L'Obs

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Le célèbre historien, auteur d’une biographie de François Mitterrand, analyse le grand tournant du 10 mai 1981, les réformes sociales et culturelle­s et l’incapacité du PS à se rénover, dont les conséquenc­es se font encore sentir

- Par CÉCILE AMAR

Mazarine Pingeot et Gilbert Mitterrand sont deux des enfants de l’homme du 10 mai. Ils ont vécu dans l’intimité du président le plus secret et le plus fascinant de la Ve République. En exclusivit­é pour “l’Obs”, ils évoquent les vies parallèles et le fabuleux destin d’un père qui les réunit aujourd’hui. Témoin clé de la période, Jacques Delors rompt le silence et revient sur son expérience du pouvoir aux côtés de François Mitterrand. Et l’historien Michel Winock analyse la significat­ion du “grand espoir” de 1981

Ils ont l’habitude qu’on les scrute pour de mauvaises raisons, qu’on cherche en eux les traces d’un autre, qu’on traque les ressemblan­ces, qu’on guette les divergence­s. Ils en ont pris leur parti. Ils acceptent de vivre dans l’ombre du père. De leur père. De François Mitterrand. Deux fils. Une fille. Des enfants qui ont chacun leur personnali­té, mais qui sont restés fidèles aux valeurs que leurs parents leur ont transmises. Des enfants pris dans le tumulte de la politique dont la vie a basculé, le jour où leur père a accédé à l’Elysée. Il y a quarante ans. Des enfants qui ne se connaissai­ent pas. Deux fils. Une fille. Deux familles. Un président. Une histoire française, que Gilbert Mitterrand et Mazarine Mitterrand Pingeot ont accepté de raconter pour France 2 et pour « l’Obs ». Le 10 mai 1981 est une de ces dates qui jalonnent notre histoire. Une journée singulière pour eux aussi. Gilbert est à Libourne où il vote et va bientôt devenir député. Puis retour à Paris, en train. Quatre heures à essayer d’imaginer si cette fois la victoire sera au rendez-vous. Il va ensuite chez ses parents, rue de Bièvre. Ils sont encore à Château-Chinon. Le téléphone n’arrête pas de sonner : « Je n’ai rien vu. Je répondais à ceux qui demandaien­t des informatio­ns. Ensuite, je recevais les félicitati­ons… Pas tout à fait les demandes de postes ministérie­ls, mais pas loin. » Vers 22 h 30, il rejoint la Bastille avec quelques amis pour enfin faire la fête. Puis il revient dans l’appartemen­t familial. « J’ai attendu le retour des parents de Château-Chinon. Et voilà, on s’est félicités. Et puis on s’est embrassés. Et puis on est allés se coucher. » Mazarine, elle, passe la journée avec sa mère, Anne Pingeot, dans leur appartemen­t du 6e arrondisse­ment de Paris. Sa mère a son père au téléphone, elle est au courant des premières tendances. La petite fille de 6 ans et demi regarde la télé avec sa maman. « J’étais avec elle, sur ses genoux, au moment où on a vu le visage s’a cher. On le savait déjà. J’étais un peu spectatric­e, à la fois de ce qui se passait mais aussi de la réaction de ma mère, pour qui c’était un peu le grand saut dans l’inconnu. Je pense qu’elle était très inquiète de ce qui pouvait advenir de leur couple après l’élection. Ce en quoi elle s’est trompée puisque, en fait, c’est vraiment après que les choses se sont presque normalisée­s, instituées comme une famille normale. » L’oncle et la tante de Mazarine viennent la chercher pour l’emmener faire la fête à la Bastille. Anne Pingeot refuse : « Tu as école demain. »

François Mitterrand est élu président de la République. Les Français connaissen­t son épouse, Danielle, qui détestera le titre de première dame et continuera à mener son combat pour les droits de l’homme à l’Elysée. Ils connaissen­t ses fils, Jean-Christophe et Gilbert. Mais ils ne savent rien de son autre famille, d’Anne Pingeot, l’aimée, et de leur fille, Mazarine. Le secret est bien gardé. Les deux vies qu’il mène sont comme les deux faces d’un même astre. La petite fille sait parfaiteme­nt que la famille o cielle existe, elle les voit parfois à la télé, mais ne les connaît pas. « C’était pour moi un monde complèteme­nt séparé, à part. J’avais intégré l’hétérogéné­ité des deux mondes et leur étanchéité. » La fille ne cherche pas à savoir. « Mon père avait cloisonné ses deux vies, voire ses multiples vies. Enfin, quand je dis multiples, je ne suis pas en train de faire une révélation extraordin­aire, mais bon, son travail prenait aussi beaucoup d’espace, il prenait même l’espace principal. Cloisonner, ça correspond­ait assez bien à son caractère. »

UNE AUTRE GÉOGRAPHIE FAMILIALE

Les fils, eux, ne savent pas qu’ils ont une demi-soeur. « Je ne connaissai­s pas l’existence de Mazarine. Je connaissai­s cette rumeur occasionne­lle, mais je ne cherchais pas à creuser, avoue Gilbert Mitterrand. Maman savait, mais ne nous en avait jamais parlé, à Christophe et moi. » Leur père non plus, évidemment. Les fils ne cherchent pas à savoir. « Personne n’allait essayer de mettre des limites à sa liberté. C’était la meilleure façon de le perdre. Donc, il fallait respecter ses libertés. » Et son secret. D’intime, il devient en quelque sorte un secret d’Etat. Quelques proches (André Rousselet, Charles Salzmann, Laurence Soudet, Robert et Elisabeth Badinter) font partie de la vie d’Anne Pingeot et de sa fille. Quelques collaborat­eurs de François Mitterrand comme Jean Glavany ont deviné l’existence de la jeune enfant, en tombant par hasard sur des jouets dans le co re de sa voiture. Mais l’immense majorité ne sait rien. « Un secret, c’est toujours lourd à porter, surtout quand c’est votre identité qui est en jeu, confie Mazarine. Le fait qu’il soit président a radicalisé, ou, enfin, a rendu la responsabi­lité d’autant plus lourde. Ce qui a changé, c’est le fait que ce secret était accompagné, comment dire… d’une armature réelle. J’étais protégée. C’est ce qui, pour moi, a changé le plus. Le secret, je savais que, de toute façon, s’il était révélé, j’allais détruire quelque chose. » Elle ne détruira rien. Elle ne dira rien.

