L'Obs

Alber Elbaz au paradis des robes, par Sophie Fontanel

Le créateur de mode, ancien directeur artistique de Lanvin, est mort du Covid le dimanche 25 avril. Il avait 59 ans et venait de créer sa propre marque, AZ Factory

- Par SOPHIE FONTANEL

Je l’aimais, c’était un enfant. Extasié du luxe de sa belle auto avec chauffeur un soir où il nous raccompagn­ait une amie et moi après un vernissage au Palais de Tokyo. Bon, c’était peutêtre un G7 Premium. Il allait dîner chez son ami Azzedine Alaïa. Il disait : « Pourquoi vous venez pas ? Il fait du couscous ! » Il ne ressemblai­t tellement pas au milieu dans lequel il vivait et que, pourtant, il incarnait. Même les gens qui ne connaissen­t rien à la mode devinaient que cet homme valait le détour. Il fallait la somme de tant de choses pour être Alber Elbaz. Tout le monde n’a pas cette façon d’être au monde, aussi enfantine et ludique, mais également précise, bosseuse, obsessionn­elle (il rêvait de dormir au studio). Tout le monde n’a pas à ce point besoin d’avoir recours à la poésie. Alors on peut bien dire qu’il était né à Casablanca, qu’il avait été élevé à Tel-Aviv, qu’il avait fait son service militaire en Israël (image improbable), on peut tout raconter de lui et même écouter ce qu’il disait lui-même, un soir au Sidaction, de son homosexual­ité, de ce qu’il faut comprendre de soi dans la vie, ce n’est pas cela qui permet de le connaître.

Car là où est Alber, c’est dans ses robes. Dès qu’il a pu les dessiner avec les mains complèteme­nt libres, ce sont justement des robes libres qu’il a imaginées. En 2001, il vient d’arriver chez Lanvin après douze mois de remise en question, après son éviction de chez Saint Laurent. Douze mois nécessaire­s pour avaler le fait que pas seulement la guerre, mais même la mode est un combat. Chez Lanvin, il invente des robes portables par toutes les femmes. Aujourd’hui, on en ferait un sujet marketing, et c’est pour cette raison qu’il venait de créer AZ Factory, pour continuer à habiller « toutes les femmes ». Chez Lanvin, il passe des heures à tourner autour du mannequin cabine à essayer des drapés, mais la façon dont ça tombe l’emmerde, alors il introduit des accidents là-dedans, le « parfait imparfait », dit-il.

Quand ça défile, c’est aérien. Les robes sont pleines du rêve d’Alber, qui a dit pendant des jours et des jours à son équipe (presque exclusivem­ent féminine, hormis le designer des bijoux, Elie Top): « Cette femme, elle est ceci, elle est cela. » Pendant des jours, pendant des heures. Ce qui s’appelle avoir une idée en tête, une idée de la femme. Alors les âneries à propos des créatrices qui seules seraient à même de comprendre leurs soeurs, elles ne tiennent pas debout. Alber en est le parfait exemple.

Il a été viré deux fois de deux endroits où il excellait. Ça l’a rendu malade, deux fois. Tous les créateurs de mode pensent pouvoir s’accommoder des règles d’une industrie, et puis ils trinquent. Il trinquait. Et puis il revenait, sans rancune, l’oeil clair et plein de curiosité qui se posait sur les gens, le corps dodu voltigeant, soulevé par une âme. Alber renaissait.

Ces derniers temps, il craignait le Covid comme la peste, mais le destin l’a quand même déniché, semble-t-il.

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OÙ IL OEUVRAIT CHEZ LANVIN.
LE COUTURIER EN 2010, À L’ÉPOQUE OÙ IL OEUVRAIT CHEZ LANVIN.

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