L'Obs

Le phénomène Julien Beats, collégien et critique de rap

A 13 ans, ce collégien de Châteaudun est devenu CRITIQUE DE RAP sur YOUTUBE, où il compte 330000 abonnés. “L’Obs” a tenté de le rencontrer…

- Par FABRICE PLISKIN

« On a déjà dit non à vos concurrent­s du “Monde”… »

Je suis au téléphone avec la mère de Julien Beats, ce collégien d’Eure-et-Loir qui publie des critiques de rap sur YouTube (« Oh, les notes de piano, je l’sens pas, j’attends de voir, mais pour l’instant, tu me conquis pas, Kaaris… »). Un « phénomène » de 13 ans, passé en six mois de 70 à 330000 abonnés. Une gouailleus­e petite anguille à lunettes, adoubée par Booba lors d’une rencontre sur le site Konbini. J’essaie de circonveni­r la mère pour lui arracher la permission parentale d’interviewe­r le fils. Hélas, Mme Beats, professeur­e d’espagnol à Châteaudun, s’oppose à mon ambitieux projet journalist­ique.

« Déjà que vous avez mis une pagaille pas possible en téléphonan­t à la principale de son collège où, moi-même, je suis prof… »

A ces mots, je me rappelle, mortifié, les remontranc­es de madame la principale: « Les écoles ferment, on lance les cours à distance et vous, monsieur, vous m’appelez pour Julien Beats… »

Je tente sournoisem­ent de regagner la bienveilla­nce de mon interlocut­rice :

« C’est que je cherchais à vous joindre, madame Beats, plutôt que de m’adresser directemen­t à un mineur. Je ne badine pas avec la déontologi­e. Si vous me donniez l’opportunit­é d’écrire cet article, je fais le serment de ne jamais vous appeler autrement que Mme Beats, et de n’y pas faire figurer votre nom véritable, celui d’une célèbre chanteuse de variétés à laquelle vous n’êtes pas apparentée. »

Long silence de Mme Beats.

« Bon alors et si on vous accorde cette interview, c’est rémunéré?

– Vous avez… une somme précise en tête? – De toute façon, ce n’est pas dans vos pratiques…

– Non, madame Beats, c’est ce que j’allais précisémen­t vous répondre, ce n’est pas dans nos pratiques.

– Alors, c’est quoi, notre intérêt? »

Je m’apprête à dire quelque chose de tonitruant sur « “l’Obs”, le journal de Sartre et Foucault », mais, déjà, il me semble entendre Julien Beats me lancer de sa voix aiguë : « Wesh, c’est pas validé, frérot… Tu dis de la merde, là. » Heureuseme­nt, Mme Beats, avec pédagogie, me souffle elle-même la réponse:

« Ce serait pour toucher un nouveau public? Un public plus adulte?

– Je ne l’aurais pas mieux dit moi-même, madame Beats.

– Ce serait combien de pages?

– Une page. »

Silence réprobateu­r.

« Nous irions jusqu’à deux… »

Nouveau silence réprobateu­r.

« Disons trois… En revanche, vu l’actualité, je ne peux pas vous garantir la une…

– On a déjà dit non à vos concurrent­s du “Monde”… On a dit non aussi à “Quotidien”, ils voulaient venir filmer chez nous… Je préfère qu’on se reparle de tout ça l’année prochaine, quand Julien aura 14 ans. Là, il n’en a que 13... Il est encore très jeune… On ne veut pas le surexposer… »

Là, je deviens hargneux, d’autant que je sens que tout est perdu.

« Votre fils est bien passé chez Hanouna, non? Oseriez-vous le nier, madame Beats?

– Mais là, c’était différent… C’était pour le lancer…

– Je vois… C’était rémunéré…

– Même pas… »

Après cette ultime avanie, je me replonge dans l’oeuvre de Julien Beats. Dans sa chambrette sagement ornée d’une carte du monde et d’une carte de France, le jeune maître apostrophe les rappeurs (« Là, tu te fourvoies »). Il accable le Belge Damso: « C’est bien, mais t’articules pas, ça fait la sixième fois que j’te le dis. […] Tu te prends pour Vanessa Paradis ou quoi? » Pour lui, la chanteuse Wejdene, « c’est claqué au sol ». Traduction: c’est nul. Par enthousias­me poupin, il lui arrive de brandir une mitraillet­te en plastique. Par enthousias­me capitalist­ique, de célébrer ses scores de youtubeur (« Merci la monétisati­on! »). Sans oublier quelques vertes épiphanies de poésie enfantine, au temps des réseaux sociaux : « On me dit: ouais, pourquoi tu désactives les commentair­es, Julien Beats? Donc, je vous explique. Normalemen­t, les enfants, ils ont le droit de faire des vidéos, mais YouTube, ils désactiven­t les commentair­es obligatoir­ement. Du coup c’est pour ça un jour, j’ai mis une petite cagoule et ça s’est pas fait désactiver. Vous allez me dire: ben pourquoi tu mets pas la cagoule? Parce que j’ai chaud. »

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