NE FAIS PAS COMME L’OISEAU
Ce matin, ma fille de 3 ans et moi jouons à la montgolfière : je l’assieds sur mes pieds, allongé sur le canapé, et je la fais monter quand elle actionne le brûleur. « Ça y est, on est dans les nuages ! » m’écrié-je. Elle regarde autour d’elle comme une pionnière du ciel. « Regarde, papa! dit-elle soudain. Plein d’oiseaux rouges ! Et au milieu, un seul oiseau bleu ! » Je la questionne sur cet oiseau bleu, singularisé dans la masse indistincte des oiseaux rouges. Qui est-il ? Que fait-il ? « Il est triste, finit-elle par dire.
– Pourquoi il est triste ?
– Parce qu’il est avec des oiseaux rouges. »
Cet oiseau bleu me semble raciste. Je n’aime pas ça. L’innocent jeu devient une situation pédagogique.
« Moi j’ai l’impression qu’il est content d’être avec des oiseaux rouges.
– Non. Il aime pas les oiseaux rouges.
– Et pourquoi ?
– Parce qu’ils le poussent et ils le tapent. »
Retournement de situation : l’oiseau bleu est en fait la victime du racisme des oiseaux rouges. Sa haine est une réponse à la haine. Je ne peux plus me contenter de dénoncer sa rougeophobie. Je dois m’attaquer à une configuration politique plus complexe. « Pourquoi ils font ça, les oiseaux rouges ? – Mais parce que c’est un oiseau bleu, papa », dit-elle en me regardant comme si j’étais un naïf, ignorant que l’oiseau est un loup pour l’oiseau. « C’est pas bien de pousser et de taper les autres oiseaux. Les oiseaux rouges, ils sont comme ça, ils sont méchants », conclut-elle.
Je me demande bien où elle a vu des oiseaux se pousser et se frapper à cause de leur couleur de plume. Je dois impérativement déconstruire cette lecture racialiste, acquise je ne sais où, du monde aviaire. Je tente une approche universaliste. « Tu sais, dis-je, les oiseaux rouges et les oiseaux bleus, ce sont tous des oiseaux. » Ma fille est visiblement séparatiste.
« Non, dit-elle. L’oiseau bleu, il s’en va.
– Il va où ?
– Il va au pays des oiseaux bleus. C’est un pays où il n’y a que des oiseaux bleus ! »
Je blêmis. Voilà que l’ethnonationalisme entre dans l’équation. Je n’ose pas demander ce qui se passerait si un oiseau rouge s’aventurait seul au pays des oiseaux bleus. Je cherche, dans les histoires que j’invente, dans les livres que je lui lis, ce qui a pu lui enseigner que les pays étaient des ensembles homogènes d’oiseaux d’une même couleur. Je prévois de me lancer dans une grande campagne de cancel culture.
A ce stade, l’oiseau bleu est encore à mes yeux une victime qui fuit la persécution. Son « pays des oiseaux bleus » n’est peut-être qu’une rêverie d’opprimé. Il est peut-être le Theodor Herzl des oiseaux bleus, à la recherche d’un ciel sans oiseaux pour des oiseaux sans ciel, encore que l’actualité récente montre ce que deviennent ce genre de rêves.
« Et toi, tu préfères quel pays ? demandé-je. – Celui des oiseaux bleus, dit-elle sans l’ombre d’une hésitation. Les oiseaux bleus, c’est eux que je préfère. »
Le suprémacisme bleu fait des ravages dans mon foyer. Je prie pour qu’elle ne m’annonce pas que les oiseaux bleus, en représailles de l’agression subie par leur congénère, comptent monter une expédition militaire contre les oiseaux rouges, cette méchante race de sous-oiseaux. Je fais descendre la montgolfière. On n’est plus en sécurité nulle part.
Aucun peuple ne peut se résigner à être l’éternel « perdant » de l’histoire. Peut-être est-ce la seule leçon à retenir de cette nouvelle guerre israélo-palestinienne, venue bousculer toutes les idées reçues sur le fait que le Proche-Orient pouvait vivre éternellement sans solution à son problème central. Les accords d’Abraham, cadeau de départ de l’administration Trump à Israël, avec l’établissement de relations diplomatiques avec plusieurs Etats arabes, ont créé l’illusion d’une paix régionale possible sans en passer par la case palestinienne ; elle a volé en éclats, d’abord sur l’esplanade des Mosquées de Jérusalem, puis dans le ciel d’Israël avec cette terrifiante bataille des roquettes, et enfin dans les rues des villes « mixtes » d’un Etat hébreu qui redécouvre sa minorité arabe.
Avec les Kurdes, les Palestiniens sont les victimes d’une histoire qui s’est écrite sans eux, et même sur leur dos, dans la première partie du
e siècle. Ces deux peuples ne sont pas passés, comme d’autres, de la domination ottomane à l’Etat-nation dans le grand chambardement de l’ère « Sykes-Picot », cette redéfinition arbitraire des frontières par les Français et les Britanniques au lendemain du premier conflit mondial, puis dans les a rontements de l’après-Seconde Guerre mondiale. Au siècle suivant, ils sont toujours en quête d’Etat, confrontés à la dispersion et à la négation, se heurtant au cynisme des rapports de force internationaux.
Il y a plusieurs manières d’être un Palestinien : habitant de Cisjordanie, entre Autorité palestinienne et occupation militaire jamais très loin ; Gazaoui soumis au contrôle autoritaire du mouvement islamiste Hamas mais aussi au blocus israélien ; résident de Jérusalem-Est séparé du reste de la Palestine autonome par le célèbre mur ; « Palestinien de 48 », ces Arabes israéliens qui constituent 20 % de la population de l’Etat hébreu mais se sentent citoyens de seconde catégorie dans ce qui se définit comme l’Etat-nation des juifs ; sans oublier les millions de Palestiniens de la diaspora, aux quatre coins du monde, privés de tout espoir de « loi du retour ». Ce cauchemar des statuts est le fruit d’une histoire ingrate, faite de défaites, d’exode, de spoliation. Les Palestiniens ont sou ert de l’instrumentalisation par les autres, des erreurs de leurs propres dirigeants, de rêves de reconquête transformés en cauchemars. Mais ils sont toujours là.
Quel que soit le regard que l’on porte sur l’histoire du dernier siècle, la réalité brutale reste celle de deux peuples qui se disputent la même terre, avec des légitimités incompatibles ; et il n’y a pas trente-six scénarios possibles. L’option de l’accord d’Oslo, en 1993, qui devait déboucher sur deux Etats vivant côte à côte, est la plus cohérente, mais rendue quasiment impossible par l’ampleur du fait accompli de la colonisation. Plus personne n’y croit et, pourtant, elle reste la seule option possible si les deux peuples veulent sortir de l’impasse dans laquelle ils se trouvent ; celle qui conduit à un inévitable apartheid dans le cadre d’un seul ensemble israélo-palestinien, et à la guerre permanente. La droite israélienne, aujourd’hui dominante, a fait croire à ses électeurs que ce n’était pas un prix excessif pour préserver une identité juive toujours menacée. Elle ne changera sans doute pas d’avis après cet énième conflit. Il y aurait pourtant urgence à revenir aux fondamentaux : il n’y aura pas de paix sans un compromis historique qui permettra aux deux peuples, et pas seulement à un seul, d’accomplir son rêve national.
Voir aussi notre dossier p. 38 à 47.