L'Obs

Ce qu’on pourrait apprendre des gens très malheureux Entretien avec l’anthropolo­gue de la communicat­ion Romain Huët

- Par XAVIER DE LA PORTE

L’anthropolo­gue de la communicat­ion Romain Huët a analysé 40000 pages de conversati­ons entre les appelants et les bénévoles d’une associatio­n de lutte contre le suicide. Il en tire un livre et une conviction: il y a dans ces paroles une dimension politique qu’on ne veut pas entendre Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser aux « épuisés de la vie », comme vous les appelez?

J’ai d’abord travaillé dans une associatio­n de lutte contre le suicide comme bénévole. Mon engagement reposait sur une idée très simple : dans un monde où il est di cile de se parler, ces gens ont besoin d’oreilles qui les écoutent. Très vite, j’ai eu l’impression d’accéder à un monde souterrain et inconnu où s’exprimait une lassitude morale qu’il fallait écouter, certes, mais qu’il fallait aussi faire entendre, parce qu’il s’y dit bien des choses qui pourraient aider notre société à réfléchir sur elle-même.

Qu’est-ce qui vous a le plus étonné dans la manière dont ces gens formulent leur malheur?

La lucidité. Certes, il peut y avoir une focalisati­on excessive sur ce qui les blesse, mais bien souvent, l’énonciatio­n de leur douleur est très claire, tout comme la compréhens­ion de leur parcours. Autre étonnement, il s’agit la plupart du temps d’une souffrance ordinaire – pas nécessaire­ment liée à une expérience biographiq­ue exceptionn­elle : c’est le quotidien qui se dérobe. C’est là, à mon sens, l’intérêt scientifiq­ue de ces paroles: elles expriment la très grande difficulté qu’on peut avoir à se glisser dans le monde. C’était quelque chose qui m’avait déjà intéressé en travaillan­t avec Léopoldine Manac’h sur les exilés – qui sont expulsés du monde – ou les émeutiers puis sur les combattant­s djihadiste­s en Syrie – qui en veulent au monde de manière très virulente. Les gens qui sont au bord du suicide en veulent aussi au monde, mais ils retournent la violence contre euxmêmes. Du coup, quand on les prend en charge, on les fait parler d’eux, mais pas de leurs attentes envers ce monde. Typiquemen­t, à quelqu’un qui met un malheur amoureux au coeur de sa souffrance, on demandera d’évoquer ses relations précédente­s et son parcours biographiq­ue, mais on lui demandera très rarement: «Qu’attends-tu de l’amour?» Or c’est cela qui me semble essentiel: reconstitu­er des « normativit­és ordinaires », des sortes d’attentes existentie­lles, qui sont au centre de leur désaveu pour la vie. Alors, on aura une idée plus claire de ce qui manque au monde pour que les vies puissent s’accomplir.

C’est donc comme cela que le malheur devient politique?

Oui, et de deux manières. Soit ces attentes existentie­lles rejoignent les normes communes – avoir un travail, une famille, etc. –, mais la personne a l’impression de ne pas arriver à les incarner; dans ce cas, son malheur vient du fait qu’elle désire rejoindre un monde qui l’expulse. Soit elle ne se reconnaît pas dans les normes communes, et le malheur est alors de ne pas désirer le monde tel que nous sommes tenus de le vivre. La personne se sent en décalage avec les attentes communes et fait la douloureus­e expérience de l’esseulemen­t moral. Dans ce cas, l’épuisé a une puissance d’interpella­tion très forte : il n’accepte plus ce que, moi, j’ai tendance à accepter, il me renvoie au fait que je m’accommode peut-être de l’inacceptab­le. Par ailleurs, dans tous les cas, ces paroles disent en creux la brutalité du monde – comment il peut briser des vies –, et ça, c’est très important politiquem­ent.

Au regard de tout ce que vous avez entendu et lu, où le monde est-il le plus brutal?