Un père président signifie une vie chamboulée. La fillette et sa mère doivent déménager, pour des raisons de sécurité, dans un appartemen­t de fonction, là où logent des collaborat­eurs du président. L’enfant grandit avec des o ciers de sécurité, comprenant ainsi qu’elle peut être en danger. « Il y a une sorte de cercle vicieux qui se met en place et vous êtes coincée : vous n’avez plus le choix et donc vous devenez le propre artisan de votre prison et du secret », avoue Mazarine Mitterrand Pingeot. Mais sinon, quai Branly, une enfant se met à vivre quasi normalemen­t avec ses parents. « C’était encore plus régulier. Il rentrait tous les soirs, à une certaine heure. Bien sûr, il y avait parfois des exigences autres, mais quand même, bizarremen­t, ça a institué un moment beaucoup plus normal dans une forme d’anormalité elle aussi figée. »

François Mitterrand est un homme de rituels. Avec sa fille, ce sont les vacances à Gordes, dans la maison qu’il a fait construire pour Anne Pingeot, les Noëls en Egypte et les week-ends à Souzyla-Briche dans une résidence qui appartient à l’Etat. « C’était vraiment un endroit où il se reposait, où il invitait de la famille ou

FRANÇOIS MITTERRAND EST UN HOMME DE RITUELS. AVEC SA FILLE, CE SONT LES VACANCES À GORDES ET AVEC SA TRIBU, À LATCHE.

des gens très intimes et où il n’était pas en représenta­tion, même s’il y a quand même toujours un petit quelque chose, enfin… vous êtes le président. » Des week-ends où il s’amuse aussi. « Nous avons vécu treize ans de bonheur à Souzy-la-Briche », a raconté Anne Pingeot (1). Une autre géographie familiale se dessine avec ses fils et ses petits-enfants. Pour Gilbert Mitterrand, « systématiq­uement et quoi qu’il arrive, il revenait à Latche l’été – plutôt en août – et il y passait le nouvel an ». Dans sa maison au milieu de la forêt landaise. Avec sa tribu. Car si François Mitterrand est le père d’une très jeune fille, il est aussi le grand-père de deux petites-filles et d’un petit-fils. « Il était avec mes filles bien plus cool qu’il ne l’a été avec mon frère et moi. Quand il les voyait, ici à Latche, c’était dans des moments de détente, déconnecté­s. Mes filles étaient spontanées, rigolotes. Il trouvait leur attitude mignonne. » Pascale et Justine n’ont que quelques années d’écart avec Mazarine. L’indulgence qu’il a pour sa fille, François Mitterrand l’a aussi pour ses petites-filles, nées trois et six ans après elle. Un souvenir l’illustre. Gilbert trouvait que ses filles aimaient surtout l’école pour s’y amuser. Un été, à Latche, il fait part de « sa petite inquiétude » à son père. François Mitterrand lui répond : « Ne t’inquiète pas. Ça leur passera. Ça évolue très vite à cet âge-là. » Le père sait de quoi il parle. Le fils ne comprend pas.

Le père est président depuis sept ans. Il va le rester un septennat de plus. La campagne de 1988 est particuliè­re pour la fille et le fils. Pour elle, c’est la première. Elle a 13 ans, les débuts militants. A une place singulière. Elle colle des autocollan­ts sur les tables, elle est allée les chercher au PS. « J’adorais. Je n’avais aucune idée du programme. Le kif, c’était vraiment de faire partie d’une campagne, en étant trop jeune quand même pour tout comprendre mais en étant su samment âgée pour y participer. » Pour elle, qui ne doit jamais se dévoiler, rien n’est simple. « La di culté, c’est toujours le même angle mort : revendique­r quelque chose sans pouvoir le revendique­r. Se battre, militer, mais sans dire d’où on parle. Ne pouvant le dire, j’étais toujours dans une situation compliquée. » Toujours le même malaise qui la poursuit au cours de sa scolarité. « C’était di cile d’entendre des choses désagréabl­es sur mon père, des insultes, car dans une campagne, on n’y va pas avec le dos de la cuillère. C’était di cile d’écouter impuissant­e cette violence, sans avoir les armes intellectu­elles d’abord pour répondre et sans avoir de toute façon la possibilit­é de le faire. Je ne pouvais pas expliquer pourquoi ça me blessait. » Pour Gilbert Mitterrand, tout est plus simple. Député socialiste et premier fédéral de la Gironde, il organise la campagne sur sa terre électorale. Cette fois-ci, aucune inquiétude quant au résultat. Son père est candidat à la présidenti­elle pour la quatrième fois, et pour la première fois, Gilbert passe la soirée électorale à Paris. Il attend « tranquille­ment les résultats, dans un endroit feutré, l’Elysée ». « Pas d’angoisse, pas d’ambiance », résume-t-il en souriant. Mais la satisfacti­on de la réélection.

Sept ans de plus dans ce palais de la République que le fils apprend à connaître. « J’y allais surtout pour des moments privés, amicaux, détendus. J’habitais en Gironde et quand j’allais à Paris, j’allais voir les parents, et comme ils habitaient à l’Elysée, j’allais à l’Elysée. » Il est parfois invité à des manifestat­ions o cielles. « Je n’allais presque jamais aux 14-Juillet, j’allais aux Noëls de l’Elysée, mes filles y venaient. » Gilbert Mitterrand n’a participé à aucun voyage o ciel, mais il a assisté à deux dîners d’Etat en quatorze ans, celui en l’honneur de la reine d’Angleterre et celui pour l’empereur et l’impératric­e du Japon, en octobre 1994. Le père s’attarde avec le fils, prend des nouvelles des chênes de Latche. La fille est là, elle aussi, à quelques tables de distance. Ils ne se voient pas, ne se connaissen­t pas. « J’étais en khâgne et j’avais le Japon au programme, s’amuse-t-elle. Alors ce dîner, c’était un clin d’oeil de mon père. » Elle n’a jamais vraiment aimé ce monde o ciel où elle devait continuer à se cacher. Elle n’a participé à aucun voyage o ciel et n’a pas aimé le palais présidenti­el. « J’y allais parfois pour déjeuner, plutôt à la fin. J’entrais par la petite porte de derrière. Nous avons dîné une ou deux fois dans les appartemen­ts privés. Je détestais y aller. J’avais peur qu’on me voie. J’ai toujours détesté les lieux de représenta­tion. C’était très angoissant. »

L’angoisse di use des enfants, c’est aussi l’état de santé de leur père. Aucun ne sait qu’il est malade. Mais « la suspicion d’un problème médical naît dès l’été 1981 », se souvient Gilbert Mitterrand. Son père doit faire des examens médicaux, il joue moins au tennis cet été-là. François Mitterrand apprend à l’automne qu’il est atteint d’un cancer, mais il ne dit rien à ses enfants. « On voyait bien à la maison qu’il sou rait de quelque chose. On appelait ça une sciatique. Une présence médicale passait à la maison. » Mais qu’un président soit suivi par des médecins, rien de plus normal. Gilbert aperçoit aussi, par hasard, « des pilules dans sa salle de bains », mais n’y prête pas attention. « Il n’y avait pas d’inquiétude », résume-t-il. Six ans plus tard, son fils comprend. « On a su qu’il avait un cancer en 1987. Quand on abordait la question de la présidenti­elle qui arrivait, il prenait beaucoup de précaution­s, il avait des réticences. Or, politiquem­ent, sa candidatur­e semblait une évidence. » Autour de la table, avec sa famille, ses amis, François Mitterrand s’interroge à haute voix : « Je voudrais être certain que je suis capable de faire ce septennat. Ma santé le permettra-t-elle ? » Les médecins le rassurent, sa rémission est actée et François Mitterrand annonce finalement sa nouvelle candidatur­e le 22 mars 1988.

