Netanyahou-Hamas, les meilleurs ennemis
Derrière la bataille de roquettes et les centaines de morts, une convergence d’intérêts lie le Premier ministre israélien et le mouvement islamiste palestinien. Tous deux semblent pour le moment sortir gagnants de la nouvelle escalade de violence
Le nouveau conflit qui enflamme le ciel d’Israël et de Gaza s’est traduit, comme en 2014, par un ballet tragique de roquettes, de bombes, et des centaines de morts, dont des enfants, en très grande majorité du côté palestinien. Cet épisode est le dernier d’une guerre sans fin qui dure depuis la création de l’Etat hébreu en 1948, et dont l’issue ne cesse de s’éloigner avec l’enterrement de l’accord de paix d’Oslo de 1993 et les implantations de colonies dans les territoires occupés. Il témoigne aussi d’une récente convergence d’intérêts entre Benyamin Netanyahou, qui s’accroche au fauteuil de Premier ministre depuis douze ans, et le Hamas, le mouvement islamiste qui a pris le contrôle de la bande de Gaza en 2007. Tous deux peuvent objectivement tirer profit de l’enlisement dramatique du conflit : le premier, poursuivi en justice dans plusieurs affaires de corruption et engagé dans une course-poursuite de plus en plus droitière et nationaliste, comme le second qui ne reconnaît pas Israël et continue de revendiquer la lutte armée.
En janvier dernier, dans une tribune publiée par le quotidien de gauche « Haaretz », l’ancien Premier ministre travailliste Ehoud Barak s’était déjà ému d’un « accord indigne entre [son successeur, NDLR] et les plus grands ennemis du calme et de la tolérance dans la région ». La question des ambiguïtés de Netanyahou à l’égard du mouvement islamique n’avait jamais été si brutalement posée. Ehoud Barak dénonçait un « pacte non écrit », tacite. « Dans sa situation politique précaire, même sauver le Hamas est jugé acceptable », si cela peut lui permettre de conserver son poste, accusait l’ex-Premier ministre. Tandis que le Hamas, soucieux d’étendre son « influence idéologique » en Israël, précisait-il, veut que Netanyahou reste au pouvoir et « fera tout pour l’aider à y parvenir ». Une alliance paradoxale qui peut s’expliquer en cinq points.
1. DU SURSIS POUR BENYAMIN NETANYAHOU
“DANS LA SITUATION POLITIQUE PRÉCAIRE DE NETANYAHOU, MÊME SAUVER LE HAMAS EST JUGÉ ACCEPTABLE.”
EHOUD BARAK, EX-PREMIER MINISTRE
Tout s’est embrasé en quelques jours. Le 6 mai, jour de la fête musulmane de Laylat al-Qadr, et de la Journée de Jérusalem (fixée par l’Etat hébreu), des affrontements éclatent entre des Palestiniens et la police israélienne à Cheikh Jarrah, quartier de Jérusalem-Est, avec l’examen par la Cour suprême de l’expulsion de familles palestiniennes pour les remplacer par des familles juives. Ensuite, c’est l’escalade : la police intervient sur l’esplanade des Mosquées, lieu saint juif et musulman, le Hamas tire en représailles 1 500 roquettes sur les villes israéliennes, Israël réplique à son tour en bombardant un immeuble de Gaza. Nous sommes le 11 mai, la guerre est repartie. « Benyamin Netanyahou aurait pu faire envoyer des fleurs au Hamas, analyse Samy Cohen, chercheur au Ceri-Sciences-Po. Il a obtenu un bénéfice immédiat des tirs massifs depuis Gaza sur Israël. »
Le déferlement de violence a fait effectivement achopper les négociations entre les chefs des partis d’opposition Naftali Bennett et Yair Lapid en vue de former une nouvelle coalition gouvernementale en Israël. « Elles étaient sur le point d’aboutir, ce qui aurait coûté son poste à Netanyahou. A présent, il est à nouveau en selle », analyse le politologue, auteur de « Israël, une démocratie fragile » (Fayard). Aucune majorité claire n’étant sortie des urnes lors des élections législatives du 23 mars, le président Reuven Rivlin avait confié la mission de constituer une coalition gouvernementale – après une tentative avortée de Netanyahou – à Yair Lapid, leader de Yesh Atid (centre gauche). Il était à la veille d’annoncer un accord réunissant un large spectre de partis allant de l’extrême gauche (Meretz) à la droite nationaliste (Yamina), en passant par le Parti travailliste (Havoda) et les partis arabes (Raam).
