies, ces trois missions. C’est sa sainte trinité personnelle, sa force et son fardeau. « Le scientifique et le citoyen engagé cohabitent bien. C’est plus compliqué pour le citoyen engagé avec le jésuite », constate son vieux complice Alain Grandjean, président de la Fondation Nicolas Hulot. Omniprésent, Giraud court d’un registre à l’autre. Pour ce seul début d’année 2021, il y a le Giraud interviewé par les médias de gauche Blast ou Thinkerview, mobilisé aux côtés d’Arnaud Montebourg ou encore animant la présidence de l’Institut Rousseau. Le Giraud qui ouvre un programme de justice environnementale à Georgetown, avec une équipe de doctorants et la perspective de rencontrer les chefs d’Etat qui, de passage à Washington, font souvent un crochet par la prestigieuse université. Le Giraud, enfin, qui prépare la publication de sa thèse au Seuil à la rentrée et doit s’atteler à sa grande oeuvre de théorie économique chez Gallimard. « Interdisciplinaire à lui tout seul, il passe de l’analyse économique, avec chi res et statistiques, à des considérations philosophiques. Il relie les approches, en quête de sens », résume Mgr Bruno-Marie Du é, responsable au Vatican du très stratégique dicastère (ministère) du développement humain intégral.
Pourtant, lorsqu’on l’approche, Gaël Giraud dégage une étonnante sensibilité à fleur de peau, presque une vulnérabilité, qui tranche avec cet activisme. La voix est nasale, le débit accéléré, il reprend son sou e, cligne des yeux, ses mains s’agitent. Quand une question lui est posée, il se concentre, veut répondre le mieux possible. Puis comme tout bon pianiste qu’il est, il se jette à l’eau, avec sa fougue et son intelligence. Ni morgue, ni position d’autorité : chaque interlocuteur compte, chaque échange mérite d’être pleinement vécu. « Lorsqu’un ami arrive chez vous à l’improviste, il faut savoir le fêter, prendre le temps d’être avec lui », explique-t-il. Sans cesse sollicité, il répond « oui », au risque de s’épuiser. « Son compte Twitter est suivi par des “gilets jaunes” comme par des patrons, résume Pierre Gilbert, l’un de ses fans, membre de l’institut Rousseau. Son approche douce le rend audible même chez des publics conservateurs. » Ce qui n’empêche pas la colère contre l’hypocrisie des dirigeants politiques et économiques. Ni la soif de reconnaissance. « Gaël a une frustration : il aimerait être reconnu pour son intelligence, qui est à la fois grande, interdiscipli
naire et généreuse. Mais en étant religieux, ce n’est pas facile », dit un autre de ses amis.
Le noyau dur de cette intelligence, ce sont ses travaux en économie « dure ». Auteur d’une thèse de mathématiques soutenue à Polytechnique (« Jeux stratégiques de marchés »), c’est le genre d’homme à faire des équations pour se détendre. Avec le temps, il a élargi ses investigations à la monnaie, l’industrie, l’écologie. Multipliant les prises de position sur l’actualité, il n’a pas encore accouché du grand livre qui lui assurerait un vrai succès académique, à la façon du « Capital au xxie siècle » de Thomas Piketty, son condisciple à Normale-Sup, dont l’aura l’agace un peu. Il y travaille depuis trois ans. L’un des morceaux de bravoure en sera la démonstration que la pensée économique dominante (« néoclassique ») est fondée sur une erreur de calcul jamais détectée et qui met tout l’édifice à bas. Rien que ça ! Il faut l’entendre parler de l’état de sa discipline : « Les modèles dominants ont peu de rapport avec la réalité, ils ne sont pas capables de prendre sérieusement en compte le réchauffement, l’érosion de la diversité ou la raréfaction des ressources. La macroéconomie se fourvoie beaucoup sur ces questions. » A l’écouter, ses collègues racontent beaucoup de bêtises…
Normalien bardé de récompenses, Gaël Giraud est d’abord porté par des convictions éthiques et politiques : « Mes parents m’ont transmis une vision exigeante de la vie dans la cité, explique-t-il à « l’Obs », en visio depuis sa nouvelle communauté jésuite washingtonienne. Ils avaient fait Mai-68, étaient au PSU, sont devenus rocardiens. Ils ont été très déçus par le tournant de la rigueur de 1983, ils étaient politiquement orphelins. L’atmosphère familiale était très politique et c’est avec mon frère que je devais écrire “Vingt Propositions pour réformer le capitalisme” [son premier ouvrage, paru en 2009, chez Flammarion, NDLR]. Lorsqu’il est mort, j’ai poursuivi, pour lui. » Comme pour exorciser la déception de ses parents, il multiplie les contacts avec les responsables politiques de tout bord. « Il pense que les idées ne sont pas destinées à rester dans les publications universitaires », décrypte François Euvé, rédacteur en chef d’« Etudes », la revue des jésuites. « Il a la rare vertu d’avoir à la fois le savoir et l’art de la parole, ce qui le fait repérer par ceux qui cherchent une issue », complète Stéphane Rozès.
