L'Obs

Souleymane Bachir Diagne, le penseur équanime

- Par BARBARA CASSIN

A 66 ans, le philosophe sénégalais, professeur à l’université Columbia de New York, est une figure majeure de la pensée africaine et islamique. Il fait paraître son autobiogra­phie, “le Fagot de ma mémoire”. L’académicie­nne Barbara Cassin l’a lu pour “l’Obs”

Jamais, d’aussi loin que je me souvienne, je n’ai eu l’envie de dire d’un écrivain, poète ou philosophe, fût-il de l’Antiquité grecque, que c’est un sage. C’est pourtant le mot qui m’est venu à propos de Souleymane Bachir Diagne en lisant « le Fagot de ma mémoire », publié ces jours-ci aux éditions Philippe Rey. Peutêtre parce que j’avais eu l’occasion de mesurer l’étendue de son savoir et celle de sa modestie dès notre première rencontre à l’université Northweste­rn, près de Chicago, il y a une quinzaine d’années. Je travaillai­s sur la notion de « recherche », celle de Google et des « moteurs de recherche » d’une part, et la recherche « scientifiq­ue » d’autre part, celle que nous pratiquons au CNRS. Pure homonymie, semble-t-il? A ceci près que l’évaluation de la seconde était, est encore, largement modelée sur des algorithme­s à la Google: plus un site reçoit de clics, meilleur est son rang d’apparition dans la page; de même, plus on signe d’articles et plus ces articles sont euxmêmes cités – en bien ou en mal, peu importe! – dans des revues classées A, et plus le « facteur h » du chercheur monte, clé des financemen­ts qu’on lui accordera. « La qualité devient une propriété émergente de la quantité », me dit-il alors d’une phrase lapidaire, qui pointait l’essentiel de ce que je démontrais laborieuse­ment. La bonne hauteur, à l’intersecti­on des mathématiq­ues, de la philosophi­e et de la société !

La bonne hauteur, simplicité et profondeur, c’est ce qui caractéris­e « le Fagot de ma mémoire ». Limpide, sans dérobade mais non sans secret, comme un visage, comme une âme. Souleymane Bachir Diagne y raconte son parcours en suivant la chronologi­e, parlant des lieux et des personnes qui ont contribué à le faire devenir ce qu’il est. « Quand la mémoire va chercher du bois mort, elle rapporte le fagot qu’il lui plaît… », écrit le poète Birago Diop. Ce parcours est exemplaire, paradigmat­ique même. Il fait comprendre beaucoup du monde colonial et du rapport à la métropole, beaucoup d’un certain islam de raison et de foi, beaucoup de la philosophi­e africaine, française, américaine, beaucoup de ce qu’est une famille, une éducation, des contacts entre les mondes, mais tout cela à bas bruit, sans y toucher, avec une douceur, une attention, un respect, une tendresse et une délicatess­e sans pareils parce qu’ils semblent toujours aller de soi…

Souleymane, dit aussi Jules – mais pourquoi les Souleymane s’appellent-ils aussi Jules? – est un enfant de Saint-Louis du Sénégal, ville palimpsest­e et plurielle, elle dont l’un des minarets abrite une cloche. L’islam familial est rationnel et soufi, dans l’idée que le mysticisme fleurit « à la fine pointe de la raison ». Enfant du désir d’école de ses parents, il vit d’abord à Ziguinchor, étudiant à l’école maternelle des Soeurs du Saint-Sacrement en même temps qu’à l’école coranique, entre ses deux langues premières, le wolof et le français, mais aussi avec l’arabe du Coran, le diola, le créole et le rythme du tambour bougarabou. Son père, fonctionna­ire des postes, passe dans sa vraie vie d’Al Ghazali à Jean-Paul Sartre et, comme son père et son grand-père avant lui, explore pour luimême et pour les autres l’herméneuti­que islamique.

Les voilà en poste à Dakar, logés à la Sicap parmi les « évolués » : Bachir entre en sixième à l’autre bout de la ville au fameux lycée « Van-Vo » [Van-Vollenhove­n, aujourd’hui Lamine-Gueye, NDLR], concours général, désir de philosophi­e… De quoi le faire accueillir au Lycée Louisle-Grand : 18 ans, khâgne à Paris, et reçu à l’ENS, rue d’Ulm : « le Sénégal à l’honneur », dit le communiqué du président Senghor!

Au socialisme africain comme traduction politique de la négritude, il préfère le socialisme scientifiq­ue d’Althusser. Ce qu’il ne cesse d’apprendre depuis tout petit et tout au long de son parcours, entre son père, sa mère, sa famille, étroite autant qu’élargie, c’est que la fidélité est un « mouvement continu hors de l’imitation », et la vérité de la religion un « mouvement de sortie de l’enfermemen­t ». En cela, il suit déjà ceux qui deviendron­t ses auteurs : Bergson – pour sa conception du temps, les sources de la morale et de la religion, l’élan vital –, et l’Indien Mohamed Iqbal (1877-1938) qu’en France nous ne connaisson­s guère, pour qui la religion se revivifie dans son rapport au présent car « le temps est Dieu ».

Va pour l’agrégation de philosophi­e, suivie d’un échange avec Harvard crânement anticipé par Althusser. Le mérite est un grand égalisateu­r, soit, mais Boston est l’une des villes les plus ségréguées des Etats-Unis. Il éprouve pourtant l’hospitalit­é d’une nouvelle langue, l’anglais, et travaille à sa thèse, dirigée par Jean-Toussaint Desanti, sur la logique algébrique de Boole, qui ouvre le monde de l’ordinateur, mais à partir de ses premiers textes mathématiq­ues, que Putnam lui conseille de lire. Il y va dans ce parcours d’un rassemblem­ent de fées peu banal, pourtant signe d’époque.

Après Cambridge, Massachuse­tts, il a mille et une raisons de faire sa vie en France, mille et une raisons de retourner au Sénégal dont une majeure, écrit-il : « Je le devais. » En 1982, à 26 ans, il rentre enseigner la logique et la philosophi­e des sciences à l’université de Dakar, où il s’agit bien sûr aussi de « contribuer à la philosophi­e africaine ». L’un de ses premiers travaux de normalien, qui avait intéressé Jacques Derrida, s’intitulait « le Faux dialogue de l’ethnophilo­sophie ». Le philosophe béninois Paulin Hountoudji l’invite

Newspapers in French

Newspapers from France