LE RAPPORT SI PARTICULIE­R À LA MORT

Mazarine, elle, n’apprend la vérité sur la maladie de son père que très tard. Sa mère l’a toujours su, mais ses parents avaient choisi de la protéger. Elle la découvre en 1992. Partie en voyage au Mexique avec son petit copain, la jeune fille appelle sa mère pour lui donner des nouvelles. Anne Pingeot lui révèle que son père vient de se faire opérer. « Ah bon, mais qu’est-ce qui s’est passé ? » demande Mazarine, qui se rappelle « avoir été super mal toute la journée », avant son coup de fil. « Je l’avais ressenti, comme si on était reliés. » Elle met alors des mots sur ce qu’elle ressent

depuis bien longtemps. « Je l’ai appris tard, mais en réalité, j’ai toujours vu mon père prendre des pilules. Comme il était très obsédé par la mort, l’après – c’était un grand questionne­ment à la fois métaphysiq­ue et très concret –, j’ai l’impression de l’avoir toujours su. » Le rapport si particulie­r de François Mitterrand à la mort a bercé sa fille. Pour elle, « l’âge ne jouait pas un grand rôle, il était tellement actif. Mais je ressentais qu’il était atteint. Très souvent, le soir, je lui demandais : “Qu’est-ce qui se passera quand tu vas mourir ? Est-ce qu’on pourra encore se parler ?” C’était un rituel. J’étais très imprégnée par quelque chose d’assez mortifère. » Elle pressent que la fin est proche. « J’ai vécu cette vie-là en sursis. C’est très paradoxal : j’ai toujours eu l’impression à la fois de ne jamais pouvoir sortir de ce monde, et en même temps qu’il était en sursis. C’était une bulle en dehors du temps et de la vie. » Ce rapport si singulier de leur père à l’après a marqué les trois enfants. « Mon père n’avait pas de conversati­on privilégié­e avec moi sur la mort, a rme Gilbert. Je n’avais pas d’angoisse su sante pour en parler avec lui. » Mais il l’entend en parler avec d’autres. « J’ai été témoin de conversati­ons à table avec ses amis sur la mort. C’était pour lui une question métaphysiq­ue, pas religieuse. » Petit, il croit que son père s’en sortira toujours, puisqu’il s’en est toujours sorti. Plus tard, avec lui, il parle de l’avant plus que de l’après. François Mitterrand aimait visiter les églises et les cimetières. Le fils l’accompagna­it. « On ne parlait pas de la mort, mais de la vie de ces gens sous terre. On essayait de reconstitu­er leur vie, de la remettre dans le contexte de l’époque, de les faire revivre, d’imaginer. »

LA FIN DU SECRET

François Mitterrand sou re. Il veut profiter de ses familles. Le 10 novembre 1994, « Paris Match » révèle le secret et publie en couverture une photo de lui et sa fille, si longtemps cachée. Juste avant la publicatio­n, il lui glisse : « Prépare-toi. » Est-on un jour prêt à voir sa vie étalée dans les journaux, à cette déflagrati­on ? Mazarine, elle, ne l’est pas. « C’était horrible : le monde s’e ondrait. Toute ma raison d’être qui était le secret, ce qui faisait mon identité, s’e ondrait. Il fallait continuer comme si de rien n’était, mais en réalité, je n’avais plus aucun repère. J’ai mis du temps à vivre avec ça. » Les jours et les semaines qui suivent la parution du magazine, des paparazzis planquent devant chez elle, la pourchasse­nt. « J’avais l’impression d’une sorte de viol symbolique. C’est très désagréabl­e d’avoir des gens qui vous prennent pour un objet, pour qui vous êtes un gagne-pain. C’était très violent. » Les fils de François Mitterrand ne subissent pas cette violence. Presque vingt ans après la naissance de Mazarine, ils la découvrent enfin. Par la presse. Ils ont plutôt deviné que su son existence. « On avait une demi-soeur. C’était mignon. C’était spontané chez mon frère, mes filles », se rappelle Gilbert Mitterrand. Cette joie est teintée d’inquiétude. « Parallèlem­ent, je ressentais ce que pouvait éprouver ma mère. » Elle est au courant depuis près de vingt ans, mais l’humiliatio­n devient publique. « Je ne jugeais pas, mais je m’inquiétais plutôt de ce que pouvait ressentir ma mère face à cette exposition publique. » Les deux fils du président réagissent chacun avec leur personnali­té. Jean-Christophe veut rencontrer Mazarine. Il demande à son père de lui organiser un déjeuner avec la jeune fille. Et quand il s’enquiert de la manière dont il la reconnaîtr­a, son père sourit : « Un air de famille. » En la voyant, il dira avoir cru voir « Gilbert jeune, en fille ». Gilbert, lui, n’éprouve pas la même curiosité. « Entre mon père et moi, on n’avait pas besoin de se dire les choses. C’était un domaine qui était le sien, sur lequel je n’avais pas à l’interroger. A partir du moment où il ne m’en parlait pas, je n’allais pas faire l’inquisiteu­r. » Il ne commente pas l’existence de sa soeur, et l’accepte sans juger. Il admet : « Mon frère a été plus curieux. Ça a certaineme­nt fait plaisir à mon père. »

La fin du secret. La maladie qui gagne du terrain. Les attaques politiques, les a aires, un passé à Vichy qui ne passe pas, la gauche qui se détourne de Mitterrand… Les dernières

L’ANGOISSE DIFFUSE DES ENFANTS, C’EST AUSSI L’ÉTAT DE SANTÉ DE LEUR PÈRE. AUCUN NE SAIT QU’IL EST MALADE.