FERRAILLER À COUPS DE TWEETS
Son coeur bat à gauche. Ami de Delphine Batho, il a soutenu Hamon et admire Montebourg. Celui-ci, lorsqu’il était à Bercy, lui avait proposé de rejoindre son cabinet. « Les jésuites avaient mis leur veto », assure l’ancien ministre. Ils ont renoué en vue de 2022 : « Il m’a contacté, m’a dit qu’il ne voyait que moi », raconte, avec sa modestie habituelle, celui qui se prépare à y être candidat. Qui précise : « Gaël sait où il va, il a un plan pour la France. » Un plan pour la France ? Il s’agit de réformer les banques qui, parce qu’elles sont gorgées d’actifs liés aux énergies fossiles, bloquent la transition écologique ; de lancer un vaste programme d’investissement vert ; et de bousculer la zone euro. « Quand Montebourg dit qu’il faut revisiter la question du “souverainisme”, il veut dire que la nation et le protectionnisme sont des concepts de gauche, martèle Giraud. Le néolibéralisme a fait croire que la seule relation apaisée est la relation commerciale. C’est faux, les vraies relations apaisées sont politiques. » Ses proches pensent qu’il est prêt à aller « jusqu’au bout » pour ses idées.
En attendant, Giraud ne déteste pas ferrailler à coups de tweets ou d’interviews. Difficile de n’y voir qu’une coïncidence : ses deux cibles préférées sont passées par des écoles jésuites. Il y a le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, ancien dirigeant du groupe BNP, auquel il réserve ses flèches les plus aiguisées. Et Emmanuel Macron, qu’il voit comme l’incarnation de la dérive néolibérale. Certes, il a accepté de faire partie du groupe de prospective monté par le consultant
“LES MODÈLES DOMINANTS NE SONT PAS CAPABLES DE PRENDRE EN COMPTE LE RÉCHAUFFEMENT, L’ÉROSION DE LA DIVERSITÉ OU LA RARÉFACTION DES RESSOURCES.”
GAËL GIRAUD
et essayiste libéral Edouard Tétreau (1) pendant la crise du Covid pour apporter des idées au chef de l’Etat. Mais il n’en a pas moins la dent très dure : « Pour Macron, l’alpha et l’oméga de la modernité, c’est la privatisation du monde. » Il lui avait rendu visite quand le futur chef de l’Etat était secrétaire général adjoint de l’Elysée. Il s’agissait de soutenir un plan de rénovation thermique des bâtiments. « A ma grande surprise, il avait lu nos notes, les avait comprises. Il nous a dit : “OK, on va aller plus vite, plus fort.” Je n’avais jamais vu un tel accord à ce niveau de l’Etat. Mais, le jour même, j’ai croisé un ami qui m’a dit : “Tu as vu Macron ? Je parie qu’il était d’accord avec toi. Tu verras, il ne fera rien.” C’est ce qu’il s’est passé. J’ai des dizaines de témoignages en ce sens. Il ne faut jamais oublier que Macron a fait du théâtre. C’est avant tout un comédien. »
PHASE “BOUFFEUR DE CURÉS”
Intellectuel engagé et religieux: choisir une telle vie au e siècle, c’est une rupture… et une reconnexion. « Mes parents étaient très peu pratiquants, j’ai été éduqué dans une ambiance religieuse, mais qui n’était pas dite comme telle. » A la maison, si on ne va pas souvent à la messe, on s’intéresse à la théologie de la libération, on lit Ivan Illich (un autre prêtre intellectuel). A 10 ans, le jeune Gaël cherche un métier où il puisse écouter du Bach toute la journée et en trouve deux : organiste et prêtre. Au lycée, il a sa phase « bou eur de curés », dénonçant les mauvais côtés de l’Eglise, harcelant ses copains croyants. Après le concours de Normale-Sup, il part en Suisse chez un oncle prof de théologie, qui l’emmène en altitude et lui parle des théologiens Karl Rahner et Hans Urs von Balthasar, deux jésuites. « Il m’a dit : “Maintenant, il faut que tu lises des choses sérieuses.” C’est lui qui me reconvertit, ce fut tripal, sur le glacier. »
