L’édition est-elle trop blanche ?
La polémique autour d’AMANDA GORMAN a mis en lumière le manque de DIVERSITÉ dans le secteur du LIVRE. Qu’en est-il vraiment en France ?
« Toi, t’es ma petite salope exotique ! » Ces mots empreints d’une délicate poésie auraient été prononcés dans les couloirs de Flammarion, selon le compte Instagram Balancetonediteur qui, depuis quelques semaines, recense les propos dégradants entendus dans le milieu littéraire. Un monde raffiné et lettré, certes, mais un monde qui goûte aussi la provocation et la transgression. L’affaire Matzneff en a donné la preuve la plus sordide et éclatante. Elle a aussi éclairé d’un jour peu flatteur l’entre-soi qui continue de régner dans l’édition française. Plus récemment, c’est le manque de diversité de cette profession qui a été mis en cause. A l’occasion de la polémique
autour de la poétesse afro-américaine Amanda Gorman – autour de la question « faut-il être noir pour traduire un auteur noir ? » –, beaucoup ont pointé la monochromie d’un secteur qui, s’il se féminise, reste encore majoritairement blanc et même « très, très white », comme le disait en janvier au « New York Times » Olivier Nora, PDG des éditions Grasset. Saint-Germain-des-Prés est-il réellement ce tableau suprématiste de Malevitch « Carré blanc sur fond blanc » ? Difficile de répondre précisément. Rappelons que les statistiques ethniques demeurent interdites en France. Mais il suffit d’ouvrir les yeux. « Des stagiaires aux dirigeants en passant par les représentants, on est tous blancs », affirme sans ambages une éditrice. Secrétaire générale de Gallimard, Karina Hocine, elle-même d’origine algérienne, fait un constat moins radical : « J’observe une certaine diversité, pas forcément aux postes d’éditeur, mais à des postes d’encadrement. Cela dit, j’avoue avoir du mal à dire de telle ou telle personne qu’elle est issue de la diversité. Je trouve ça enfermant. »
Reste que pour les rares personnes
« issues de la diversité », le quotidien au sein d’un tel environnement est parfois difficile. « Il peut y avoir des moments très pénibles, des remarques racistes, des blagues sur les accents, témoigne une éditrice qui en a fait les frais et préfère rester anonyme. Ce n’est pas le cas dans toutes les maisons bien sûr. Il y en a où l’atmosphère est plus policée. Sans doute plus hypocrite aussi. En tout cas, tout ça fait que je me montre peut-être plus frileuse. Je n’ose pas toujours proposer des textes d’auteurs racisés de peur des remarques ou des réponses à côté de la plaque que je pourrais entendre. Je me suis plusieurs fois autocensurée parce que je ne voulais pas avoir cette conversation. »
A l’heure où l’on parle beaucoup de la nécessité d’ouvrir les imaginaires et de faire entendre d’autres récits, on peut se demander si l’édition, homogène et endogame comme elle l’est, en est capable. « Les livres sur lesquels je suis amenée à travailler sont très monochromes et racontent toujours plus ou moins les mêmes parcours de vie, poursuit l’éditrice. Le récent succès d’un roman comme “la Petite Dernière” de Fatima Daas montre pourtant qu’un livre sur une lesbienne musulmane n’est pas forcément de la littérature de “niche”. » Longtemps, la littérature produite par les « minorités » semble en effet avoir été considérée comme telle. Comme si des récits écrits par un romancier noir ou une écrivaine arabe n’étaient pas susceptibles d’avoir une résonance universelle. Etiquetée « Sagan des banlieues », Faïza Guène, autrice de « la Discrétion » (Plon), déclarait à « Vice », en 2018 : « On cherchait à définir ma littérature par un territoire, ou une couleur de peau. Comme si j’écrivais intégralement en verlan… Alors que la littérature doit échapper à tout ça. » Mais elle n’échappe pas toujours aux préjugés. Ainsi, une éditrice de littérature étrangère a-t-elle pu entendre, il y a quelques années, au sujet d’une écrivaine afro-américaine qu’elle s’apprêtait à publier : « C’est bien, elle ne fait pas trop “noire” sur la photo de quatrième de couverture. » Sousentendu, ça se vendra mieux.
