L'Obs

DupondMore­tti dans le piège corse

Avocat, il avait défendu Yvan Colonna, assassin du préfet Erignac. Ministre de la Justice, il a voulu assouplir les conditions de détention des deux autres membres du commando. Et provoqué une crise au sommet de l’Etat. Révélation­s

- Par VIOLETTE LAZARD

Ce 12 novembre 2020, en traversant la place Vendôme, après s’être entretenus une petite heure avec Eric DupondMore­tti, Gilles Simeoni et JeanGuy Talamoni n’ont pas fait la moindre déclaratio­n. Mais les deux élus nationalis­tes, respective­ment patron de la collectivi­té de Corse et président de l’Assemblée territoria­le, regagnent ce jourlà leur île avec le sentiment que, pour la première fois depuis l’assassinat du préfet Claude Erignac, en février 1998, le sort de deux de leurs « prisonnier­s politiques » allait être examiné sans arrièrepen­sée politique. Les « prisonnier­s politiques », c’est ainsi qu’en Corse on appelle les militants nationalis­tes condamnés pour des violences commises au nom de la cause. Avant cet entretien, Eric DupondMore­tti et Gilles Simeoni, avocat à la ville, se connaissai­ent déjà bien. Ils ont défendu ensemble Yvan Colonna lors de son troisième procès, mais ce n’est pas du sort du « berger de Cargèse » qu’ils parlent en ce jour d’automne. Il a été condamné définitive­ment à la perpétuité en 2011 pour l’assassinat du préfet. Lors de ce rendezvous parisien, il est question des deux autres membres du commando : Pierre Alessandri et Alain Ferrandi, arrêtés en 1999, condamnés en 2003 à la perpétuité assortie d’une peine de dixhuit ans de sûreté, et donc en théorie libérables aujourd’hui. Dans son costume de ministre, Eric DupondMore­tti se veut rassurant. Avocat, il s’était battu pour le rapprochem­ent des détenus insulaires de leur île. Ministre, il n’a pas changé de ligne. Le retour des deux hommes est pour bientôt, auraitil promis. Ce transfert, il le sait, est la dernière étape sur la voie de leur libération conditionn­elle.

Un mois plus tard, c’est la douche froide pour les deux élus. Le 17 décembre, sans que personne ne s’y attende, le Premier ministre publie en urgence un décret pour dessaisir le garde des Sceaux du

dossier Ferrandi-Alessandri, évoquant un conflit d’intérêts. Le texte stipule qu’Eric Dupond-Moretti ne peut pas se prononcer sur les « conditions d’exécution des peines et du régime pénitentia­ire de personnes condamnées qui ont été, directemen­t ou indirectem­ent, impliquées dans les a aires dont il a eu à connaître en sa qualité d’avocat ». Un texte alambiqué, mais, pour qui sait lire entre les lignes, spécialeme­nt rédigé pour ce dossier. Un précédent décret, daté du 23 octobre, lui interdisai­t de se prononcer sur des dossiers qu’il avait lui-même traités en tant qu’avocat. Impossible de suivre Yvan Colonna, mais pas les deux autres. Ce dessaisiss­ement met un point final aux espoirs des nationalis­tes. Matignon fait barrage, les deux détenus ne seront pas transférés.

Que s’est-il passé entre le 12 novembre et le 17 décembre pour que la porte, un temps si grande ouverte, claque soudaineme­nt? D’après l’enquête de « l’Obs », l’actuel garde des Sceaux a estimé pendant quelques mois qu’il pourrait mettre en oeuvre en tant que ministre ce qu’il prônait en tant qu’avocat : le rapprochem­ent des « prisonnier­s politiques » corses. Sans s’assurer du soutien du président de la République, il a donné des gages aux proches des deux membres du commando Erignac, avant de se faire rappeler à l’ordre et d’être contraint de se déporter de ce dossier. Ce bras de fer politique, sur l’un des dossiers judiciaire­s les plus sensibles de la Ve République, a totalement été passé sous silence jusqu’ici.

Le premier acte de cette histoire qui a agité le sommet de l’Etat pendant plusieurs mois débute en mars 2020. Comme chaque année, à la maison centrale de Poissy, une commission pénitentia­ire locale se réunit pour examiner les dossiers des « détenus particuliè­rement signalés » (DPS), dont ceux de Pierre Alessandri, 61 ans, et Alain Ferrandi, 60 ans. Les DPS – environ 250 en France –, sont considérés comme des détenus soit particuliè­rement dangereux, soit susceptibl­es de s’évader. Ils sont donc soumis à une surveillan­ce particuliè­re. Chaque année, leur dossier est réévalué. Dans le cas des deux Corses, le sujet est particuliè­rement sensible : tant qu’ils restent DPS, ils ne peuvent être transférés à Borgo, près de Bastia, la prison n’étant pas habilitée à recevoir ce type de prisonnier­s.

