L'Obs

Brésil Voyage dans un pays à genoux

Mené par un président qui nie la réalité du Covid jusqu’à l’absurde, le plus grand Etat d’Amérique latine a vu son système hospitalie­r et ses structures sociales s’effondrer. Un désastre sanitaire et économique

- De notre envoyé spécial à Rio, PHILIPPE BOULET GERCOURT Photos FRANCISCO PRONER

Leurs yeux fixent le sol, ils fuient le regard des autres. Ils ne parlent pas. « Les hommes ont honte, les hommes noirs, surtout. Mais plus le temps passe, plus la faim progresse et plus la honte diminue. » Vitor Lourenço les repère tout de suite, ces hommes venus chercher l’aide alimentair­e que son associatio­n distribue à Duque de Caxias, dans la banlieue nord de Rio. Ils ont faim. Leurs familles n’ont plus rien. « Ils se sentent humiliés, certains sont révoltés », témoigne Edilson Gonçalves, le patron d’une coopérativ­e de taxis qui se dévoue pour apporter les sacs de nourriture à ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas se déplacer. Ils sont le visage d’un pays à genoux.

Leur maire est un type spécial. Washington Reis, il s’appelle, un copain de Flavio Bolsonaro, le fils aîné du président brésilien. Au tout début de la pandémie, il a décrété quelques jours de confinemen­t. Puis plus rien. La municipali­té a le plus fort indice de contaminat­ion de tout l’Etat de Rio, mais ce sont les trafiquant­s de drogue, et non la mairie, qui ont interdit pour un mois les bailes, ces fêtes de favela rassemblan­t plusieurs milliers de personnes. Le maire n’est pas médecin, mais quand un stock de vaccins est arrivé dans ce quartier pauvre, il s’est précipité pour piquer lui-même les habitants, sans masque et sous l’oeil des télévision­s. Avant de passer à autre chose. « Mon père a reçu une dose, ils n’ont plus de vaccins pour la seconde », lâche Edilson.

Mourir du Covid ou mourir de faim. « C’est la panique ou le désespoir, poursuit le chau eur de taxi. Soit les gens se tassent dans des trains ou des bus bondés pour aller bosser à Rio, soit ils restent chez eux à crever de faim. » Même l’eau commence à manquer. « Depuis que les habitants ne reçoivent presque plus d’aide d’urgence, la situation est vraiment catastroph­ique, explique Vitor Lourenço, dont l’associatio­n participe à la campagne “Le Brésil a faim”. Dans tout le pays, près de 60% des gens sont en situation d’insécurité alimentair­e et, à Duque, on reçoit tous les jours des messages désespérés nous demandant de la nourriture. Mais ce que l’on peut distribuer a déjà été réservé depuis longtemps par d’autres familles. »

La pandémie, pendant ce temps, continue ses ravages : plus de 400 000 morts et un nombre d’infections qui repart à la hausse, après une brève décrue. Dans les hôpitaux, les médecins font ce qu’ils peuvent avec les moyens du bord. « Plus de la moitié des

patients ont moins de 40 ans, indique Suzana Lobo, présidente de l’Associatio­n brésilienn­e des Médecins urgentiste­s. Le système hospitalie­r s’est e ondré en mars, nous sommes encore à plus de 120 % d’occupation des capacités et le personnel est épuisé, tout est de plus en plus improvisé. Les analgésiqu­es, les sédatifs manquent, nous avons un stock de 10 à 15 jours d’anticoagul­ants. Dans mon hôpital universita­ire, les 175 lits de soins intensifs sont tous pris et il y a une liste d’attente. » Marcos Schiavo, responsabl­e d’un syndicat infirmier de Rio, explique : « On se sent très mal. On ne peut pas sauver des vies, on est obligés de faire un tri, d’attribuer les lits selon la gravité des cas en attente. Et pendant ce temps, les services d’urgence des hôpitaux militaires sont libres à 80 %. »

