L'Obs

BIDEN OU L’ILLUSION DES BREVETS POUR TOUS

- Par SOPHIE FAY S. F.

C’est un affronteme­nt feutré qu’on n’attendait pas forcément. Mercredi 5 mai, le président des EtatsUnis, Joe Biden, a pris tout le monde par surprise. Il s’est dit d’accord pour lever les brevets sur les vaccins anti-Covid, comme le demandent plusieurs pays – Inde et Afrique du Sud en tête – à l’Organisati­on mondiale du Commerce (OMC). Il plaide pour une suspension de la propriété intellectu­elle, y compris sur les sérums dernier cri, ceux dits à ARN messager, de Pfizer-BioNTech et de Moderna. « A circonstan­ces exceptionn­elles, décisions exceptionn­elles », scande Katherine Tai, la représenta­nte américaine pour le commerce extérieur. Et Biden se pose en héraut de la théorie des biens communs, avec le pape François, les ONG, de nombreux médecins et les pays qui n’ont pas inventé la formule magique du vaccin…

Petit problème : comme son prédécesse­ur Donald Trump, Joe Biden s’est abstenu de toute concertati­on avec l’Europe. Coincés, ne voulant pas paraître moins généreux que l’Oncle Sam, les dirigeants européens sont allés dans le sens de leur allié, en serrant les dents… Angela Merkel et Emmanuel Macron ont attendu le sommet de Porto le 8 mai pour répliquer. A leurs yeux, le problème du moment n’est pas tant le coût des brevets que les restrictio­ns à l’exportatio­n imposées aux industriel­s par l’administra­tion américaine au nom du Defense Production Act.

De fait, aujourd’hui, ce ne sont pas vraiment les brevets qui ralentisse­nt la fabricatio­n de vaccins. Moderna, la « biotech » de Boston dirigée par le Français Stéphane Bancel, a même dit qu’elle ne s’opposerait pas à l’utilisatio­n des siens pendant la période de la pandémie. La difficulté, c’est surtout d’accélérer la production de doses, d’industrial­iser un processus complexe, nécessitan­t des centaines d’ingrédient­s, avec une qualité indiscutab­le. En Europe, seuls deux pays sont capables de produire le principe actif d’un vaccin à ARN messager, l’Allemagne et la Suisse.

La position de la Commission de Bruxelles est donc claire : il est plus efficace de négocier des prix abordables pour les pays les plus pauvres avec les laboratoir­es qui ont les brevets, que de donner les brevets à tous sans leur apporter le savoir-faire. Et pour les pays intermédia­ires, il faut surtout laisser ces laboratoir­es organiser la production. Ils le font déjà. Ugur Sahin, le patron de BioNTech, était fin avril en Chine où il a trouvé un partenaire. Et CureVac – l’autre « biotech » allemande spécialist­e des vaccins à ARN messager, dont le sérum pourrait être homologué en juin – réfléchit avec Tesla à une usine de production mobile. Alors pourquoi Joe Biden lâche-t-il tout à coup les brevets ? Il n’est sans doute pas mauvais pour sa popularité de montrer qu’il ne craint aucun lobby pharmaceut­ique, surtout après la crise des opioïdes, ces médicament­s vendus par des laboratoir­es avides qui ont provoqué quantité d’overdoses aux Etats-Unis chez les hommes blancs de 45 à 55 ans. Mais c’est surtout, pour Washington, une manière de se montrer généreux à bon compte, sans exporter de vaccins ni priver ses citoyens d’une seule injection. L’Europe, elle, a déjà exporté 180 millions de doses, presque autant que les 200 millions distribuée­s à ses habitants.

Biden lâche les brevets, mais ne desserre pas l’étau sur l’exportatio­n des composants nécessaire­s à la production, comme les nanopartic­ules lipidiques, l’indispensa­ble enveloppe de l’ARN messager. Aujourd’hui, elles sortent pour l’essentiel d’usines du Colorado ou d’Alabama. « A cause du Defense Production Act, nous ne pouvons tout simplement pas avoir accès à certains produits venant des Etats-Unis », regrette Franz-Werner Haas, le patron de CureVac, dans l’hebdomadai­re allemand « Der Spiegel ». Cette loi de 1950, votée au moment de la guerre de Corée, a été exhumée par Trump pour réserver à son pays la priorité des ingrédient­s nécessaire­s à la production de vaccins. Biden l’utilise. Plusieurs industriel­s l’ont confirmé à Bercy. Il y a donc bien un double discours américain.

Pas dupe, l’Europe s’organise. Elle crée à marche forcée les installati­ons qui permettron­t de livrer et stocker les fameuses nanopartic­ules lipidiques et les autres composants. L’Allemagne veut des industriel­s indépendan­ts pour la production des vaccins à ARN messager qui combattron­t demain le Covid, mais peut-être aussi la grippe, la tuberculos­e, le sida, le paludisme et même certains cancers. Un marché à 100 milliards d’euros par an.

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