DIATRIBES ENFLAMMÉES

Le 2 mars 2020, la commission de la maison centrale de Poissy se prononce en faveur de la levée du statut de DPS d’Alessandri à 8 voix contre 2, et de Ferrandi à 7 contre 3. Les représenta­nts des autorités judiciaire­s, pénitentia­ire, préfectora­le, policière et de la gendarmeri­e siègent lors de cette commission. Les voix qui s’opposent à la levée émanent du parquet de Versailles et du parquet national antiterror­iste, le Pnat, compte tenu, motivent-ils, « du trouble à l’ordre public exceptionn­el et du retentisse­ment médiatique extrême en cas d’évasion de l’intéressé ». Depuis la fin de la période de sûreté, en 2018, c’est la première fois qu’une commission locale se prononce sur la levée du statut de Ferrandi. Il y avait eu un précédent pour Alessandri en 2018. Cette décision de levée, pour tout autre détenu, aurait été prise depuis longtemps; tous les deux se conduisent bien en détention et n’ont jamais tenté de s’évader. Politiquem­ent, c’est une autre a aire. Ils n’ont pas renié leur engagement nationalis­te et sont impliqués dans le seul assassinat en temps de paix perpétré contre un préfet, devenu ainsi, selon les mots d’Emmanuel Macron, un « martyr laïque ». Or la levée du statut de DPS conduirait quasi automatiqu­ement vers un transfert à Borgo, puis une libération conditionn­elle.

Mais l’avis de la commission de Poissy n’est pas définitif, c’est ensuite au garde des Sceaux de trancher. Nicole Belloubet, en poste à cette date, ne se saisit pas de ce dossier. Quand Eric Dupond-Moretti en hérite à son arrivée, en juillet 2020, les deux détenus, leurs proches et les élus nationalis­tes se prennent alors à espérer, pour la première fois depuis le jugement de 2003. Ils ont toujours en mémoire les diatribes enflammées de l’avocat Dupond-Moretti contre cette justice occupée à se venger plutôt qu’à appliquer le droit, en rapprochan­t Yvan Colonna et les membres du commando Erignac de chez eux.

Commence alors, place Vendôme, ce qui s’apparente à une véritable course de fond. Le nouveau ministre ne se précipite pas. Il laisse entendre à tous, proches collaborat­eurs, Administra­tion pénitentia­ire, avocats des « prisonnier­s politiques », qu’il est favorable à la levée des deux DPS, mais ne rend pas pour autant de décision allant dans ce sens. Pour ne pas attirer l’attention médiatique ? Le 12 novembre, aux élus nationalis­tes qu’il reçoit dans son bureau,

LE 17 DÉCEMBRE, PAR UN DÉCRET PUBLIÉ EN URGENCE, MATIGNON DESSAISIT LE GARDE DES SCEAUX DU DOSSIER DES DEUX DÉTENUS CORSES.

il confirme sa position, indiquant d’après nos informatio­ns que le statut d’Alessandri serait levé, et peut-être celui de Ferrandi – ce dernier est un peu moins bien évalué en prison, sans raison évidente, et sans que ses avocats comprennen­t vraiment pourquoi. « Après ce rendez-vous, l’heure était à l’applicatio­n du droit, qui doit conduire naturellem­ent à la levée de ce statut maintenu artificiel­lement », commente, sobrement, Gilles Simeoni. « Nous ne nous sommes pas exprimés pour ne pas déclencher de polémique, mais nous avions l’impression que les choses allaient dans le bon sens, y compris avec Emmanuel Macron », confirme Jean-Guy Talamoni, le numéro deux de la collectivi­té. L’indépendan­tiste, ancien porte-voix o ciel du FLNC, avait déjà noté un réchau ement dans ses rapports avec « Paris », comme il dit depuis quelques mois. La preuve, lors de sa dernière visite sur l’île en septembre 2020, Emmanuel Macron n’a pas fait fouiller les élus avant de les rencontrer comme il l’avait fait deux ans plus tôt.

« EDM » a-t-il estimé qu’un espace politique s’ouvrait devant lui sur ce sujet si polémique ? En 2018, lors de son discours d’hommage pour les vingt ans de la mort du préfet, Emmanuel Macron déclamait pourtant sans ambiguïté au sujet des trois condamnés : « C’est la justice de la République qui a été rendue, et elle sera suivie, sans complaisan­ce, sans oubli, sans amnistie. » En laissant les semaines filer, le ministre sait qu’il ne pourra plus décider de maintenir les deux statuts de DPS : une circulaire prévoit en e et la tenue des débats contradict­oires avant le 31 décembre en cas de maintien ; si rien n’est fait, la décision de levée sera donc définitive au 1er janvier 2021. Au sein de l’Administra­tion pénitentia­ire (DAP), on grince des dents. Le directeur, Stéphane Bredin, sait que le dossier est sensible politiquem­ent. Par ailleurs, la prison de Borgo est en piteux état. Ce n’est pas pour rien qu’on la surnomme « le Club Med de la détention ». Les gardiens, dit-on encore sur l’île, y sont surveillés par les détenus, et non l’inverse. Les multiples inspection­s ont malheureus­ement confirmé la boutade. Et, à l’heure où les dossiers de Ferrandi et Alessandri sont examinés place Vendôme, des voitures de matons sont régulièrem­ent brûlées, et une nouvelle inspection est en cours. Stéphane Bredin le fait savoir au garde des Sceaux. Les deux hommes s’opposent. Mais le ministre ne fléchit pas.