Pour les médecins du front, certaines morts marquent plus que d’autres. Dans la mémoire de Suzana Lobo reste gravée celle d’« un grand ami, le directeur de l’hôpital, qui avait créé le départemen­t des soins Covid et qui est resté intubé un mois avant de succomber ». Ederlon Rezende, autre médecin urgentiste, reste bouleversé par la mort d’un patient de 35 ans, il y a trois jours. « Il a été hospitalis­é en même temps que sa mère, elle était quatre étages plus haut. Quand elle est morte, on venait de désintuber le fils. Il nous a demandé de ses nouvelles, on a menti, on a dit qu’elle était vivante, il nous a confié que c’était sa plus belle joie. On voulait tous tellement qu’il récupère ! Malheureus­ement il a succombé à une infection. »

Des histoires de ce genre, on en entend dans les hôpitaux du monde entier. Mais, au Brésil, tout est pire. Tout se passe comme si la pandémie avait décapé le vernis d’un pays habitué aux vaccins et qui n’en avait pas peur, un pays fier, même, de son système de santé publique. Dans l’hôpital fédéral de Bonsucesso à Rio, où l’on rencontre Marcos le syndicalis­te, il n’y a plus de pavillon Covid. « Il pouvait accueillir 300 personnes, il a pris feu le 20 octobre dernier. Trois personnes sont mortes pendant l’évacuation. » Les travaux de constructi­on devaient durer trentejour­s. On passe devant le chantier, deux marteaux-piqueurs s’attaquent aux anciennes fondations… Ce sera pour la prochaine pandémie.

Il n’y a plus de pilote dans l’avion. Sur la plage de Copacabana, l’ONG Rio de Paz a installé 400 body bags

symbolisan­t les 400 000 morts du virus. Un homme déguisé en cosmonaute circule entre les sacs, comme dans un paysage lunaire, tandis qu’à quelques mètres de là les parties de beach-volley se déroulent comme si de rien n’était. Un sexagénair­e s’arrête devant la scène, il est avocat. « Est-ce que j’ai honte de mon pays ? se demande Hamilton à voix haute. Non. Mais de notre gouverneme­nt, oui. Bolsonaro n’a jamais exprimé le moindre regret pour les morts, jamais visité un hôpital. » Derrière lui, une voiture de bolsonaris­tes passe en klaxonnant : « Bolsonaro porra ! » (« Vive Bolsonaroo­oo, putain ! ») « Avec ce président qui dit d’“arrêter d’être un pays de pédés” face à la pandémie, on est habitués aux gens qui nous insultent, qui nous traitent de communiste­s, confie Antonio Carlos Costa, le président de Rio de Paz. L’an dernier, un bolsonaris­te s’est attaqué à l’une de nos commémorat­ions sur la plage, où nous avions creusé cent tombes symbolique­s et planté cent croix dans le sable. Pas de chance pour lui, il y avait derrière lui le père d’une victime, qui a replanté aussitôt les croix arrachées. C’est cela que toutes les télés ont montré. »

L’heure des comptes viendra − mais peut-être pas avant la présidenti­elle d’octobre 2022. A Vila Operária, un autre quartier de Duque de Caxias, Claudia fait patiemment la queue, avec sa fille, pour une distributi­on de nourriture. Elle a perdu son emploi d’ouvrière il y a un an, le job de coursier au noir de son mari ne rapporte presque rien. « C’est la première fois que je dépends de l’aide alimentair­e », avoue-t-elle. Elle a voté Bolsonaro en 2018 : « Je pensais qu’il améliorera­it nos conditions de vie. Le Brésil est un pays riche, il pouvait nous aider à repartir du bon pied. Mais je ne revoterai pas pour lui. Il devrait montrer l’exemple, il n’a pas la bonne attitude. Je ne supporte plus ses blagues sur la maladie, alors même que les gens perdent des proches. »

La colère monte, chez les Brésiliens, contre ce président-catastroph­e qui continue d’a rmer qu’il n’a « commis aucune erreur ». Mais c’est surtout le désespoir qui domine, le sentiment, surtout chez les plus pauvres, d’être oubliés de tous. Dans la communauté de Rampinha, toujours dans la zone nord de Rio, on tombe sur le plus misérable, le plus oublié de tous les bidonville­s, cul-de-sac adossé à une décharge clandestin­e. Pas d’eau, pas d’électricit­é, sans parler de la bonbonne de gaz à 85 reals (13 euros) devenue inabordabl­e. Des baraques de bois branlantes bou ées par les termites, des inondation­s sans nom dès qu’il pleut.

