TOUT LE MONDE N’A PAS LE MÊME POUVOIR D’ACTION POUR RENDRE SES ACTES QUOTIDIENS PLUS SOBRES.
à manier avec précaution. « Les discours mettant l’accent sur les petits gestes ont tendance trop souvent à masquer nos dépendances collectives et la responsabilité de nombreux autres acteurs économiques. » Le sociologue Jean-Baptiste Comby, auteur d’un livre sur la naissance et l’essor de cette rhétorique des « gestes pour la planète » (2), se montre plus critique encore : « En insistant sur la responsabilité de chacun, on dépolitise le problème climatique, en mettant de côté les responsabilités de tout un système de production et d’organisation sociale, et en enfermant le débat dans un registre purement moral. Le clivage se réduit à une opposition simpliste entre les bons et les mauvais citoyens. »
Le cabinet Carbone 4, avec lequel « l’Obs » s’est associé pour calculer les empreintes carbone d’Isabelle Autissier, Thierry Marx, Najat Vallaud-Belkacem et François Ruffin, publiait en juin 2019 une étude qui a été beaucoup partagée dans les milieux écologistes. Elle concluait que « les changements de comportement individuels significatifs (devenir végétarien, privilégier le vélo, ne plus prendre l’avion…) permettent de réduire l’empreinte de 25% au mieux ». En clair, les « petits gestes » sont tout à la fois incontournables et insuffisants. Pour aller plus loin, il faut investir (rénover son logement) ou précipiter les évolutions structurelles: décarboner l’industrie, l’agriculture, les services publics, repenser l’aménagement du territoire, etc. Autant de leviers sur lesquels les ménages ont peu de pouvoir direct. « Ne pas prendre l’avion et ne pas manger de viande diminuent vraiment les émissions. Mais ces changements ne peuvent pas être la solution unique sur laquelle se reposer pour baisser nos émissions carbone », complète Antonin Pottier.
Cette même étude de Carbone 4 prend soin de souligner aussi que ce « Français moyen » est une fiction : le chiffre de 10 tonnes d’éq. CO2 masque des disparités de mode de vie énormes, territoriales mais aussi sociales. Plusieurs études le soulignent : plus on est riche, plus on consomme, plus on se déplace – notamment en avion –, donc plus on émet de CO2. « Un ménage appartenant aux 10% les plus riches émet en moyenne 2,2 fois plus qu’un ménage moyen des 10 % les plus pauvres, ont calculé Antonin Pottier et ses collègues. Les ménages les plus riches parcourent 50000 kilomètres en moyenne par an, soit près de trois fois plus que les plus pauvres. » Autre conséquence de ces disparités sociales fortes : tout le monde n’a pas le même pouvoir d’action pour changer ses actes quotidiens et les rendre plus sobres. « Si vous habitez en ville, vous avez à disposition davantage d’alternatives pour avoir un comportement plus écologique, notamment pour vous déplacer. Et plus vous êtes riche, plus vous avez des marges de manoeuvre pour faire évoluer votre consommation, notamment parce qu’une part importante de vos achats sont des dépenses de loisirs, donc peu contraintes. »
Les adeptes de l’empreinte carbone sont-ils pour autant de gentils naïfs ? Ce n’est pas ce qui ressort du jeu-simulation auquel nous avons assisté. Le procédé est conçu de telle manière que les questions structurelles sont sans cesse abordées : faut-il construire partout des bornes de recharge électrique pour les voitures ? Investir massivement dans la rénovation thermique ? Alourdir la fiscalité sur les carburants? Construire des pistes cyclables? S’engager? Manifester? Prendre part à des actions de désobéissance civile? Lisa, l’une des participantes de l’atelier, tente depuis quelques années de bouleverser sa manière de consommer: cette consultante en gestion de projets informatiques de 29 ans, installée dans les Alpes-Maritimes, est devenue végétarienne, s’est engagée dans une démarche zéro déchet, et vient même de changer de boulot pour rejoindre une entreprise plus « vertueuse ».
Alors qu’une forme d’épuisement la guette – « Ça implique une charge mentale énorme » –, elle explique avoir pris conscience de l’importance de « passer d’une démarche individuelle à une démarche collective » grâce au jeu de l’atelier. « Passé un certain stade, j’ai compris qu’il devenait très difficile de faire baisser son empreinte seul. » Elle en est ressortie avec la conviction qu’on ne pourra pas arriver aux 2 tonnes « sans un changement de société drastique ». « Nous avons besoin de contraintes fortes, comme la limitation des vols en avion. » Quelles que soient les limites de l’exercice, calculer son empreinte carbone a une vertu: rendre visible l’omniprésence des énergies fossiles dans notre quotidien. « La sensibilisation sur le réchauffement climatique est faite, ce qu’il faut désormais, c’est de l’éducation, souligne Lan Anh Vu Hong. Quel que soit le niveau de diplôme, nous avons de grosses lacunes sur ce qui génère des émissions de CO2, et dans quelles proportions. » Ce calcul, quand il ne devient pas paralysant, aide aussi à dépasser les impasses de l’éternelle opposition entre responsabilités individuelle et collective. « On entend toujours : “A quoi ça sert que je fasse des efforts si les entreprises, le capitalisme, les Américains, etc., n’en font pas ?”, reprend Lan Anh Vu Hong, mais on peut avoir un comportement que l’on estime juste et cohérent, tout en gardant à l’esprit que l’objectif est de réduire l’empreinte globale et qu’on n’y arrivera pas tout seul. » Dans un monde où le jeu de société le plus vendu, le Monopoly, enseigne depuis 1935 à engranger le plus d’argent possible en accumulant les biens, il est peut-être temps d’apprendre à ne plus compter les billets et les immeubles, mais les kilos de CO2.
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(1) Antonin Pottier, Emmanuel Combet, Jean-Michel Cayla, Simona de Lauretis, Franck Nadaud, « Qui émet du CO2 ? panorama critique des inégalités écologiques en France », dans « Revue de l’OFCE » n° 169, novembre 2020.
(2) Jean-Baptiste Comby, « La Question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public », éd. Raisons d’agir, octobre 2015.