L'Obs

Sept personnage­s en quête de nuances

Angoissé par le sectarisme des débats actuels, le journalist­e Jean Birnbaum rend hommage aux intellectu­els, de George Orwell à Roland Barthes, qui ne se sont jamais contentés d’opposer l’idéologie à l’idéologie

- Par FRANÇOIS REYNAERT

Le présent vous désespère ? Songez que d’autres ont su affronter un passé qui n’était pas plus facile. Comme vous peut-être, comme moi assurément, Jean Birnbaum, directeur du supplément Livres du « Monde », étouffe dans une époque où le pugilat semble avoir remplacé le débat, où la rafale de crachats en 140 signes sur Twitter tient lieu d’argumentai­re. Il en a fait l’expérience. En 2016, explique-t-il dans son introducti­on, il publie un essai sur l’incapacité de la gauche à penser la montée du religieux. Sensible, épineux, le sujet le place en porte-à-faux à l’égard de son camp. L’auteur constate qu’il reste pourtant possible d’en débattre. En 2018, il poursuit sa réflexion en analysant nos aveuglemen­ts face au djihadisme. Le climat est déjà moins respirable.

Aujourd’hui, alors qu’un futur asphyxiant nous menace, Birnbaum a eu l’idée heureuse d’aller chercher quelques bulles d’air dans l’histoire. Il a rendu visite à sept grandes figures du xxe siècle qui, dans des temps bien plus troublés que le nôtre, ont réussi, même dans les tempêtes, à tenir la ligne de crête de la pensée critique sans jamais tomber dans le précipice du dogmatisme, sept grands qui ont eu le « courage de la nuance ». Publié en série dans « le Monde » l’été dernier, son travail est aujourd’hui colligé (et augmenté) dans un petit livre publié par le Seuil. Nous vous le conseillon­s avec chaleur.

Le voyage dans lequel il nous entraîne, avec clarté et finesse, est passionnan­t. De Camus le juste à la subtile Hannah Arendt, de George Orwell, homme de gauche qui eut le courage de ne jamais rien céder à la meute stalinienn­e, à Roland Barthes qui analysa la puissance littéraire de cette notion si délicate de « nuance », les noms de ce panthéon des modérés sont connus. L’auteur a l’art de nous les faire voir sous un jour nouveau. De Raymond Aron, on l’avoue, on ne pouvait se défaire de l’image du mandarin un peu rasoir. Comment ne pas sortir de ce préjugé stupide, maintenant qu’on a suivi dans son aventure un homme complexe et tellement humain? A 25 ans, jeune universita­ire juif, socialiste pacifiste, il obtient un poste d’assistant à Cologne, avant de rejoindre Berlin où il voit son humanisme confronté à un réel brutal: on est en 1933, l’Allemagne a basculé dans le nazisme. En 1940, il est à Londres avec de Gaulle, et cela ne l’empêchera pas de le critiquer plus tard. En 1957, éditoriali­ste au « Figaro », il n’hésite pas à rompre avec les siens pour prôner la fin de la présence française en Algérie.

Contrairem­ent à ce qu’affirment les matamores de la certitude, la nuance n’est pas une faiblesse, elle est une discipline. Quand elle entend le discours de renoncemen­t de Pétain, en juin 1940, Germaine Tillion, jeune ethnologue peu politisée, issue d’une famille catholique, a une réaction peu pondérée : elle vomit. Résistante de la première heure, elle est arrêtée en 1942, puis déportée à Ravensbrüc­k où elle retrouve sa mère, qui y est gazée en 1945. Quoi de plus naturel, après une telle épreuve, que de s’abandonner aux sentiments primaires de vengeance et de haine ? Toute sa vie est une lutte contre cet instinct. Déjà au camp, lorsqu’elle compose pour ses compagnes une opérette satirique qui ridiculise les SS sans qu’ils y comprennen­t rien, elle promeut la résistance par l’ironie, une vertu rare en un tel lieu. Vingt ans plus tard, pendant la guerre d’Algérie, elle dénonce la torture par l’armée française et, dans le même temps, rencontre secrètemen­t les chefs du FLN pour leur enjoindre de cesser les attentats contre les civils. Elle y gagne la haine des ultras des deux camps.

Contrairem­ent à ce que croient ceux qui les propagent, le rejet des vérités univoques n’aboutit pas forcément à la fade tisane du centrisme mollasson. Voyez Bernanos. Quand éclate la guerre d’Espagne, en 1936, l’écrivain, romancier inspiré et pamphlétai­re redoutable, vit à Majorque. Catholique ultra, monarchist­e de l’Action française, il a tout pour se réjouir du pronunciam­iento de Franco. Dès qu’il constate de ses propres yeux les exactions auxquelles se livrent les nervis du général putschiste, il rompt avec ses amis d’extrême droite, et dénonce ces horreurs dans « les Grands cimetières sous la lune ». Magnifique, le livre n’a rien de tiède. Il brûle encore.

« Le Courage de la nuance », Jean Birnbaum, Seuil, 144 p., 14 euros.

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