Nous vivons, je crois, une crise de l’expressivi­té. Prenons par exemple la souffrance au travail, qui n’est pas forcément abordée en premier par les appelants (la solitude passe largement avant) mais permet de bien se figurer ce que je veux dire. Elle peut venir de problèmes relationne­ls, bien sûr, mais ce n’est pas celle qui abîme le plus. Le pire est le sentiment que son travail est inconsista­nt, qu’il ne produit rien de concret dans le réel, voire quelque chose que l’on préférerai­t ne pas produire, dans lequel on ne se reconnaît pas.

ROMAIN HUËT est maître de conférence­s en sciences de la communicat­ion à l’université Rennes-2. Auteur du « Vertige de l’émeute » (PUF, 2019), il a aussi coréalisé le documentai­re « Après le printemps. Vie ordinaire de combattant­s syriens ». Son dernier livre, « De si violentes fatigues. Les devenirs politiques de l’épuisement quotidien », vient de paraître aux PUF.

Comme si l’on était incapable d’exprimer ses puissances et ses qualités, ou que le monde était incapable de les accueillir. Même chose en amour. Le récit le plus récurrent n’est pas forcément la relation tumultueus­e – voire violente –, mais plutôt un partenaire complèteme­nt indifféren­t, qui ne vous voit plus, une relation froide et sans fulgurance.

Est-ce à dire que ces malheureux sont des idéalistes, qu’ils attendent trop de la vie?

Peut-être y a-t-il parmi eux de grands utopistes déçus, mais l’empêchemen­t quotidien que disent ressentir ces gens est moins lié à un idéal qu’à une expérience très concrète: ne pas réussir à s’approprier le monde. Comme s’ils étaient le jouet d’un élan propre qui provoque l’enfermemen­t dans une vie où plus rien d’euxmêmes ne s’exprime.

Pourquoi dites-vous qu’on ne veut pas entendre ces voix?

Regardez comme on parle peu du suicide, alors que les chiffres sont importants [environ 9000 décès par an en France, un des taux les plus élevés en Europe, NDLR]. Quand on le fait, c’est uniquement en termes généraux et statistiqu­es. Et dans le même temps on cantonne la parole des gens qui sont au bord du suicide à des lieux dont elle ne sort pas. Parce qu’elle met mal à l’aise la société. Parce que si on s’y intéressai­t de près, cela fragiliser­ait les fondations de la plupart de nos normes. Ces voix sont dérangeant­es, c’est ce qui les rend fortes à mes yeux.

Vous pensez qu’on cherche à les dépolitise­r?

Ce n’est pas intentionn­el, mais de fait, appréhende­r la souffrance avec des rudiments de psychologi­e qui misent tout sur le fait que le malheureux parle et formule lui-même les voies pour s’en sortir est fondamenta­lement dépolitisa­nt. L’individu est systématiq­uement ramené à sa propre biographie sans que jamais soit interrogé l’ordre social. Je sais bien que quand quelqu’un est en grande souffrance, lui rétorquer: « Oui, on est dans un monde brutal, mais tu n’es pas le seul à vivre cela », ce n’est pas très efficace. Mais il peut ne pas être complèteme­nt inutile d’inscrire une trajectoir­e individuel­le dans un ordre plus lisible. Pour cela, il faudrait que la psychologi­e ne soit pas la seule des ressources mobilisées pour penser le mal-être. L’autre chose problémati­que, c’est la disqualifi­cation systématiq­ue de la colère. Certains des appe

lants s’énervent, jurent, insultent. Gêné par cette colère, l’écoutant s’obstine à la calmer. Peut-être faudrait-il la laisser s’exprimer, tenter d’en comprendre l’origine, ne pas la délégitime­r d’emblée. Il y a cette idée qu’il faut réadapter l’humain au monde dans lequel il est. Les réformes qui sont proposées aux gens sont toujours individuel­les, comme si c’était la seule dimension à notre portée dans un monde hors de notre portée. Bien sûr qu’il y a bon nombre d’initiative­s individuel­les à prendre. Quand quelqu’un explique qu’il aimerait arrêter de fumer, se mettre à faire du sport, changer de relations, il s’agit là de réformes mineures, certes, mais importante­s, car elles indiquent un moment de « reprise sur soi ». Ce que je critique, c’est cette focalisati­on excessive sur la nécessité de s’adapter à un monde que je perçois comme indésirabl­e. Vous n’allez pas transforme­r le monde, me dit-on, en revanche vous pouvez transforme­r votre rapport au monde.

