Susie Morgenstern, l’idole des jeunes
A 76 ans, la papesse de la LITTÉRATURE POUR ENFANTS, une AMÉRICAINE follement amoureuse de la France, publie ses MÉMOIRES, qui sont une ode au bonheur. Rencontre chez elle, sur les hauteurs de NICE
MES 18 EXILS, par Susie Morgenstern, L’Iconoclaste, 224 p., 19 euros. LA PETITE DERNIÈRE, par Johann G. Louis d’après Susie Morgenstern, Dargaud, 128 p., 17 euros (à paraître le 7 mai).
Pour son anniversaire, le 18 mars dernier, Susie Morgenstern, la reine de la littérature jeunesse, Américaine de naissance et Française de plume – environ 150 livres au compteur parmi lesquels les best-sellers « Lettres d’amour de 0 à 10 » (1996) ou « Joker » (1999) – s’était promis de ne pas travailler. « Mais il y a eu une urgence. » L’urgence ? Les dernières corrections à porter aux épreuves de son autobiographie drôle et pétillante, « Mes 18 exils ». Elle y fait le bilan d’une vie exubérante, riche en étonnants coups du destin : son enfance dans les années 1950 dans une famille matriarcale du New Jersey, le coup de foudre pour le mathématicien français Jacques Morgenstern, l’immigration dans un pays dont elle ne connaît ni la langue, ni la culture, ni la gastronomie et, bien sûr, la passion jamais tarie pour l’écriture. Le tourbillon continue. Bien que retraitée depuis 2005, Morgenstern, 76 ans, a des journées bien remplies. En ce moment, elle juge un concours local de nouvelles, prépare une conférence sur Zoom pour une association, écoute les candidats aux Petits Champions de la Lecture, rédige un « blurb » pour le livre d’une amie. Bref, « encore un soir sans série TV », se désole celle qui, dans ce domaine, suit aveuglément les conseils de sa petite-fille Emma, 19 ans. De toute façon, Susie Morgenstern ne sait « pas faire autrement » que surcharger son emploi du temps et ne se souvient pas avoir jamais refusé quoi que ce soit. « Je vis en apnée », confie-t-elle dans sa cuisine tout en nuances pastel, qui n’est pas sans rappeler celle de Monet à Giverny. Elle a accepté de nous recevoir juste avant le troisième confinement, dans sa magnifique demeure perchée en haut de 104 marches au-dessus de Nice. Une bonbonnière qui a inspiré une maison de poupée à l’une de ses fans, en bonne place dans le séjour. Un paradis cluttercore où le motif du coeur se décline sur un tapis, une chaise, un miroir, de la vaisselle… Le coeur ? L’emblème de cette amoureuse de l’amour. Les illustrateurs – ainsi Serge Bloch, qui signe la couverture – ont souvent résumé l’écrivaine à la paire de lunettes de vue qu’elle arbore depuis presque toujours. « Dans ma jeunesse, le film “Lolita” les avait mises à la mode. On les trouvait partout. »
« Mes 18 exils » est inspiré d’un exercice effectué lors d’un stage animé par Virginie Lou-Nony, « la papesse de l’atelier d’écriture ». Avec toujours la même boulimie d’apprendre et de
progresser, Susie Morgenstern y avait assisté, même après avoir elle-même dispensé des centaines d’ateliers pour adultes et enfants. Il fallait travailler autour du mot « exil » : elle en a dénombré 28 dans son existence (18 dans la version finale), dont « être une fille », être « juive à la racine carrée », « être mère », « être veuve » ou « être malade ». « J’adore l’autobiographie parce que je n’ai pas besoin de réfléchir. Il faut juste se concentrer un peu sur le style. Je suis toujours inquiète quand il faut faire une intrigue et je suis incapable d’écrire un personnage de méchant. » Du reste, Susie Morgenstern considère que l’ensemble de son oeuvre est autobiographique. Dans « la Petite Dernière » (2017), adapté ces jours-ci en BD par Johann G. Louis, elle raconte l’année de ses 10 ans. Dans « la Première Fois que j’ai eu seize ans » (1990), son entrée dans l’orchestre de jazz intégralement masculin de son lycée. « La Sixième » (1984), un de ses plus grands succès, a été dicté par sa fille cadette, Mayah.
