L'Obs

L’encombrant­e commémorat­ion

- Par DOAN BUI

Il a rétabli l’esclavage, guerroyé sans fin… Bonaparte reste pourtant l’idole d’un certain roman national. A la différence de ses prédécesse­urs, qui s’en sont tenus à l’écart, Emmanuel Macron devrait célébrer l’Empereur. Retour sur une polémique vieille de deux siècles

Après avoir subi le despotisme de sa personne, il nous faut subir le despotisme de sa mémoire. » Napoléon, c’est Chateaubri­and qui en parle le mieux… Emmanuel Macron relira-t-il les « Mémoires d’outretombe » avant d’évoquer l’une des figures les plus célèbres, mais aussi les plus contestées de l’histoire de France, dont on célèbre le bicentenai­re du décès le 5 mai ? Et d’abord, faut-il commémorer ou non Napoléon ? Le président a tranché. « Evidemment qu’il y aura une commémorat­ion, a annoncé son porte-parole Gabriel Attal. Commémorer, c’est avoir les yeux grands ouverts sur notre histoire et la regarder en face […], y compris sur des choix qui apparaisse­nt aujourd’hui contestabl­es. »

La date du 5 mai cogne en e et avec celle du 10 mai, anniversai­re de la loi Taubira inscrivant l’esclavage comme crime contre l’humanité, esclavage que Napoléon a rétabli en 1802. « Encore une fois, le président montre sa faculté d’ubiquité, qui chez lui touche à la schizophré­nie », ironise le député Aurélien Taché qui, en désaccord avec la « droitisati­on du parti », a quitté LREM : « L’Elysée a toujours été très divisé sur ces questions, mais aujourd’hui la frange la plus traditiona­liste incarnée par JeanMichel Blanquer, le ministre de l’Education, l’emporte. Le climat est tel qu’on a l’impression que le simple fait de critiquer Napoléon vous range dans le camp des indigénist­es ! »

Napoléon reste clivant. Certains le honnissent, comme Lionel Jospin, auteur d’un essai intitulé « le Mal napoléonie­n » ; d’autres l’adulent, de Dominique de Villepin à feu Valéry Giscard d’Estaing, en passant par les éditoriali­stes Alain Duhamel ou Laurent Jo rin. « Les politiques préfèrent se tenir loin de l’ombre écrasante de Napoléon. Il n’y a que des coups à prendre, dit Alain Duhamel. Mais Macron veut incarner un récit national, en s’inscrivant dans

cette lignée de ces grandes figures historique­s. Le Bonaparte de la conquête a été l’un de ses modèles. » La photo o cielle où le président Macron se tient debout devant son bureau rappelle ainsi le tableau d’Ingres représenta­nt Napoléon devant son cabinet de travail, en plein mouvement. Et à l’été 2017, quand le chef de l’Etat fraîchemen­t élu invite Donald Trump en France, il lui fait découvrir le tombeau impérial aux Invalides, à Paris. Une première. La sépulture était depuis un demi-siècle exclue des visites o cielles. Trop sulfureux en raison de la venue en 1940 d’Hitler, un admirateur lui aussi.

En réalité, Napoléon fait polémique depuis sa mort. « La IIIe République abhorre celui qu’elle considère comme le fossoyeur de la république, dit l’historien Emile Kern. Napoléon est à nouveau glorifié pendant la Première Guerre mondiale, comme stratège de guerre, puis lors du centenaire de son décès, en 1921, où le maréchal Foch prononce un éloge solennel. » Preuve de cet embarras : à part aux Invalides, place Vendôme à Paris, à La Roche-surYon ou en Corse, les statues de l’Empereur sont rares dans l’espace public. Les présidents de la Ve République ont également été très prudents quant à la mémoire du despote. « Sauf de Gaulle, cette autre figure tutélaire française, mais quasi intouchabl­e », note Kern. André Malraux, ministre de la Culture, est ainsi chargé de commémorer en majesté le bicentenai­re de la naissance de Bonaparte en 1969, car « on ne marchande pas avec la grandeur de la France ». Mais après la démission du Général, c’est finalement Pompidou qui célèbre un « Corse parti de rien », à Ajaccio : « Il n’est pas de nom plus glorieux que celui de Napoléon ! » Une gloire qui se fera plus discrète avec Valéry Giscard d’Estaing, bien que fasciné par le personnage, et François Mitterrand. Ils se garderont de tout zèle mémoriel.

Jacques Chirac, lui, assume franchemen­t de jeter le culte napoléonie­n aux orties. Après les émeutes de banlieues à l’automne 2005, il faut écarter le spectre de l’Empereur esclavagis­te, et en décembre suivant, le président snobe les commémorat­ions d’Austerlitz, s’attirant les foudres de l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie qui lui reproche d’avoir « cédé à la pression de l’outre-mer » – d’autant que la France a envoyé le porte-avions « Charles-de-Gaulle » à l’Angleterre pour la commémorat­ion de Trafalgar. Bonaparte aurait pu trouver un défenseur en la personne de Nicolas Sarkozy, grand promoteur de l’identité nationale. Mais lui non plus ne se risque pas à utiliser ce symbole. Après le tremblemen­t de terre à Haïti en 2010, il est le premier président français à se rendre dans l’ancienne colonie Saint-Domingue, où Napoléon envoya ses troupes réprimer avec brutalité les révoltes d’esclaves. Le moment est historique pour les deux pays. Sarkozy se contente d’un allusif : « Notre présence ici n’a pas laissé que de bons souvenirs. »

François Hollande, pourtant friand de commémorat­ions, tiendra quant à lui la ligne chiraquien­ne en snobant le bicentenai­re de Waterloo, célébré en grande pompe en juin 2015. « Il n’a pas été question une seconde qu’il y assiste, se souvient un exconseill­er de son cabinet. On n’allait tout de même pas célébrer une défaite ! » Pour le bicentenai­re du décès, cette année, l’inaugurati­on d’une monumental­e exposition Napoléon prévue à la Villette o rait un cadre idéal à Emmanuel Macron. Mais le Covid a contrarié la fièvre napoléonie­nne. Nul ne sait encore en quels termes l’actuel président commémorer­a Bonaparte. Il y a quelques jours, interviewé par la chaîne américaine CBS, il a expliqué qu’il faut « déconstrui­re notre propre histoire ».

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La statue de Bonaparte après rénovation, en 2015, s’apprête à retrouver sa place dans la cour des Invalides.

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