Mais les tirs de roquettes depuis Gaza ont fait voler en éclats les espoirs d’alternance. Arguant du « contexte sécuritaire », Naftali Bennett, le leader de Yamina, a annoncé son refus de participer à un gouvernement soutenu par des partis arabes. Le Premier ministre devrait donc, une fois de plus, réussir à se maintenir à la tête du gouvernement jusqu’à l’organisation d’un nouveau scrutin législatif. Le cinquième en deux ans et demi.
2. UNE REVANCHE POUR LE HAMAS
« Tout oppose évidemment Netanyahou et le Hamas : l’idéologie, le projet politique, la manière d’exercer le pouvoir, note David Khalfa, analyste au Center for Peace Communications, aux Etats-Unis. Dans les faits, on observe néanmoins que la violence et l’insécurité favorisent les nationalistes de tous les bords. » Netanyahou, d’un côté, sauvé in extremis. Le Hamas, de l’autre : le soutien qu’il a apporté aux manifestations palestiniennes de Jérusalem l’auréole d’un nouveau prestige. « En répliquant par les armes à la menace d’expulsion de familles palestiniennes à Jérusalem-Est, ainsi qu’à la décision d’empêcher les fidèles d’accéder à l’esplanade des Mosquées durant le mois de ramadan, le Hamas se présente comme le digne représentant
du peuple palestinien. Il gagne en popularité à Jérusalem-Est et en Cisjordanie », précise Samy Cohen.
D’autant plus que, dans ces mêmes territoires, il n’a pas pu remporter les législatives palestiniennes, prévues le 22 mai, les premières depuis quinze ans. Redoutant une débâcle de son parti annoncée par les sondages, le président de l’Autorité palestinienne et leader du Fatah, Mahmoud Abbas, avait annulé une nouvelle fois le scrutin, au prétexte de l’interdiction par Israël du vote à Jérusalem-Est. Privé d’un succès presque certain, le Hamas vient de prendre sa revanche en arrachant une victoire bien plus symbolique : les images de ses drapeaux verts flottant sur le toit de la mosquée Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam, ont fait le tour du monde. « Jérusalem est l’incarnation de la fusion des combats nationalistes et religieux, explique David Khalfa. Le Hamas, dont l’idéologie fondatrice est l’islamo-nationalisme, n’hésite pas à exploiter ce contexte hautement inflammable pour redorer son blason auprès de la population palestinienne et, ce faisant, marginaliser le Fatah d’Abbas. »
3. LE CONFLIT PLUTÔT QUE LA PAIX
En envoyant sur Jérusalem, Tel-Aviv ou Beer-Sheva des milliers de missiles, le Hamas, qui n’a jamais reconnu l’accord d’Oslo, a de nouveau promu la lutte armée comme seule voie envisageable. Une position qui va dans le sens de Benyamin Netanyahou, également peu enclin à s’engager dans des négociations de paix, nécessairement coûteuses sur le plan territorial et politique. Le Premier ministre refuse depuis 2014 de reprendre des pourparlers avec Mahmoud Abbas,
“LE HAMAS N’HÉSITE PAS À EXPLOITER CE CONTEXTE INFLAMMABLE POUR MARGINALISER LE FATAH D’ABBAS.”
DAVID KHALFA, ANALYSTE
certes également responsable de ce blocage, mais qui a tourné le dos à la violence depuis la Seconde Intifada (2000-2005).
Netanyahou n’a pas toujours eu la même position vis-à-vis du Hamas. En 2005, il démissionne de son poste de ministre des Finances, pour dénoncer le démantèlement des colonies à Gaza, et met en garde contre la « création d’un chancre islamiste à côté d’Israël ». En 2009, alors en campagne électorale, il promet, s’il devient Premier ministre, d’envahir à nouveau Gaza, de renverser le Hamas, de détruire « ce nid de terreur » qu’est devenue, selon lui, l’enclave. Arrivé au pouvoir, il n’en fait rien. La presse israélienne a révélé que, lors de l’opération Bordure protectrice de 2014, il s’est opposé aux membres du cabinet de sécurité qui le poussaient à envahir l’enclave. « Il est exclu pour Netanyahou de détruire politiquement et militairement le Hamas, a rme Samy Cohen. Au contraire : tous les conflits de ces dernières années démontrent sa volonté de le maintenir à flot. Il a a rmé à plusieurs reprises à ses proches qu’Israël a intérêt à maintenir un Hamas fort pour éviter la création d’un Etat palestinien. » Lors d’une rencontre avec la presse israélienne en octobre 2018, Netanyahou avait même été on ne peut plus clair : « Israël n’a aucun intérêt à renverser le Hamas », avait-il déclaré.