“J’ÉTAIS L’IDIOTE DE LA FAMILLE”
La romancière se livre comme elle écrit : avec une générosité immense et un enthousiasme inaltérable, qu’il s’agisse de parler de sa dernière lecture, « Une vie comme les autres » de Hanya Yanagihara, de recommander les recettes de son amie Perla Servan-Schreiber, d’entonner un air de « West Side Story » ou de s’étonner avoir fait un rêve érotique avec Woody Allen (« ce petit machin qu’il est ! »). « Je suis totalement inconsciente de ma méthode de travail, dit-elle. J’écris, c’est tout. » Tous les jours, de 7 heures à 18 heures, « avec une petite sieste ». Chaque matin, elle échange un poème avec l’écrivain Bernard Friot autour d’un mot choisi à l’avance. Ce jour-là, c’était « hésiter ». Extrait : « Je n’ai pas hésité/ (Suis pas une à méditer) /Et puis je dis toujours oui/ C’est une autre folie/Voilà je suis folle/Complètement molle/Je n’aime décevoir/Tout devient devoir/Alors je suis débordée/Mes loisirs érodés ». L’autre rituel auquel elle ne déroge pas depuis l’âge de 7 ans, c’est l’écriture de son journal intime, qu’elle transfère à une liste de proches, entre six et vingt personnes selon les jours. « Rien n’est intime, vous voyez. Je dis tout ce qui me vient à l’esprit. Un psychiatre m’a dit que j’avais des secrets vis-à-vis de moi-même. Depuis, je cherche. »
Inspirée par ses deux filles, Susie Morgenstern a sorti son premier livre, un alphabet hébreu à colorier, en 1977. « J’ai trouvé des éditeurs dingues qui voulaient bien me publier. Ils ont fait faillite tout de suite après », se remémore-t-elle devant un couscous végan. Plus tard, elle remporte un concours organisé par le ministère de la Jeunesse et des Sports avec « C’est pas juste » (1982). Le livre porte sur une petite fille qui veut gagner de l’argent, sujet tabou dans la littérature jeunesse. « Je l’avais montré au “Père Castor”, où on m’a dit : “Madame, les enfants ne pensent pas à l’argent.” » Pourtant, sa franchise, son humour et sa manière de ne pas traiter les enfants et les adolescents en imbéciles seront la clé de sa réussite. Une rencontre décisive, celle de l’un des créateurs de L’Ecole des Loisirs, Arthur Hubschmid, « un des amours de ma vie, qui n’était pas réciproque. Quel homme attirant ! Quand j’allais le voir, je me sapais, je me maquillais, j’avais le coeur qui battait ». Au sein de cette maison, elle va développer une oeuvre espiègle, optimiste et gaie, où les filles sont au centre et les garçons à la périphérie, pas plus intelligibles que des martiens.
Une réminiscence du foyer dans lequel elle a grandi, bercé de musique et rythmé par l’effervescence joyeuse de sa mère pianiste et de ses deux soeurs aînées, Sandra et Effie. Susie Morgenstern naît en 1945 dans la ville « très moche » de Newark (New Jersey), comme Philip Roth et Paul Auster. « J’étais l’idiote de la famille, affirme-t-elle malicieusement. Briller à l’école, avoir le rôle principal dans le spectacle, ce n’était rien à côté d’avoir un “date”. Moi, je préférais rester à la maison avec un livre. Ma mère me répétait : l’amour ne va pas venir frapper à la porte. » Effie, elle, voit le filon, refile ses devoirs à la petite dernière et la surnomme « Cendrillon ». La romancière ne lui en a pas tenu rigueur. Aujourd’hui encore, les deux femmes se téléphonent plusieurs fois par jour. Effie, qui vit en Israël, a toujours voulu être une star. Ça a fini par lui arriver, à 81 ans, grâce à un micro-trottoir dans lequel elle parle moins du déconfinement qu’elle ne drague le présentateur. La vidéo est devenue virale et Effie a été invitée partout, jusqu’à la Knesset.