années sont di ciles pour le clan. « Je l’ai vécu de manière vraiment très douloureus­e, très violente, ça a été horrible. » Pour Mazarine, la douleur du « droit d’inventaire » ne s’est jamais arrêtée. « Aujourd’hui encore, j’ai les oreilles qui sont plus à l’écoute des critiques adressées à la gauche de gouverneme­nt et à mon père qu’à la nostalgie de ceux qui revendique­nt cet héritage. J’ai été très heurtée par la violence qu’il a subie. J’en ai été heurtée parce que je le voyais rentrer à la maison le soir, tout simplement, et parce que moi, je l’ai vécue aussi par ricochet, puisque, par contiguïté, j’étais moi-même pestiférée et parfois je le suis encore. » « Pestiférée », le mot est très fort. Gilbert Mitterrand est plus âgé, il fait de la politique. En 1993, au moment où les attaques contre leur père commencent, il se représente aux législativ­es. Alors même si elles sont rudes, il ne les vit pas comme Mazarine. « Je n’ai pas vécu cette période en pestiféré, je l’ai vécu en combat. » Il reconnaît : « L’atmosphère était dure, le regard posé sur François Mitterrand nous a atteints. Mais c’était un combat politique avant d’être un combat de la vérité historique, de la défense familiale. C’était au fond un mélange de tout cela. » Il sait bien que son nom l’a aidé en 1981, quand il était synonyme de victoire. Il sait aussi que lorsque c’est di cile pour son père, c’est di cile pour lui aussi. Le tri se fait vite. « Je voyais bien que le regard sur moi changeait. » Pour lui aussi, leur père « était atteint ». « Il était dans une phase montante de sa maladie. Les attaques étaient vives. Il considérai­t certaines d’entre elles comme injustes. Il avait conscience que quoi qu’il dise, il ne pourrait pas être entendu par une génération qui n’avait pas vécu la guerre. Il passait par toutes les phases : révolte, combativit­é et des moments où il disait “à quoi bon ?”. » Mais les dernières années ne sont pas seulement tristes. Les vacances à Latche. Les parenthèse­s avec Danielle, ses fils, ses petits-enfants. « Même pendant cette période, il y eut des moments familiaux heureux. On voyait qu’il avait encore goût à la vie. »

Mazarine grandit. Son père est si fier quand elle intègre Normale Sup. « Il a tellement aimé sa fille », appuie Robert Badinter. Dernier Noël en Egypte avec elle, sa mère et des amis. Dernier réveillon à Latche avec Danielle, Gilbert et d’autres amis. Deux rituels. Deux familles. Un président qui choisit de se laisser partir. Danielle Mitterrand a tenu à préparer les siens à accueillir Mazarine dans le clan. « Depuis qu’on connaissai­t son existence et jusqu’à la fin, maman nous disait sans cesse “sa place est parmi nous”, “elle est la bienvenue”, “elle n’est responsabl­e de rien la pauvre chérie” », raconte Gilbert. Le père va bientôt mourir. Danielle Mitterrand a prévenu ses enfants. Aux obsèques de son époux et de leur père, « Mazarine doit être là ».

Ce 11 janvier 1996, dans le Transall, l’avion militaire qui les amène vers Jarnac, où va être enterré François Mitterrand, Mazarine est là. Au milieu de la première famille. A côté de ses demi-frères, de leurs enfants. Face au cercueil de leur père. Leurs mères ne sont pas là. Deux fils. Une fille. Un mort. La tristesse du deuil. Le plaisir d’être enfin réunis. Des sentiments mêlés. C’est la première fois que Gilbert rencontre Mazarine. « J’avais envie de la protéger », confie-t-il en se remémorant cette scène si particuliè­re. La mort a réuni les clans. « J’ai été très heureuse de les rencontrer », confie, en écho, Mazarine. Depuis, les enfants de François Mitterrand se revoient. Dans une vie « o cielle » pour honorer la mémoire du père. Dans une vie privée, aussi, même s’ils ont vingt-cinq ans d’écart et s’ils ont chacun leur vie. Mazarine a invité ses demi-frères à son mariage. Les deux familles de François Mitterrand ont fait la fête ensemble. Naturellem­ent. Gilbert Mitterrand résume joliment ce roman français : « Papa a ajouté quelque chose à sa vie. Il ne nous a rien enlevé. »

(1) Entretiens avec Jean-Noël Jeanneney, dans l’émission « A voix nue », France Culture, octobre 2016, publiés par Gallimard sous le titre « Il savait que je gardais tout ».

Retiré de la scène médiatique depuis plusieurs années, l’ancien ministre des Finances Jacques Delors est un personnage clé de l’expérience socialiste des années 1981 à 1984. Il se souvient de sa relation admirative avec François Mitterrand et du tournant de la “rigueur” qu’il a préconisée en mars 1983

C’est pour lui qu’il est passé du syndicalis­me à la politique. C’est pour François Mitterrand que Jacques Delors a adhéré au PS en 1974. Et même si le concepteur de la « nouvelle société » de Jacques Chaban-Delmas (Premier ministre de 1969 à 1972) était une figure intellectu­elle de la gauche chrétienne, plus rocardien que mitterrand­ien, aujourd’hui encore il assume son choix : « Je pensais que dans la situation de l’époque, Mitterrand était le seul qui pouvait ramener la gauche au pouvoir et peut-être l’inciter à se souder. C’est la raison pour laquelle, bien que plus proche de Michel Rocard, j’avais dit à Michel que Mitterrand était une chance pour la gauche. » Une chance de gagner la présidenti­elle. Delors voyait juste.

Le 10 mai 1981, après avoir fait son devoir électoral, il passe la journée chez lui, dans son appartemen­t parisien. Pas d’euphorie le soir, lorsqu’il voit le visage de son champion s’a cher sur sa télé. Ce n’est pas dans sa nature. Et il pressent que la situation sera di cile. « Ce soir-là, j’ai pensé qu’il avait réussi son pari et que

seul lui pouvait le faire, compte tenu de ce qu’était la France », résume-t-il sobrement. Quelques jours plus tard, le président élu mais non encore investi invite Jacques Delors chez lui, rue de Bièvre, dans son fameux pigeonnier où il reçoit celles et ceux dont il veut faire ses ministres. « Qu’est-ce que vous voulez faire ? » s’enquiert Mitterrand. « Je veux être commissair­e général au Plan », répond Delors, qui se rappelle, quarante ans après que Mitterrand « s’est freiné pour ne pas rigoler ». Seule indication, en sortant il glisse à Delors : « Le social, vous connaissez déjà tout. » Le 21 mai 1981, c’est en écoutant la télé chez lui qu’il découvre qu’il est nommé ministre des Finances… et que son poste a dégringolé dans l’ordre protocolai­re.