4. UNE AIDE INDIRECTE AU HAMAS
Craignant que la misère, dans cette enclave surpeuplée, étou ée par un double blocus israélien et égyptien, entraîne davantage de radicalité – la moitié de la population active est au chômage −, l’ancien patron du Likoud autorise depuis plusieurs années des transferts de fonds du Qatar vers Gaza. Quitte à court-circuiter l’Autorité palestinienne, pourtant son seul interlocuteur o ciel côté palestinien, et à favoriser nettement le Hamas. Chassée de l’enclave après la victoire du Hamas en 2007, l’Autorité palestinienne a arrêté de verser le salaire des fonctionnaires pour forcer le mouvement islamiste à rendre les clés du territoire. Une stratégie sapée par les versements qataris (90 millions de dollars en 2018, 360 millions de dollars prévus cette année). L’ambassadeur du Qatar à Gaza,
Mohammed al-Emadi, a même été autorisé à franchir le postefrontière d’Erez, depuis Israël avec des valises pleines de dollars. La chef de file de l’opposition israélienne, Tzipi Livni, avait dénoncé cette manoeuvre. Selon elle, « une soumission au Hamas ».
5. UN ALLIÉ DE CIRCONSTANCE
L’année 2019 a connu une autre évolution majeure. Auparavant, Israël considérait le Hamas comme responsable de chaque tir de roquette émanant de Gaza et, en riposte, visait systématiquement ses installations et ses leaders. Mais l’opération « Ceinture noire », en novembre 2019, témoigne d’un change- ment : l’armée israélienne épargne les infrastructures du Hamas, et vise exclusivement celles du Djihad islamique, mouvement proche de l’Iran. Comme si l’Etat hébreu distinguait désormais les « bons » des « mauvais » terroristes. Le Hamas, de son côté, avait adopté une position d’« allié » objectif d’Israël en ne participant pas à l’escalade et en se bornant à émettre un communiqué de « soutien fraternel » au Djihad islamique. A la tête de la branche politique du Hamas à Gaza depuis 2017, loin d’appartenir au camp des modérés (il a été emprisonné vingt-deux ans dans les prisons israéliennes), Yahya Sinouar a endossé le costume du pragmatisme.
Cette fois-ci, des installations du Hamas ont été à nouveau pilonnées. Mais derrière le théâtre de la guerre, en coulisses, l’alliance de circonstance continue-t-elle de se sceller ? L’historien et philosophe israélien Yuval Noah Harari, auteur du best-seller « Sapiens », le laissait entendre récemment sur Facebook : « Ce n’est probablement pas un hasard si la vague de violence actuelle a éclaté au moment même où un gouvernement était sur le point de se former », écrivait-il. Le dessinateur Amos Biderman a publié, lui, dans « Haaretz » une caricature accablante : on y voit le ministre de la Sécurité intérieure Amir Ohana, un proche de Netanyahou, ordonner au chef de la police : « Et maintenant, allez mettre le feu à Jérusalem. »
« Personne n’avait prévu cet engrenage, explique le politologue Samy Cohen, pas même le Hamas qui s’est réveillé pour récolter les lauriers des manifestations de Jérusalem avec ses salves de roquettes. Quand Netanyahou a compris que les émeutes de Lod, Akko ou Ramle [entre Israéliens juifs et arabes, voir p. 38, NDLR] pouvaient le servir, il a jeté de l’huile sur le feu au lieu de chercher l’apaisement. »
Pour l’heure, Benyamin Netanyahou et le Hamas restent donc les deux vainqueurs de l’escalade meurtrière. Le premier parce qu’il garde son fauteuil jusqu’aux prochaines législatives si l’opposition échoue à constituer une coalition avant le 2 juin, ce qui semble probable. Le second parce qu’il s’est fait le champion des manifestations palestiniennes de Jérusalem, des revendications des Arabes israéliens, et a repris la main face au Fatah. Mais ces victoires pourraient être de courte durée si les deux protagonistes de cette improbable alliance ne parviennent pas à conclure un cessez-le-feu durable. En démontrant sa capacité à faire pleuvoir des missiles sur Jérusalem, Tel-Aviv ou même Eilat, distant de 250 kilomètres, le Hamas a franchi une ligne rouge et alarmé les experts israéliens qui pensaient que le mouvement disposait d’un arsenal moins perfectionné. Netanyahou a de nouveau endossé le costume de l’homme fort garant de la sécurité de ses concitoyens avec, en ligne de mire, le prochain scrutin législatif. Tsahal pilonne sans relâche l’enclave palestinienne et s’attaque même aux sièges des médias internationaux, l’agence américaine Associated Press (AP) et la chaîne de télévision qatarienne Al-Jazeera. Plus aucun bâtiment ayant un jour abrité le Hamas, fût-ce un club sportif, n’est encore debout. Y compris la maison familiale du leader Yahya Sinouar. Le pacte en coulisses est mis à rude épreuve.
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