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L’INTIME ÉTRANGÈRE, PAR ANNE RÉVAH, MERCURE DE FRANCE, 136 P., 14 EUROS (EN LIBRAIRIE LE 6 MAI).

- JÉRÔME GARCIN

Dans « le Pays dont je me souviens », son précédent roman, un homme déprimé quittait tout, sa femme, le collège où il enseignait la physique, sa ville pluvieuse, et s’enfuyait, sans jamais se retourner, vers un mystérieux lac d’eau salée, situé dans un pays montagneux, du côté des îles grecques. La femme que, dans son nouveau livre, Anne Révah tutoie, comme si elle alpaguait une étrangère et voulait écarter le spectre de la ressemblan­ce, vient également de faire un long voyage de huit semaines dans un autre monde. Il ne fut pas magnifique, mais horrifique. « Tu es partie ailleurs, très loin, tu es revenue, exactement comme si tu avais voyagé, le problème, c’est que ce sont les autres qui en gardent des souvenirs… » Rien d’exotique sur le rivage gris où Suzanne échoue. Il s’agit d’une clinique de Saint-Mandé, où, en mars dernier, alors que la France était confinée, elle fut admise en urgence. Victime d’une forme grave de mélancolie délirante, elle avait des hallucinat­ions, des pulsions suicidaire­s – « Jette-toi », lui ordonnait sans cesse une voix intérieure –, sentait ses organes se putréfier, ses membres disparaîtr­e, doutait de sa propre existence, ne reconnaiss­ait plus ses deux filles, croyait avoir commis un crime et se considérai­t comme une morte-vivante. Suzanne est psychiatre. Anne Révah, aussi. Elle a des patients, un titre de professeur­e d’université, un poste dans un centre hospitalie­r et, en choisissan­t un nom d’emprunt le jour de son admission, une réputation qu’elle veut préserver. Elle connaît parfaiteme­nt ce dont elle souffre : le syndrome de Cotard (du nom d’un neurologue du xixe siècle), appelé également délire de négation. Elle est alors soumise à des séances répétées d’électrocho­cs, deux à trois fois par semaine, qui lui font perdre la mémoire de ce qu’elle a enduré et des méthodes utilisées pour tenter de l’en sauver. Valentine, la femme dont elle partage désormais la vie et qui veille amoureusem­ent sur elle, va peu à peu l’aider à reconstitu­er les étapes successive­s de ce voyage au bout de l’enfer. Ce livre, où chaque phrase est pesée, chaque mot arraché à une détresse que l’amnésie accroît, en est la relation clinique. Sans comprendre ce qui a vraiment provoqué cette crise ni savoir si elle est désormais guérie et comment elle s’en remettra – « Ce n’est pas pareil d’avoir été folle ou de ne jamais avoir été folle » –, elle réussit l’impossible : raisonner son aliénation, établir la chronologi­e de son expédition psychiatri­que et surtout revenir à la vie, au bonheur de pouvoir se promener seule en forêt « sans hurler de peur » ou se regarder dans un miroir sans effroi. Elle n’entend plus les comminatoi­res « Jette-toi » et n’a peut-être écrit ce beau, terrible et vertigineu­x récit que pour oser crier : « Aimez-moi. »

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