LES RAISONS D’UNE VOLTE FACE

Début décembre, l’Elysée réalise ce qui est sur le point de se passer. Branle-bas de combat. Le directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, Patrick Strzoda, préfet de Corse entre 2011 et 2013, aurait été alerté puis serait intervenu pour que Jean Castex se saisisse en urgence du dossier. Le temps presse. Matignon publie le décret du 17 décembre. Le 21 décembre, à 19h35, la décision tombe. Le Premier ministre s’oppose à la levée du statut, notamment au motif que la « gravité » des actes justifie le maintien en détention des intéressés « dans un établissem­ent pénitentia­ire dont le niveau de sécurité et de sûreté soit adapté » à leur profil « pénal et pénitentia­ire ». Des audiences contradict­oires sont organisées à toute vitesse. Le 12 janvier, Matignon confirme que les deux statuts de DPS sont maintenus. Les détenus ne seront pas transférés sur l’île. En théorie, la décision finale aurait dû tomber avant le 31 décembre, elle est donc hors délai ; mais le recours en référé de l’avocat d’Alessandri a été rejeté sur ce point, et il est actuelleme­nt examiné au fond.

Eric Dupond-Moretti s’est-il fait rattraper in extremis par la patrouille présidenti­elle? L’Elysée dément. « Le dossier n’a cheminé qu’entre Vendôme et Matignon », explique Patrick Strozda, joint par « l’Obs ». Etait-il au courant de la position du garde des Sceaux, favorable au rapprochem­ent des détenus? « Il ne s’en est jamais caché, réplique le préfet. Mais le problème c’est qu’il n’était pas que garde des Sceaux dans ce dossier. Il revenait donc à Matignon de s’en saisir. » Patrick Strzoda refuse de parler de revirement de dernière minute. Même son de cloche à Matignon. Les services du Premier ministre nous expliquent simplement que « la porte était ouverte à la discussion », puis qu’une « décision a été prise que tout le gouverneme­nt soutient ». Ils remettent également en cause la légitimité de certains délégués présents à la commission locale DPS de Poissy. Des sous-fifres, en somme, qui n’avaient pas compris de quel dossier on parlait. Ils expliquent encore que l’avis du Pnat, « indépendan­t dans ses appréciati­ons », était « apparu majeur au Premier ministre ». Matignon et l’Elysée rappellent enfin que le climat parfois quasi insurrecti­onnel qui règne à Borgo ne peut pas permettre le transfert de tels détenus. Le cabinet du ministre de la Justice, contacté par « l’Obs », n’a, lui, pas souhaité s’exprimer, se retranchan­t derrière le décret pris par Matignon qui a écarté le garde des Sceaux de ce dossier.

Aucun de ces arguments ne convainc Jean-Guy Talamoni, qui ne voit là qu’un « parasitage du judiciaire par le politique » : « C’est un détourneme­nt de l’esprit et de la lettre de la loi, une vengeance illégale. » « On parle d’évasion possible, mais quelle évasion ? questionne un autre élu, indigné. Un commando armé du FLNC va venir les libérer? Quelle blague. Les armes ont été déposées! Il est temps d’avancer. » Passé la déception, puis la colère, élus et militants s’interrogen­t sur les véritables raisons de cette volte-face. Le ministre de la Justice a pu avoir un feu vert élyséen avant d’être éconduit, disent les uns. L’épouse de Claude Erignac ainsi que ses enfants sont peut-être intervenus, disent les autres (leur avocat ne nousa pas répondu). Tous voient la main d’un « lobby préfectora­l », blessé dans sa chair avec l’assassinat du préfet, et qui dispose d’un vrai poids politique face à un Emmanuel Macron élu sans parti organisé. « On est en pleine subjectivi­té, renchérit Eric Barbolosi, l’avocat de Pierre Alessandri. L’Etat se comporte dans ce dossier comme une partie civile. » Me Françoise Davideau, avocate de Ferrandi, fustige de son côté une justice qui s’apparente à la « loi du talion ». A la dernière commission locale de Poissy, en mars dernier, les dossiers DPS des deux détenus corses ont été mis de côté pendant que les autres étaient examinés. La question se posera donc de nouveau dans quelques mois.

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Eric DupondMore­tti dans son bureau au ministère de la Justice, en avril 2021.
 ??  ?? Les élus nationalis­tes Jean-Guy Talamoni et Gilles Simeoni, à Bastia, en février 2018.
Les élus nationalis­tes Jean-Guy Talamoni et Gilles Simeoni, à Bastia, en février 2018.
 ??  ?? Pierre Alessandri et Alain Ferrandi, incarcérés sur le continent depuis 1999.
Pierre Alessandri et Alain Ferrandi, incarcérés sur le continent depuis 1999.
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