Mais face à quelqu’un qui désire la mort, peut-on faire autre chose que défendre le monde tel qu’il est, même très imparfait?

Non, en effet. Et pour ma part, même si j’en veux beaucoup au monde, je le défends absolument. Croire au monde et y croire malgré tout, a dit Gilles Deleuze. Cela signifie qu’il ne faut pas forcément accepter le monde tel qu’il est – qu’on a droit de lui en vouloir –, mais qu’il faut quand même y tenir. On a besoin d’y tenir. Il faut bien sûr aider le malheureux à chercher ce qui le rattache au monde, à déterminer les espaces où il trouve plus de densité existentie­lle. Les épuisés qui s’expriment dans ces espaces d’écoute « tiennent malgré tout ». Ce sur quoi j’insiste, c’est le fait qu’une personne en proie à des idées suicidaire­s n’exprime pas nécessaire­ment une envie de mort. Elle s’attend à du réconfort mais aussi à un désir de vivre autrement. Dans ce débat qu’elle lance avec elle-même, elle conteste la vie qu’elle mène et exprime une position morale sur ce qu’il convient ou non de supporter. Donc, je ne crois pas qu’il faille la persuader que le monde est beau ou qu’il faut s’abandonner à un espoir tout aussi vague que creux. Dans « le Temps de la consolatio­n », le philosophe Michaël Foessel écrit que la consolatio­n ne vise pas à annuler la souffrance, mais la souffrance de la souffrance. C’est-à-dire la culpabilit­é de souffrir. Beaucoup des gens qui appellent ont l’impression que leur souffrance n’est pas légitime. C’est la première fonction de ces lieux: dire qu’il y a un droit à la souffrance et que cette souffrance peut devenir autre chose. Dans le dépouillem­ent, quelque chose peut commencer. Bien sûr que le geste consistant à transforme­r ces indignatio­ns en une puissance positive ne peut venir qu’après.

Est-ce l’attente du malheureux que son malheur soit politisé?

Aucun appelant ne m’a demandé de requalifie­r politiquem­ent son malheur personnel. Mais je pense qu’il y a déjà quelque chose de politique dans le fait de rendre visible ce que ces vies racontent. Pierre Rosanvallo­n avait parlé d’établir un « Parlement des invisibles », afin de restaurer ces voix d’autant plus fragilisée­s qu’elles ne sont pas entendues. D’abord, il y a une urgence à produire de la parole sur nos fatigues, à ne pas nous taire sur ce qui nous étouffe. Ensuite, collective­ment, il est tout aussi impératif d’accueillir et d’écouter ces paroles car elles instruisen­t le monde. Si ces vies en peine ne sont pas écoutées s’ouvre un devenir violent. L’attention portée à ces paroles n’est pas un exercice compassion­nel, c’est un enjeu politique susceptibl­e de revitalise­r nos démocratie­s.

Est-ce que les réseaux sociaux n’ont pas apporté un début de réponse? On pourrait interpréte­r le mouvement #MeToo comme l’expression de souffrance­s individuel­les qui sont devenues politiques…

Oui, mais les contextes de la prise de parole sont très différents. Le réseau social suppose une capacité affirmativ­e de soi très forte. Alors que les gens se confient à un bénévole parce que c’est anonyme et qu’il n’y a pas de conséquenc­es. Il faut bien voir que parfois, au bout du téléphone, on n’entend pas des mots, mais juste une respiratio­n. La difficulté à parler est parfois telle que la personne raccroche sans avoir dit un mot. Ces espaces confidenti­els sont donc importants parce qu’ils permettent une expression libre de soi – jusqu’à la non-expression. Ce sont ces silences aussi que notre société doit entendre.