Une autre expérience l’a marqué. A 25 ans, il fait un service civil à Sarh, dans le sud du Tchad, rencontre les enfants des rues, crée une association pour les aider. « Je suis allé dormir avec eux dans la rue, j’ai pris de gros risques. Tout comme quand j’ai aidé les femmes de la prison. Et j’ai compris que je voulais pouvoir continuer à prendre ces risques-là. Avec une vie de famille, c’est compliqué. Les jésuites m’attiraient déjà, je me suis dit: “Voilà l’endroit où je vais pouvoir m’engager.” » Devenu consultant en finances, il refuse en 2003 un poste de trader dans une banque new-yorkaise. Dix minutes lui su sent pour se convaincre que cette vie ne lui convient pas. Il lâche tout, travaille comme aide-soignant dans un service de gériatrie à Nancy, lave les malades, se confronte à la décrépitude, puis traverse la France à pied. Autant de leçons de vie. L’année suivante, il commence son noviciat.
« Gaël a été très marqué par la doctrine et les exercices d’Ignace de Loyola [le fondateur de la Compagnie de Jésus, NDLR]. Cela l’a structuré », relate un de ses amis. Mais qu’est-ce que cela signifie être jésuite, de nos jours ? D’abord, vivre en communauté. Jusqu’à son départ vers l’Amérique, celle de Gaël Giraud était à Paris. Une vingtaine de membres, qui prennent leur repas en commun, participent à la messe quotidienne, travaillent à l’extérieur mais versent leur salaire à la communauté. Une sorte de colocation, « mais avec davantage de partage et de rencontre, et avec des temps de prière personnelle, de méditation, de lecture de l’Evangile », explique François Euvé. Deux notions clés structurent cette vie. D’abord, le « discernement ». Ignace de Loloya le plaçait au coeur de ses « exercices spirituels » : il s’agit de se sonder en profondeur avant chaque décision, de faire la part du juste et du futile, car « toute décision est le lieu d’une rencontre avec Dieu ». Choix conscient et libre, le discernement est nourri par des « délibérations », avec le supérieur de la communauté, avec l’« accompagnateur spirituel » ou avec le « provincial » (la Compagnie de Jésus est découpée en « provinces » géographique, comme la Province d’Europe occidentale francophone, qui regroupe France et Wallonie).
Seconde notion clé, l’obéissance. La Compagnie est un ordre de missionnaires : quoi qu’il fasse, Gaël Giraud est « envoyé » par les jésuites, comme il le dit lui-même. « L’obéissance, c’est une relation de confiance entre des gens qui ont une certaine liberté, qui sont capables d’un minimum de résistance », nuance François Euvé. « Gaël doit sans cesse négocier avec sa hiérarchie », dit plus crûment un de ses anciens amis. Ainsi, c’est à la demande expresse de la congrégation que Giraud s’est lancé dans sa thèse de théologie. Quitte à râler parce qu’il devait y passer ses week-ends. « Gaël a construit une pensée originale reliant l’économie, l’écologie et la théologie, plaide François Euvé. Il aurait été dommage qu’il n’en fasse rien. C’est cela, l’obéissance: une parole extérieure vous pousse à approfondir ce que vous avez en vous. »
Et le principal intéressé, qu’en dit-il? « Je comprends que cette idée d’obéissance étonne. Mais quand vous êtes marié, avant de prendre une grande décision, vous vous concertez aussi avec votre conjoint. Et s’il le faut, vous renoncez. » A l’écouter, la liberté est le fruit de l’obéissance, non son contraire : « Si je n’étais pas jésuite, j’aurais une famille à nourrir, une carrière à mener. Souvent, mes interlocuteurs de la haute fonction publique ou cadres dans le privé me disent : “Gaël, j’adorerais te suivre, dire publiquement ce que tu dis, mais je risque mon job.” » Il raconte le cas d’un ami directeur financier qu’il a conduit de
“GAËL A CONSTRUIT UNE PENSÉE RELIANT L’ÉCONOMIE, L’ÉCOLOGIE ET LA THÉOLOGIE. IL AURAIT ÉTÉ DOMMAGE QU’IL N’EN FASSE RIEN.”