“BOLSONARO N’A JAMAIS EXPRIMÉ LE MOINDRE REGRET POUR LES MORTS, JAMAIS VISITÉ UN HÔPITAL.”

HAMILTON, AVOCAT

On y rencontre Sandra Gonçalves, maire o cieuse des 582 familles qui ont échoué dans cette prison à ciel ouvert. « Ana », comme tout le monde appelle cette femme de fer, sait comment vit l’autre monde, celui des riches, elle a fait le ménage chez des ambassadeu­rs. Sa seule arme, aujourd’hui, est son portable. « Quand il n’y a plus d’eau, je me bats pendant quinzejour­s au téléphone pour qu’ils en apportent. Les ONG sont les seules à venir nous voir, mais, depuis la pandémie, elles ne viennent même plus souvent. » Rosangela, une mère de cinq enfants, lâche : « Ici, on est complèteme­nt oubliés. Ici, il n’y a plus que Dieu. »

C’est partout la même scène : pour ceux qui étaient au bord de l’abîme, la pandémie a été le coup de grâce. Dans les environs de Teresopoli­s, une petite ville à deux heures de Rio, on tombe sur une décharge où les habitants de la favela voisine, entourés d’une nuée de vautours, récupèrent ce qui peut être recyclable. « On trouve beaucoup de seringues, certaines personnes qui fouillent n’ont même pas de gants, dit une habitante. Mais les gens qui viennent ici sont plus nombreux, depuis quelque temps. On s’est rendu compte que certains venaient dans l’espoir de trouver de quoi manger. »

A la Maré, le plus grand complexe de bidonville­s de toute l’Amérique latine, dans la zone nord de Rio, on comprend la réalité de la misère au temps du Covid. Au coeur de ce fatras de rues étroites où vivent 140 000 habitants, et où les guetteurs des gangs de narcos ne cachent même pas leurs semi-automatiqu­es sur les genoux ou à l’épaule, Tatiane tente de survivre tant bien que mal. Quand le fils adolescent de cette mère divorcée de 39 ans a attrapé le Covid, elle a paniqué: comment le garder isolé, alors qu’elle-même ne peut guère s’aventurer dans

“LES GENS QUI VIENNENT ICI [DANS LA DÉCHARGE] SONT PLUS NOMBREUX DEPUIS QUELQUE TEMPS. ON S’EST RENDU COMPTE QUE CERTAINS VENAIENT DANS L’ESPOIR DE TROUVER DE QUOI MANGER.”

UNE HABITANTE DE TERESOPOLI­S

la rue? Trop dangereux, il peut y avoir des opérations de police, comme celle qui a eu lieu à 2 kilomètres de là, quelques jours après notre passage, et a fait 29 morts – un record. « Quand cela arrive, on se planque à l’arrière de l’appartemen­t, loin des fenêtres, et on barricade la porte, quelquefoi­s pendant toute la journée », raconte-t-elle.

Tatiane, heureuseme­nt, a pu compter sur la Coordinati­on connexion santé, une associatio­n présente à la Maré, pour lui apporter de quoi manger. « Ce sont les seuls qui aident », dit-elle. Elle aussi a voté Bolsonaro, la première fois – « c’est Dieu qui a choisi ». Mais depuis le début de la pandémie, elle se demande tout le temps : « Qu’est-ce qu’il raconte ? » La prochaine élection ? « Je vais voir ce que me dit Dieu »… A l’entrée du bidonville, où la Coordinati­on a installé un centre de tests de dépistage, Luna Arouca, la responsabl­e, témoigne : « Tout est compliqué, ici, l’autre jour, j’ai dû me bagarrer pendant douze heures pour trouver une ambulance qui accepte d’entrer dans la favela pour évacuer un malade. Il y a plein de gens dans des situations extrêmes, qui échappent au réseau social du bidonville; mais on voit aussi beaucoup d’entraide, des gens qui partagent l’aide alimentair­e avec des voisins qui n’ont rien. »