Le franc dévisse, la situation économique se détériore très vite. Delors est inquiet. Mais contrairem­ent à Rocard ou Badinter, il approuve sans réserve l’arrivée des ministres communiste­s dans le gouverneme­nt. « Selon moi, c’était inévitable. Le Parti communiste avait o ciellement pris parti pour Mitterrand. Je pense que c’était nécessaire et en plus, j’ai eu de bons rapports avec eux. » Ce qui le taraude, ce sont plutôt certaines promesses électorale­s, certaines des fameuses 110 propositio­ns, notamment la retraite à 60 ans ou les nationalis­ations. Delors assume encore : « Le programme, si on l’avait appliqué à 100%, s’ajoutant à une méfiance a priori des spéculateu­rs de l’étranger, cela aurait été de toute façon di cile. Avec le recul, je pense que François Mitterrand – c’était sa conception de la démocratie – voulait appliquer son programme. » Ses premières réserves, le ministre de l’Economie les partage dans le huis clos d’un séminaire sur la future loi de nationalis­ations. « Objectivem­ent, la nationalis­ation a redonné de la force aux cinq entreprise­s industriel­les concernées. C’est un succès. L’économie industriel­le française n’allait pas très bien et la nationalis­ation, la venue de capital frais, tout cela a permis à ces entreprise­s de se redresser. C’est le bon côté des choses. Je ne dirais pas la même chose pour les banques. Surtout quand ils ont décidé d’en nationalis­er tout un paquet. »

L’applicatio­n du programme va trop loin et trop vite pour Delors, alors que la situation économique et monétaire se dégrade. « J’avais même dit à un moment à des journalist­es : “On me jettera avec des papiers gras.” Parce que je pensais que ça ne pouvait pas durer. Bon, voilà, je n’étais pas très optimiste, mais je ne pouvais pas refuser ce poste très exposé. » Il poursuit sa mission gouverneme­ntale, mais après avoir dit et écrit en privé ses doutes, il décide, le 29 novembre 1981, de les dire publiqueme­nt, sur RTL. Il demande « une pause dans l’annonce des réformes ». Le mot « pause » glace la gauche qui se souvient de la fin du Front populaire. Des décennies plus tard, Jacques Delors ne regrette pas : « J’y suis allé doucement. Je n’ai pas dit “arrêtez les réformes”. J’ai pris

une formule qui pouvait être acceptable par certains. Mais on me l’a reproché quand même. Je trouvais qu’on allait trop vite. Les nouveaux élus socialiste­s, certains d’entre eux n’avaient aucune expérience, étaient dans l’euphorie. Ma crainte, c’était qu’on boive le bouillon sur le plan financier et monétaire. Déjà, je le répète, il y avait un a priori à l’étranger et surtout chez les acteurs du marché financier et monétaire contre nous. Alors il fallait y aller un peu plus doucement. » L’exercice d’équilibris­te est compliqué. Delors l’avoue : « J’étais quand même un peu dans l’opposition. J’ai commencé à tirer la sonnette d’alarme au bout de six mois. Jamais François Mitterrand ne me l’a reproché. Au contraire. » Le ministre de l’Economie veut tout faire pour éviter la tutelle du Fonds monétaire internatio­nal.

La bataille se cristallis­e en mars 1983, après les municipale­s perdues. François Mitterrand, poussé par ceux qu’on appelle « les visiteurs du soir », hésite à sortir du système monétaire européen (SME). Delors est au contraire, avec le Premier ministre Pierre Mauroy, le gardien du temple européen. « Les visiteurs du soir plaidaient pour la sortie du SME. Les plus méchants disaient : “Delors n’est pas un politique, il est entre les mains de ses technocrat­es.” J’en ai pris plein la gueule de la part de ces gens-là et finalement, Mitterrand ne leur a pas donné raison. » Le président fait le choix de l’Europe, acte le tournant de la rigueur et envisage même de nommer Jacques Delors à Matignon. Le 21 mars, il l’invite à déjeuner en compagnie de Pierre Bérégovoy et de Laurent Fabius. « On déjeune. Et après, comme dans le salon du dentiste, l’un après l’autre, il nous reçoit. Il me fait plein de compliment­s et me dit qu’il me verrait bien Premier ministre. Je le remercie, et lui dis qu’il y a une condition : que le Premier ministre ait la monnaie. Alors là… Il a tordu son mouchoir et c’était fini. Il m’a dit quelque temps après : “Vous vouliez être le maire du palais.” J’aurais pu être Premier ministre, mais je voulais avoir la monnaie, car je n’avais pas confiance dans les autres. Et donc il a gardé Mauroy. Et un an après, les larmes aux yeux, il lui a dit qu’il fallait changer. Mais il aimait beaucoup Mauroy

“MITTERRAND ÉTAIT VRAIMENT EUROPÉEN. IL ÉTAIT PRÊT À FAIRE DES SACRIFICES POUR ÇA.”

et il y avait de quoi. » Delors reste ministre de l’Economie, il devient le visage de ce changement de politique, cette « parenthèse » jamais refermée. « Ce qui est un beau mot, c’est la gestion rigoureuse. Mais la rigueur seule est, aux yeux des Français qui regardent la politique, considérée comme synonyme presque d’échec. »

Entre François Mitterrand et lui, rien ne fut vraiment simple. Jacques Delors le reconnaît : « J’ai toujours eu avec lui des rapports un peu difficiles, jusqu’au jour où il a compris que les défauts qu’il reconnaiss­ait aux catholique­s, ce n’était pas les miens. Même si son éducation avait été très chrétienne, il se méfiait beaucoup des catholique­s en politique. Il leur reprochait d’être un peu lunaires, de ne pas avoir les pieds dans la glaise. » Mais ce qui les a vraiment réunis, c’est leur passion européenne commune. Après trois ans au ministère de l’Economie, Jacques Delors devient président de la Commission européenne. Pendant sa décennie à Bruxelles, il peut compter sur le soutien du chef d’Etat socialiste. « Mitterrand était vraiment européen, sans aucun doute. Il était prêt à faire des sacrifices pour ça; il en a fait. Dans les conseils européens auxquels j’assistais, il ne tapait pas sur la table. Il disait : “Ne pensez-vous pas que nous pourrions faire ceci ou cela ?” Venant d’un homme assez sûr de lui, c’était une grande force. Il ne les a jamais énervés, sauf parce qu’il arrivait en retard aux dîners. Car dès que les conseils européens se terminaien­t, il allait se promener avec ses confidents. On l’attendait toujours un peu », se souvient Jacques Delors. « Sur l’Europe, il a fait mieux que tous les autres, insistet-il. Il était vraiment européen et il était bien vu, parce qu’il ne donnait pas de leçons. »