FRANÇOIS EUVÉ, DIRECTEUR DE LA REVUE « ÉTUDES ».
nuit, incognito, à Bercy, pour décrire des mécanismes d’optimisation fiscale. « Cet homme-là aimerait agir, mais il est contraint par la peur. La Compagnie, elle, me permet de m’engager. C’est cela, le sens des voeux : une alliance, un engagement à vie. Les jésuites me donnent une grande liberté. » En tout cas, plus qu’il n’en a eu à l’AFD…
LES MAINS DANS LE CAMBOUIS
Ah, l’AFD! Dans le parcours de Gaël Giraud, ses quatre années à l’Agence française de Développement constituent l’étape la plus étonnante – la plus éprouvante, aussi. Née du démantèlement du ministère de la Coopération, forte de ses 2 600 collaborateurs, c’est une institution stratégique, dont les choix d’investissement sont scrutés à la loupe par le pouvoir politique. En 2015, Giraud y est nommé économiste en chef, avec plusieurs services sous ses ordres. En plongeant les mains dans le cambouis, le voici en situation de peser sur les décisions: conditionnement des prêts à des critères écologiques et sociaux, arrêt du financement des industries émettrices de gaz à effets de serre, soutien aux projets de « communs », ce système de propriété ni étatique ni privé, qui constitue l’épine dorsale de sa pensée. Il peut aussi développer le modèle économétrique dont il rêve depuis longtemps, Gemmes, un logiciel de simulation qui croise les données économiques et écologiques.
Il devient médiatique. Il donne des interviews, passe à la radio ou à la télé, défend ses convictions : les « communs », la réforme des banques, l’industrialisation verte, un autre usage de la création monétaire… En parallèle a lieu un phénomène étonnant : il rajeunit. Son physique de curé s’évapore, ses lunettes disparaissent des clichés, ses cheveux ressurgissent grâce à des implants. C’est la com de l’AFD qui l’aurait encouragé à changer de look, pour favoriser son impact médiatique. Il s’est laissé faire. Narcissisme ? « Le travail de la vie religieuse, c’est de s’en libérer. » Un proche parle d’un désir d’émancipation personnelle : « Il n’en pouvait plus d’être considéré comme un simple exécutant, par la Compagnie de Jésus d’un côté, par l’AFD de l’autre. »
“UNE VRAIE CABALE”
Car à l’AFD, la déconvenue ne tarde pas. « Ça a vite clashé, il était perçu comme incontrôlable », raconte un cadre de l’institution (Giraud refuse de parler de cette période). La direction confie à un haut cadre la mission de le cornaquer, mais le superviseur n’est pas au niveau du supervisé et leur discussion hebdomadaire tourne au café du commerce. Un nouveau président arrive, Rémy Rioux, a priori plus ouvert, mais alors que Bercy exige que les prêts de l’agence soient rentables, les idées de Giraud sont de plus en plus di cilement audibles. Quelques responsables s’en prennent à sa gestion, épluchent ses notes de frais, dénoncent son usage des taxis motos… « Une vraie cabale », s’indigne un ancien collègue. Au comité exécutif, il ne parvient plus à bloquer le financement de projets polluants. De guerre lasse, il quitte l’institution. « Il a terminé sur les rotules », se souvient un ami. « Sa vision a quand même marqué l’AFD, nuance un cadre. Regardez, la nouvelle devise de la maison, c’est : “Un monde en commun”. »
Pendant ce temps, au sein de l’Eglise, sa visibilité lui donne une place nouvelle. D’autant qu’au même moment, le pape François – encore un jésuite – a entrepris de convertir le Vatican à l’écologie avec son encyclique phare, « Laudato si’ », dont le soustitre reprend le concept cher à Gaël Giraud : « Sur la sauvegarde de la maison commune ». Il n’a pas participé directement à l’écriture du document, mais il a envoyé des « brouillons » – « J’ignore si et comment ils ont été utilisés. » Depuis, ses échanges avec le Vatican passent notamment par Mgr Du é, du dicastère du développement intégral, qui parle de « collaborations ponctuelles et denses, par e-mail ». En septembre dernier, il a été reçu par le pape avec d’autres Français engagés dans l’écologie : la juriste Valérie Cabanes, le « collapsologue » Pablo Servigne, l’actrice Juliette Binoche…