Aux Etats-Unis et, dans une moindre mesure, en Grande-Bretagne, la mort de George Floyd, cet homme afro-américain tué par un policier à Minneapolis en mai 2020, a créé une onde de choc jusque dans les métiers de l’édition. Des écrivaines comme les Américaines Roxane Gay ou Jesmyn Ward ont ainsi participé au mouvement #PublishingPaidMe, hashtag lancé sur les réseaux sociaux pour dénoncer les disparités de traitements entre auteurs blancs et auteurs noirs, notamment en termes d’à-valoir. Depuis, le secteur a entamé une sérieuse remise en question. De nombreux éditeurs noirs ont été embauchés ou ont pris du galon dans de grandes maisons. En Angleterre, un rapport intitulé « Rethinking “Diversity” in Publishing » (« Repenser la diversité dans l’édition ») a mis en évidence les biais encore à l’oeuvre dans ce milieu. Les maisons se sont aussi engagées dans une démarche de « réparation », qui consiste à republier des auteurs qui n’auraient pas été suffisamment mis en avant parce que noirs. La romancière britannique Bernardine Evaristo, lauréate du prestigieux Booker Prize en 2019, a pris la tête de la collection « Black Britain, Writing Back », lancée par Penguin, pour donner une seconde vie à des auteurs oubliés. Exclusivement noirs.
Pour Nelly Kaprièlian, critique littéraire aux « Inrocks », « Penguin vient recréer un ghetto où les Noirs restent entre eux – alors que ces écrivains devraient être publiés parmi les autres ». Dans le même article, elle se demande si on imaginerait publier Zadie Smith, Toni Morrison ou James Baldwin dans des collections spécifiques. « Non, ce serait absurde, choquant, le contraire de l’inclusivité », tranche-t-elle. Editrice à
“JE CONNAIS PLEIN DE GENS TALENTUEUX, MAIS QUI N’ONT PAS LES BONS RÉSEAUX.” KIYÉMIS
L’Olivier, Nathalie Zberro se dit elle aussi mal à l’aise avec les collections « ghettos », qui « donnent l’impression d’être des souscollections ». « A la rentrée, je vais publier un texte de Natasha Trethewey, une Américaine métisse, explique-t-elle. Je ne me dis pas que je vais publier une femme noire, mais que je vais publier un texte remarquable. Et je suis fière de la faire figurer aux côtés de Richard Ford, Cormac McCarthy et Alice Munro. » A cela, Karima Neggad et Solen Derrien, fondatrices de Blast, « éditions antiracistes, féministes, queers », répondent : « Au prétexte de ne pas vouloir ghettoïser, on ne fait rien du tout. Dans les années 1970, les Editions des Femmes ont pris le parti de ne publier que des femmes pour faire avancer les luttes féministes. Il faut comprendre qu’il s’agit d’outils à un moment donné pour faire avancer les choses et non d’une fin en soi. » Mais ce duo d’éditrices engagées ne se fait pas d’illusions sur la capacité des structures traditionnelles à « récupérer les luttes à des fins marketing ».