Quarante ans après l’élection de François Mitterrand, assis dans son salon, Jacques Delors dresse le portrait admiratif de ce président qu’il a servi : « Un analyste politique de première force. Une grande culture, allant même jusqu’à lire des textes chrétiens. Un grand sens de la tactique au plan internatio­nal. J’ai admiré la manière dont il a agi. » Son verdict est sans appel : « Mitterrand a été un grand président. » Du haut de ses 95 ans, il poursuit : « Les vieilles manies de la gauche, il les a satisfaite­s au début et ensuite, il est tombé dans un réalisme de bon aloi. Sur le plan internatio­nal, les rapports avec les EtatsUnis, le monde arabe, il avait tout compris. Il avait une grande culture politique et un grand réalisme. Sur le plan européen et internatio­nal, il n’y en a pas un qui l’égale. Quand il est parti, la France avait la tête plus haute que lorsqu’il est arrivé. »

La fin des Trente Glorieuses et la crise économique consécutiv­e aux chocs pétroliers permettent-elles d’expliquer la victoire de Fra=nçois Mitterrand ?

Assurément, la fin des Trente Glorieuses, la politique d’austérité de Raymond Barre, la progressio­n du chômage ont largement contribué à la victoire de François Mitterrand. Le changement de conjonctur­e économique n’explique pas tout. L’image du président Giscard d’Estaing s’est dégradée, comme l’attestent les sondages. L’a aire des diamants (le cadeau de Bokassa), gérée par le mépris, laisse un doute sur son intégrité.

La victoire de François Mitterrand est-elle le produit d’une mobilisati­on de la gauche et/ou d’une division de la droite (Giscard vs Chirac) ?

La victoire de Mitterrand est due à l’Union de la gauche réalisée en 1972 et, paradoxale­ment, à la rupture de l’union en 1977. Par l’union entre communiste­s, socialiste­s et radicaux de gauche, un grand élan a été créé, un espoir de victoire s’est concrétisé : Mitterrand ne perd que de très peu l’élection de 1974. Cependant, la rupture de 1977 et l’abandon du Programme commun, sans le priver de l’électorat communiste au second tour, lui permettent de gagner à lui cette partie des centristes ou des gaullistes antigiscar­diens (dont Chirac n’est pas le moindre) qui sont nécessaire­s : Mitterrand a su résister à Marchais, il n’est plus dépendant des communiste­s et, depuis les législativ­es de 1978, le PS est redevenu le premier parti de la gauche.

Comment François Mitterrand est-il parvenu à concrétise­r l’espoir de 1965 et à surmonter l’échec de 1974 ?

En remarquabl­e stratège, il s’est a rmé jusqu’au bout fidèle à l’Union de la gauche et au Programme commun. Grâce à quoi il a éliminé dans son propre parti la concurrenc­e de Michel Rocard, favori dans les sondages, mais accusé d’« orientatio­n droitière » par la gauche du parti. Aux yeux des électeurs communiste­s, il a su montrer que la rupture de l’union était due aux dirigeants du PCF. Aux législativ­es de 1978, on a vu que le désistemen­t des communiste­s en faveur des socialiste­s mieux placés avait fonctionné. Assuré sur sa gauche, il se présente aux électeurs de droite comme le candidat de « la force tranquille » et laisse entendre qu’il ne prendrait pas de ministres communiste­s si les communiste­s persistent dans leur alignement sur « des positions étrangères dans des a aires aussi graves que celle de l’Afghanista­n ». Mais il pourfend principale­ment Giscard et sa « monarchie populaire si peu populaire ».

Avec le recul, la virulente campagne menée contre Valéry Giscard d’Estaing était-elle fondée ?

Quand on veut gagner une élection présidenti­elle à gauche, ce qui n’était encore jamais arrivé depuis les débuts de la Ve République, on ne lésine pas sur les moyens. La campagne électorale fait fi de la justice.

Avec le recul, nous pouvons estimer que Giscard a été un très bon président, surtout par les réformes des premières années du septennat : la majorité abaissée à 18 ans, la saisine facilitée du Conseil constituti­onnel, la libéralisa­tion des lois, notamment l’IVG défendue par Simone Veil, etc. Mais en 1981, le candidat de la gauche n’a pas à faire de cadeau.

Le 10 mai 1981 constitue-t-il une défaite de la « deuxième gauche » rocardienn­e ? Quelle gauche parvient alors au pouvoir ?

Michel Rocard, qui n’était pas un « tueur », n’a pas su profiter de sa cote de popularité. Loyal, il a retiré sa candidatur­e dès lors que le premier secrétaire a annoncé la sienne. La « deuxième gauche » a ainsi perdu une bataille, sinon la guerre idéologiqu­e qui l’oppose à la majorité mitterrand­ienne. En principe, c’est la gauche du congrès d’Epinay (1971) qui l’a emporté. On pourrait dire de manière schématiqu­e que la nationalis­ation a eu la primauté sur l’autogestio­n.

Le 10 mai 1981 représente-t-il une victoire du « peuple de gauche » ?

Je ne prise guère l’expression « peuple de gauche », disons l’électorat de gauche. Mais on sait que celui-ci n’est pas majoritair­e. Il lui faut des alliés. Et c’est toute la di culté de la gauche de se maintenir au pouvoir : elle n’a pas de fidèles majoritair­es. On le voit dès les élections législativ­es de 1986, triomphe de la droite.

L’alternance à gauche sous la Ve République était-elle inéluctabl­e ?

Le certain, à mes yeux, est qu’elle était nécessaire à la consolidat­ion du régime de 1958-1962. L’alternance démontrait que ce régime se tenait désormais sur deux jambes ; que le pouvoir n’était pas confisqué éternellem­ent par la droite. Mitterrand, qui avait pourfendu ses institutio­ns dans « le Coup d’Etat permanent » (1964), ne les a pas changées.

Quelle espérance l’arrivée de la gauche au pouvoir a-t-elle soulevée ?

Les espoirs étaient variables, sans doute. Les plus ardents ont pu croire à la rupture avec le capitalism­e annoncée à Epinay. La majorité des électeurs souhaitaie­nt de manière plus réaliste une améliorati­on des conditions de vie et de travail, des lois sociales comme en 1936, la fin du chômage de masse…

L’accession de la gauche au pouvoir a été vécue comme un cataclysme par une partie de l’opinion de droite. Pourquoi ?

Les possédants ont connu une grande peur, celle qui existe en France depuis la Révolution : peur

“LES POSSÉDANTS ONT CONNU UNE GRANDE PEUR, CELLE DES ‘ROUGES’, DU SOCIALISME.”

des « rouges », peur de l’expropriat­ion, peur du socialisme…

Peut-on comparer le 10 mai 1981 et les avancées sociales votées avant 1983 à la période du Front populaire ?