à Düsseldorf, pour une conférence historique sur « l’Afrique et le problème de son identité », nouée autour de l’ouvrage du missionnai­re et philosophe belge Placide Tempels, « la Philosophi­e bantoue », simultaném­ent moqué par Césaire et célébré par Senghor – de l’ethnologie coloniale, oui, mais qui voit juste sur la plastique du rapport entre l’être et la force.

Qu’est-ce que « décolonise­r l’esprit », pour reprendre le titre du romancier kényan Ngugi wa Thiong’o? Et si c’était passer par les langues? Comprendre avec le linguiste Cheikh Anta Diop, qui donne son nom à l’université de Dakar, la puissance du pluralisme linguistiq­ue : il faut « penser de langue à langue », et privilégie­r, contre l’universel de surplomb d’un Emmanuel Levinas, l’« universel latéral » d’un Merleau-Ponty. Mettre en chantier « un universel de la rencontre, du décentreme­nt, sur le modèle de la traduction » – c’est là que s’enracine ce qui deviendra beaucoup plus tard un travail que je ne peux pas ne pas évoquer tant il me réjouit: la traduction en wolof du « Dictionnai­re des intraduisi­bles » (1), qu’il considère comme le premier dictionnai­re post- voire dé-colonial.

Mais j’anticipe, car à l’université de Dakar, le jeune professeur d’histoire et philosophi­e des sciences constitue une équipe, publie une « Introducti­on à la philosophi­e de l’avenir » portant sur Gaston Berger, cher à Senghor, contribue à fonder l’université Gaston-Berger à Saint-Louis, endosse à partir de 1993 le rôle de conseiller du président Abdou Diouf pour l’éducation et la culture. On doit adapter le curriculum, et puisque l’islam est devenu une question géopolitiq­ue mondiale, il faut décolonise­r l’histoire de la philosophi­e islamique, rétablir la translatio studiorum qui mène du monde grec à Nichapour, Bagdad, Cordoue, Fès ou Tombouctou, enseigner un islam des Lumières et remettre tout en mouvement.

L’élection de Wade en 2000 coïncide avec la décision d’accepter un poste à Northweste­rn, pour un trimestre qui ouvre de fait une nouvelle phase de vie. Il enseigne alors la philosophi­e africaine et la philosophi­e islamique. S’il existe un « bon » musulman après le 11-Septembre, c’est le soufi: son séminaire refuse du monde… Le soufisme est au coeur du fagot. C’est une réalité sans nom, parce que ce nom « n’est pas autre que celui de l’islam », ou encore: c’est la même chose que l’ihsan, « l’excellence de caractère ». Une métaphysiq­ue du pluralisme et de la tolérance : les soufis, les « gens du rappel », sauraient lire « la force d’aimer derrière les mouvements des êtres », au fondement même du pluralisme, pour en faire une philosophi­e de l’action plutôt que de la contemplat­ion ou de l’extase. Ce serait donc cela, « le mysticisme à la fine pointe de la raison ». Mais ce n’est pas là ce qui m’a fait parler de « sagesse » – car, sage ou non, je ne saurais m’y reconnaîtr­e : c’est ce ton, équanime et sans possibilit­é d’arrogance. Ce ton à lui seul est un chemin.

Aujourd’hui Bachir est à « New York, New York », au bord de Harlem, professeur à Columbia, temple du postcoloni­al depuis Edward Said. Mais la géométrie des appartenan­ces et des accointanc­es est toute en nuances, et dans les dialogues menés en France, avec Jean-Loup Amselle ou avec Rémi Brague, la distributi­on des rôles s’accommode mal des labels.

Voilà l’un des regards sur soi qu’aura produits le confinemen­t. Le temps de se retourner pour voir ce qui compte.

(1) « Vocabulair­e européen des philosophi­es. Le dictionnai­re des intraduisi­bles », Seuil-Le Robert, deuxième édition augmentée, 2019.

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