La pandémie, dit Luna, est vécue di éremment par ces habitants. « Si tu vis dans un lieu où la possibilit­é de la mort est constante, la mort par le Covid ne va pas changer ta routine. Ici on a a aire à des gens qui se disent constammen­t “je peux mourir là, maintenant”.» Ajoutez à cela la di culté de se protéger – allez pratiquer la distanciat­ion sociale dans les rues d’une favela –, les fake news liées au discours de Bolsonaro et sa propension à nier sans cesse la science… Tout se ligue pour laisser le champ libre au virus, sans même parler des vaccins qui se font toujours attendre (7% des Brésiliens seulement sont pleinement vaccinés). Sur une appli de son téléphone portable, Francisco, notre photograph­e âgé de 21 ans, nous montre le temps qu’il lui faudra patienter pour sa première dose: un an!

On évoque souvent, en Europe ou aux Etats-Unis, le danger de nouveaux variants, de pays pauvres nous envoyant de nouvelles mutations du virus. Il y a une autre contagion dont on parle moins : les ravages économique­s, sociaux et politiques du coronaviru­s. Dans toute l’Amérique latine, des population­s sou rent, des régimes vacillent, des manifestat­ions grondent, comme en Colombie. L’Amérique du Sud représente 35 % de tous les décès dans le monde, alors que le continent n’abrite que 8 % de la population mondiale. C’est une contagion qui risque de déstabilis­er la planète pour de longues années, si l’on n’y prend garde.

« Le Brésil a régressé de vingt ans », constate Renata Souza, une députée du Parti Socialisme et Liberté pour l’Etat de Rio de Janeiro. Elle place beaucoup d’espoir, comme tant d’autres, dans la commission d’enquête parlementa­ire qui a commencé à se pencher sur la gestion de la pandémie par Jair Bolsonaro. « La situation est extrêmemen­t précaire, dit-elle, les choses ne peuvent que s’améliorer. Mais si cela empire, il n’y aura plus de Brésiliens pour raconter l’histoire. »

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CREDIT PHOTO
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Rio, des habitants assistent à une prière évangéliqu­e avant de recevoir de la nourriture.
A Duque de Caxias, au nord de Rio, des habitants assistent à une prière évangéliqu­e avant de recevoir de la nourriture.
 ??  ?? Une favela où vivent des communauté­s vulnérable­s de la ville de Teresopoli­s, à une soixantain­e de kilomètres de Rio.
Une favela où vivent des communauté­s vulnérable­s de la ville de Teresopoli­s, à une soixantain­e de kilomètres de Rio.
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Tatiane, pâtissière à domicile à la Maré, gigantesqu­e bidonville au nord de Rio.
 ??  ?? Edilson Gonçalves, patron d’une coopérativ­e de taxis à Duque de Caxias. A l’arrière-plan, des fresques de personnali­tés de la lutte antiracist­e.
Edilson Gonçalves, patron d’une coopérativ­e de taxis à Duque de Caxias. A l’arrière-plan, des fresques de personnali­tés de la lutte antiracist­e.
 ??  ?? Vitor Lourenço, membre de l’ONG Movimenta Caxias, devant un centre de distributi­on alimentair­e.
Vitor Lourenço, membre de l’ONG Movimenta Caxias, devant un centre de distributi­on alimentair­e.
 ??  ?? Des travailleu­rs dans la décharge à ciel ouvert de Teresopoli­s, fréquentée par la population des bidonville­s alentour.
Des travailleu­rs dans la décharge à ciel ouvert de Teresopoli­s, fréquentée par la population des bidonville­s alentour.
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