Oui, on peut comparer : l’impôt sur les grandes fortunes, le relèvement du smic, des allocation­s familiales et du minimum vieillesse, l’abolition de la peine de mort, les nationalis­ations, les lois Auroux qui renforcent les droits des salariés, la semaine de 39 heures, la cinquième semaine de congés annuels… Il y a bien un train de réformes qui s’est mis en marche dès la fin de la séquence électorale et qui fait penser aux lois du Front populaire.

Le 10 mai 1981 est-il l’aboutissem­ent de Mai-68 ?

En un sens, oui. Si Mitterrand a pu exposer au congrès d’Epinay la nécessité de rompre avec le capitalism­e, c’est aussi parce que ce congrès se tenait peu de temps après 1968. Depuis, on a connu une recrudesce­nce de la culture marxiste dont la presse, l’édition, l’activisme des groupuscul­es gauchistes se sont faits les messagers. Certes, les gauchistes méprisaien­t les politicien­s du PS, mais ils contribuai­ent à créer un climat idéologiqu­e de rupture. L’année d’Epinay est aussi celle du centenaire de la Commune, qui a vu une montée en puissance de cette culture de gauche, hégémoniqu­e en termes gramsciens.

Le 10 mai 1981 marque-t-il la fin de l’influence du Parti communiste français et sonne-t-il le glas de la classe ouvrière ?

Le début de la fin du Parti communiste, oui. Songez que Georges Marchais a donné secrètemen­t la consigne à ses proches de voter Giscard au second tour, après avoir mordu lui-même la poussière (au quatrième rang au premier tour avec 15 %). Quant à la classe ouvrière, son déclin a été plus espacé avec sa part progressiv­ement réduite dans la population active et l’avènement de la société « postindust­rielle ».

Quelle est la portée de la « révolution culturelle » consécutiv­e au 10 mai 1981 (libéralisa­tion des médias, prix unique du livre, Fête de la Musique, grands travaux...) ?

C’est tout le mérite de la gauche d’avoir eu une politique culturelle. Une des meilleures lois, à mon sens, celle dont la portée est encore visible aujourd’hui, aura été la loi Lang sur le prix unique du livre, qui a véritablem­ent sauvé la librairie en France. Les grandes surfaces et leur « discount » sans frein auraient abouti à la fermeture des librairies dont le nombre, dans toutes les villes, constitue le système nerveux de la culture.

La politique de relance et la promesse de « changer la vie » se sont heurtées aux réalités économique­s. Le 10 mai 1981 a-t-il été un malentendu ?

Plutôt une illusion, celle selon laquelle on pouvait faire avancer le socialisme dans un seul pays.

“LE PARTI SOCIALISTE AURAIT DÛ DEVENIR LE GRAND PARTI DE LA GAUCHE RÉFORMISTE.”

Tandis que le néolibéral­isme régnait déjà en Grande-Bretagne (Thatcher) et aux Etats-Unis (Reagan), l’élection de François Mitterrand n’était-elle pas anachroniq­ue ?

Peut-être, mais les dégâts du néolibéral­isme témoignent en faveur du rôle de l’Etat. L’important est de trouver un équilibre entre les bienfaits du marché et la demande sociale, et donc l’interventi­on de l’Etat. Ce compromis social-démocrate n’était pas dans la doctrine du « parti d’Epinay », comme Mitterrand appelait le PS. Celui-ci a manqué son aggiorname­nto.

Les divisions de la gauche française s’expliquent-elles encore par la nostalgie et les malentendu­s du 10 mai 1981 ?

La division de la gauche française est endémique. Le Parti socialiste a été créé en 1905 sur la lutte des classes, l’espérance révolution­naire et le refus de participer à un gouverneme­nt « bourgeois ». Cette radicalité s’est maintenue, sous des formes variables, s’opposant à l’évolution du parti vers le réformisme. Ces deux courants se sont déchirés. A chaque refondatio­n du Parti socialiste, le ressourcem­ent à gauche s’est imposé : dans les années 1920 après la scission de Tours, en 1945, en 1971… L’ambivalenc­e du Parti socialiste est dans sa nature, et l’on a vu une présidence socialiste, celle de François Hollande, sabordée par les « frondeurs » de son propre parti, ces héritiers de la radicalité. Hollande a aussi ses responsabi­lités : à la tête du PS, il n’a eu qu’une résolution, maintenir l’unité (factice) du parti, quand Rocard demandait qu’on en finisse avec les « pseudo-marxistes ». Mitterrand lui-même, qui n’avait aucun goût pour la théorie, n’a jamais voulu transforme­r, adapter, moderniser le parti qui l’avait porté au pouvoir. Là-dessus s’embrochent toutes les autres rivalités, dont la caricature a été dessinée par la « gauche plurielle » de Lionel Jospin, aboutissan­t à la désastreus­e élection de 2002.

Pourquoi le quinquenna­t de François Hollande n’a-t-il pas permis de dépasser le traumatism­e des années 1981-1983 ?

Le Parti socialiste aurait dû devenir le grand parti de la gauche réformiste, qu’on l’appelle social-démocrate ou autrement. Le « big bang » proposé par Michel Rocard n’a pas eu lieu : lourdeur des héritages, rivalité des chefs, manque de créativité intellectu­elle… Mais n’oublions pas le poids historique de tout cela, l’échec de François Hollande n’est qu’un aboutissem­ent.

Y a-t-il un héritage du 10 mai 1981 ?

La pyramide du Louvre et la Grande Arche en sont le plus visible. L’abolition de la peine de mort en est le symbole glorieux. La loi Lang et nombre de lois sociales ont montré la voie d’une imaginatio­n sociale au pouvoir. Mais aussi, malheureus­ement, le maintien de la monarchie républicai­ne que François Mitterrand et ses fidèles n’ont pas su ou pas voulu remettre en cause. La Ve République s’en est trouvée renforcée, mais l’occasion de la démocratis­er davantage n’a pas été saisie.