“J’ÉTAIS MARRANTE COMME PROF, MAIS JE NE SAVAIS RIEN”
L’amour a fini par tomber sur Susie Morgenstern dans un resto U de Jérusalem, comme elle le détaille dans « Premier amour, dernier amour » (1987). Peu importe que Jacques ne passe que trois jours en ville pour un colloque et qu’il ne parle pas plus anglais que Susie le français. C’est pour cet homme « beau comme un roi sumérien » qu’elle quitte, en 1967, sa famille, ses soeurs, sa langue, ses repères. « Je ne connaissais pas le nom des légumes avant d’arriver en France, même en anglais. » Et puis, elle estime être « arrivée trop tard pour avoir un bon accent. C’est musculaire. Mon mari me faisait faire des exercices, du genre “Lustucru, cet hurluberlu en rut pue du cul”. Je n’ai pas eu la patience. » Malgré le demisiècle passé sur place, elle a conservé son charming accent, qui en fait une « éternelle touriste » dans les rues de Nice. « Combien de gens m’ont arnaquée ! » Son premier texte en français fut « une agonie ». C’était sa thèse en littérature comparée, portant sur « les fantasmes chez l’écrivain juif contemporain » (il y est beaucoup question du « Sein » de Philip Roth). « La gloire de cette thèse, c’est qu’elle a permis à des linguistes d’Aix-enProvence d’étudier les fautes que font les anglophones », s’amuse-t-elle. Susie Morgenstern rejette la carrière de critique littéraire (« Je ne voulais pas écrire sur des livres, je voulais écrire des livres ») et devient professeur d’anglais, dans la fac de sciences où Jacques enseigne les maths. « J’étais marrante comme prof. Mais je ne savais rien. Mes élèves me posaient des questions sur la grammaire et je leur disais que je leur répondrais la semaine suivante. Je rentrais et je demandais à mes enfants. » Secrètement, elle enrage du temps perdu au travail. « Quand j’avais très envie d’écrire, je faisais passer une interro. »
Après trente-six ans de métier, elle n’a jamais vraiment quitté l’école, grand sujet de ses livres, multipliant les rencontres dans les classes. Mais elle a toujours mal supporté l’approche française. « Aux Etats-Unis, on dit “good try” [bien essayé] aux enfants qui échouent. Ici, ils entendent souvent qu’ils sont “nuls”. » Cette admiratrice de Janusz Korczak, grande figure de la pédagogie de l’enfance, est aussi effarée qu’un magazine de parents d’élèves s’appelle « Pour l’enfant vers l’homme », comme si « l’enfant était juste un devenir, pas un étant ». Elle a même donné son avis au ministre Jean-Michel Blanquer, croisé lors d’une cérémonie au Sénat, sur l’opération « Un livre pour les vacances », qui gratifie chaque élève de CM2 d’un exemplaire des « Fables » de La Fontaine. « C’est à décourager les enfants de lire. Il vaudrait mieux leur remettre un chèque-cadeau pour qu’ils puissent choisir un livre par eux-mêmes. » Un assistant a pris ses coordonnées. Elle n’a pas eu de nouvelles.
« Pourquoi ne suis-je pas née zen ? », s’interroge-t-elle dans « Mes 18 exils ». Susie Morgenstern l’avoue : si elle s’agite autant, c’est «à cause du “Journal” d’Anne Frank », son « livre de chevet », son « livre de toujours ». « Pourquoi moi ? Pourquoi j’ai survécu ? Il faut justifier », soutient celle qui a épousé un fils de déporté à Auschwitz. Persister à trouver cette vie « adorable » est pour elle une obligation, malgré le veuvage, le cancer, le deuil. Même la mort, elle l’aborde sur un ton guilleret dans son dernier chapitre, imaginant son enterrement officié par la célèbre rabbine Delphine Horvilleur. « Mon conseil aux gens âgés, c’est d’en parler. J’aurais aimé discuter avec mon mari de ce que j’ai écrit sur le marbre. »
Susie Morgenstern a retrouvé l’amour, sur le site de rencontres jewishcafe.com. Depuis, elle passe ses étés aux côtés de Georges sur le lac de Neuchâtel, comme elle le raconte dans « Fleurs tardives » (2018). A cause de la crise du Covid, ils ne se sont pas vus depuis un an. Heureusement, elle a de quoi tuer le temps. On vient de lui proposer une série de podcasts sur « les bestioles », la traduction d’un album pour enfants d’Amanda Gorman, la préface d’un recueil de textes sur les grands-mères… « En retour, on m’a envoyé “Eye of my Heart”, une pure merveille sur le fait d’être grand-mère. La vie est une aventure ! » Inépuisable.
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