Par touches, un rapprochement se dessine entre le catholicisme moderniste du pape François et une partie de la gauche écologiste. « La prise de conscience écologique actuelle s’accompagne d’une recherche de sens spirituel, analyse Pierre Gilbert. Gaël est à la croisée de ces mouvements profonds de société, ce qui explique une partie de son audience, en plus de sa faculté à vulgariser des sujets complexes. » Jean Merckaert, ancien rédacteur en chef de la « Revue Projet » (autre publication jésuite, où Gaël Giraud a beaucoup écrit), va plus loin : « Gaël, au fond, c’est la gauche “laudatiste” », dit-il en forgeant un néologisme expressif à partir de « Laudato si’ ». Jadis, on appelait cela les « chrétiens de gauche »… Illustration de cette convergence: le Campus de la Transition, près de Fontainebleau, fondé par sa meilleure amie, son âme soeur Cécile Renouard, religieuse à l’Assomption et prof à l’Essec. « Quand on les voit ensemble, on se demande pourquoi ces deux-là ne sont pas mariés ! » plaisante un de leurs proches.
“INVENTER LES FIGURES DU LIEN SOCIAL”
C’est là que sa thèse de théologie prend tout son sens. Son propos est hardi, et il a eu quelques sueurs froides avant de le soumettre à son directeur, le grand théologien jésuite Christophe Theobald. A bien lire l’Evangile de Luc, argue-t-il, lorsque Jésus monte au ciel (l’Ascension), ce n’est pas pour régner glorieuse
ment sur le trône, mais au contraire pour se retirer et « laisser vide le lieu du pouvoir, de sorte que l’humanité puisse librement inventer les figures du lien social », « faire l’expérience d’un commun », apprendre « l’autolimitation », pratiquer « la démocratie et la délibération, intrinsèques au christianisme ». Comment ne pas y voir, en creux, une violente critique d’un néolibéralisme qui pousse les hommes à la concurrence, l’hubris, la « dévoration du monde » ? Poursuivant sur le retrait de Jésus, Giraud va jusqu’à penser que couper la tête du roi, en 1793, fut « un geste profondément chrétien » : « Le siège du roi est vide, à nous de bricoler des compromis par la délibération commune. » Tiens, encore un drôle de hasard : juste avant son élection, Macron avait livré sa propre interprétation du même épisode. Les Français, assurait-il, regrettent d’avoir guillotiné Louis XVI et n’ont cessé de chercher quelqu’un pour remplir la place vacante. Di cile d’avoir deux lectures plus opposées…
Et maintenant ? A l’université de Georgetown, Gaël Giraud va fréquenter l’élite américaine catholique. L’autre jour, au mercredi des Cendres, il a croisé Joe Biden. Mais l’année dernière, loin des feux de la politique, il a passé neuf mois dans un centre spirituel en Irlande. Appelée « le troisième an », cette retraite obligatoire constitue une ultime vérification de la vocation des jésuites. Les « tertiaires » prient, relisent les textes fondateurs, rédigent une « autobiographie spirituelle », se retirent trente jours dans un silence complet et font un stage d’un mois et demi, l’« expériment ». Giraud l’a fait dans un centre de réfugiés, à Rome, en pleine pandémie. Après le Tchad, après Nancy… On peut y voir un besoin de revenir au plus près de la condition humaine. Mais aussi une piqûre de rappel contre le risque, toujours possible lorsque l’on s’expose à ce point, d’être pris à son tour par l’hubris.
■ (1) Par ailleurs membre du conseil de surveillance de « l’Obs ».