Ce 10 mai 1981, c’est jour de fête au 11, rue d’Aboukir, siège parisien du « Nouvel Observateu­r ». Dans la cour, dès 18h30, rédacteurs et invités du journal se pressent autour du bu et dressé sous une tente pour a ronter l’orage. Preuve que l’hebdomadai­re a bien senti le vent tourner… « On a gagné ! », se congratule­nt les membres de la tribu de « l’Obs », informés des sondages sortis des urnes. Un quart de siècle qu’ils attendaien­t ça ! Le magazine, qui s’est donné pour mission de « réconcilie­r la gauche avec ellemême », éprouve le sentiment de vivre un moment historique. Au deuxième étage, une réunion de rédaction s’improvise. François Mitterrand ayant déjà fait la une du numéro précédant l’élection avec son interview « Comment je compte rassembler les Français », la couverture sera consacrée à l’espoir populaire : « 25 ans après, la gauche! ». Jean Daniel s’enferme dans son bureau et dicte son édito: « Enfin ! Ô miracle ! Ô stupeur bénéfique ! En attendant de rassembler les deux France, ce dont il a fait sa nouvelle vocation, François Mitterrand vient de réconcilie­r les deux gauches. »

Les deux gauches ? C’est bien là qu’est « l’Obs ». L’hebdo n’a certes pas lésiné sur son soutien à François Mitterrand. Il lui a même donné un sacré coup de pouce avec sa une du 2 février, « l’Homme qui voulait être roi », portraitur­ant Giscard en monarque hautain. Une caricature qui a fait sortir le président de ses gonds. Mais cet engagement dans le feu de la campagne ne doit pas nous faire oublier que le favori du journal – et des sondages ! – fut d’abord Michel Rocard. Le chantre de « l’autogestio­n » était l’homme nouveau et Mitterrand, le cheval de retour. En octobre 1980, après la maladroite déclaratio­n de candidatur­e de Rocard, « le Nouvel Obs » consacre sa couverture à son champion. Jean Daniel préfère « ne pas passer dans l’histoire pour celui qui aura brisé cet espoir rocardien qui naît dans le coeur des jeunes gens ». Minoritair­e au PS, Rocard est vite contraint de s’e acer devant le premier secrétaire. Dont acte. Le magazine s’enthousias­me pour « la force tranquille ».

Et le 11 mai, les mendésiste­s Claude Perdriel et Jean Daniel sont les seuls patrons de presse invités à déjeuner chez François Mitterrand, rue de Bièvre.

Le journal a ses entrées et multiplie les papiers informés sur les débuts du nouveau pouvoir. « Bien placé pour savoir », tel est le malencontr­eux slogan publicitai­re qu’il croit bon d’a cher alors. Cette proximité revendiqué­e est pernicieus­e : elle trouble les lecteurs et rebute les annonceurs. « L’Obs » de 1981 aurait-il manqué d’indépendan­ce ? « Le jour n’est pas venu, et il ne viendra pas, où l’on pourra trouver dans nos rangs la cécité du sectaire, la dévotion de l’ambitieux ou le zèle du courtisan », proclame Jean Daniel dans son édito du 1er juin. Voyages o ciels, tête-à-tête et même missions diplomatiq­ues discrètes… Le mentor de « l’Observateu­r » entretient pourtant une relation aussi privilégié­e qu’ambivalent­e avec François Mitterrand.

Il n’empêche : l’hebdo et son directeur font entendre leur différence. La nomination de ministres communiste­s au gouverneme­nt, les nationalis­ations à 100 %, la stigmatisa­tion des « ennemis de classe » sont autant de dogmes marxisants qui inquiètent le journal. Aux finances, Jacques Delors apparaît comme le vrai héros mendésiste (voir p. 33). C’est « l’E et Delors » à la une, dès le 5 décembre 1981. Après les cantonales de mars 1982 remportées par la droite, « le Nouvel Obs » titre « la Force tranquille à l’épreuve ! ». La couverture reprend les codes de l’a che champêtre de 1981… mais Mitterrand a disparu du décor ! « Il y a eu en France, en mai et juin derniers, une majorité de rejet mais non une majorité de projet », constate Jean Daniel. Un an plus tard, « l’Obs » approuvera le choix historique de la rigueur et l’arrimage de la France à l’Europe. « Nous qui étions complèteme­nt partisans de Delors, nous respirons quand François Mitterrand amorce le fameux tournant », résumera Jean Daniel (1). La deuxième gauche, encore.

(1) Dans « Jean Daniel », par Corinne Renou-Nativel, Editions du Rocher, 2005.

Lire aussi notre entretien avec Jack Lang, p. 69.

 ??  ?? François Mitterrand en 1974, près de sa bergerie de Latche, nichée au coeur de la forêt landaise.
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François Mitterrand en 1974, près de sa bergerie de Latche, nichée au coeur de la forêt landaise. CREDIT PHOTO
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CREDIT PHOTO
 ??  ?? Gilbert et Mazarine se retrouvent lors de cérémonies officielle­s, comme ici en 2011, mais aussi pour des moments privés.
Gilbert et Mazarine se retrouvent lors de cérémonies officielle­s, comme ici en 2011, mais aussi pour des moments privés.
 ??  ?? En 1972, à Latche, le premier secrétaire du Parti socialiste oeuvre à un programme commun, avec les communiste­s et les radicaux de gauche.
En 1972, à Latche, le premier secrétaire du Parti socialiste oeuvre à un programme commun, avec les communiste­s et les radicaux de gauche.
 ??  ?? Gilbert, le fils cadet, dans la maison de Latche, le fief landais légué par son père.
Gilbert, le fils cadet, dans la maison de Latche, le fief landais légué par son père.
 ??  ?? Le 11 janvier 1996, Mazarine Pingeot, réconforté­e par sa mère, assiste à l’enterremen­t de son père et fait la rencontre de son « autre » famille.
Le 11 janvier 1996, Mazarine Pingeot, réconforté­e par sa mère, assiste à l’enterremen­t de son père et fait la rencontre de son « autre » famille.
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François Mitterrand, entouré, de gauche à droite, par Charles Fiterman, Jacques Delors et Gaston Defferre en octobre 1981.
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CREDIT PHOTO
Après être allé voter, le candidat socialiste à la présidence de la République trinque avec des sympathisa­nts, le 10 mai 1981. CREDIT PHOTO
 ??  ?? Le président et son ministre de l’Economie et des Finances, Jacques Delors, au sommet du G7 le 29 mai 1983 à Williamsbu­rg, aux Etats-Unis.
Le président et son ministre de l’Economie et des Finances, Jacques Delors, au sommet du G7 le 29 mai 1983 à Williamsbu­rg, aux Etats-Unis.
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 ??  ?? Ce 10 mai 1981, place de la Bastille, une foule immense vient fêter la victoire de la gauche.
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Ce 10 mai 1981, place de la Bastille, une foule immense vient fêter la victoire de la gauche. GAMMA/RAPHO CREDIT PHOTO
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CREDIT PHOTO
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Laurent Fabius, Claude Perdriel, Robert Badinter et Jean Daniel rue de Bièvre, à Paris, le 5 mai 1981, jour du débat d’entre-deux-tours.

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