En France, pays de l’universalisme, l’idée d’insuffler plus de diversité à la vie littéraire commence à faire son chemin. Les succès des romans de Leïla Slimani, Gaël Faye, Fatima Daas ou, côté littérature étrangère, ceux de Chimamanda Ngozi Adichie et Colson Whitehead, ont prouvé qu’il y avait un marché pour des livres qui ne racontent pas forcément la vie d’un trentenaire parisien en pleine crise existentielle. En mars 2020, les éditions JC Lattès ont lancé un nouveau « label » confié à l’écrivain Mahir Guven, fils de réfugiés turque et kurde. Baptisée « la Grenade », cette collection compte faire entendre « de nouvelles voix », avec « une brigade d’auteurs de tous âges et de tous horizons s’adressant à des lecteurs de tous âges et de tous horizons ». Depuis sa création, « la Grenade » a publié des livres signés du poète Samir, de Marc Cheb Sun, de l’acteur Abdelhafid Metalsi, mais aussi de Marie Tanguy, ancienne plume de Macron. « Pour moi, la diversité, ce n’est pas seulement une affaire de nom de famille ou de couleur de peau, insiste Mahir Guven. Ça englobe tous les invisibles. Je pense par exemple aux gens de la campagne. D’autre part, on ne peut pas dire qu’en France on ne publie pas de textes de personnes issues de l’immigration ! »
PDG du groupe Media-Participations (Seuil, La Martinière, L’Olivier…) et président du Syndicat national de l’Edition, Vincent Montagne va dans le même sens : « En tant que citoyen, je suis sensible à la question de la diversité. Et en tant qu’éditeur, je me réjouis de voir décerner récemment des prix Goncourt ou Goncourt des lycéens à des romanciers et des romancières comme Leïla Slimani, David Diop ou Djaïli Amadou Amal. Cela prouve la capacité des éditeurs et des éditrices d’aujourd’hui à trouver des auteurs issus de la diversité, non pour une question de principe, mais pour une question de talent. » Un argument qui ne convainc pas forcément la poétesse afro-féministe Kiyémis, autrice de « A nos humanités révoltées » (Métagraphes) : « Ça ne marche pas comme ça ! Je connais plein de gens talentueux, mais qui n’ont pas les bons réseaux. » Elle-même, à ses débuts, n’a pas osé frapper aux portes des « grandes » maisons. « J’avais intériorisé l’idée que je n’avais rien à y faire et j’ai préféré me tourner vers des gens qui comprendraient mon travail et ne le considéreraient pas comme réservé à une “niche”. » Des auteurs confirmés éprouvent le même besoin. L’écrivain afro-américain Ta-Nehisi Coates, devenu une vraie star avec son essai « Une colère noire », a lui aussi recherché des éditeurs qui partageraient davantage ses préoccupations. Après avoir été publié en France par Autrement, il s’est tourné vers les éditions Présence africaine, fondées par l’intellectuel sénégalais Alioune Diop, pour son livre sur les années Obama « Huit Ans au pouvoir ». Néanmoins, il sortira son premier roman chez Fayard, maison qui dispose de moyens bien plus importants et qui s’est illustrée pour avoir publié les Mémoires du couple Obama et les poèmes d’Amanda Gorman.
« Les livres des Obama ou d’Amanda Gorman intéressent tout le monde, bien au-delà des assignations à résidence identitaires, assure Sophie de Closets, la directrice de Fayard. Comme Mahir Guven et d’autres, elle ne lie pas la notion de diversité uniquement à la question des origines. Pour elle, il faut aussi réfléchir en termes de diversité sociale, générationnelle, de genre, etc. La question que l’on doit vraiment se poser, c’est : comment fait-on, en tant qu’industrie créative, pour représenter et inclure le plus de monde possible ? Comment faire en sorte que l’édition ne soit plus perçue uniquement comme une industrie faite par des bourgeois blancs pour des bourgeois blancs ? » Cela passe, entre autres, par le recrutement de profils plus variés. La professionnalisation des métiers de l’édition, à travers des cursus universitaires dédiés, permet déjà depuis quelques années un plus grand brassage social. « Pour des raisons qui tiennent à la fois à la mythologie et aux fantasmes, les métiers de l’édition sont vus comme des métiers de caste, dit Karina Hocine, numéro deux de Gallimard. Mais c’est en train de changer. Beaucoup de jeunes éditeurs ne sont pas des héritiers. » Pour que les choses changent encore plus vite, certains groupes mènent une politique clairement volontariste. Arnaud Nourry, ex-PDG d’Hachette Livre (Grasset, Fayard, Calmann-Lévy…) tout juste démis, s’était adjoint un conseiller diversité et inclusion en la personne de Yazid Chir, entrepreneur et cofondateur de l’association Nos quartiers ont des talents. Des assises consacrées à la diversité devraient même se tenir au mois de juin, sous l’égide du ministère de la Culture. « J’ai commencé à travailler au Serpent à Plumes qui, il y a plus de vingt ans déjà, publiait Dany Laferrière, Alain Mabanckou ou Aminata Sow Fall, rappelle Philippe Robinet, aujourd’hui à la tête de Calmann-Lévy. Mais il faut clairement faire plus. Avec calme et détermination, non en réaction à l’actualité. » Le changement, c’est (presque) maintenant.
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“LA DIVERSITÉ, CE N’EST PAS QU’UNE AFFAIRE DE COULEUR DE PEAU.” MAHIR GUVEN