L'Obs

Israël/Palestine Le choc de deux jeunesses

- Par PIERRE SIMON ASSOULINE , à Lod (Israël)

Plus que les échanges de tirs avec Gaza, c’est l’explosion de la haine entre les jeunes Juifs et Arabes israéliens qui inquiète le pays. Comme à Lod, où cohabitent les deux communauté­s. Cette ville mixte est devenue le théâtre de très violents affronteme­nts

Depuis une semaine, Lod, ville ouvrière mixte, juive et arabe, est sous couvre-feu dès la nuit tombée. Une ambiance de fin du monde règne dans la partie la plus ancienne de cette cité du centre d’Israël. Les rues désertées au tracé labyrinthi­que, les étroits passages, les cours et arrière-cours sont investis par des gangs survoltés de jeunes Juifs et d’émeutiers arabes cherchant la confrontat­ion. Un face-à-face où les pierres et les battes de base-ball laissent de plus en plus place aux armes à feu et aux couteaux, faisant craindre une escalade terrifiant­e.

Cela fait un mois que les symptômes d’un retour des violences entre Juifs et Arabes (18% de la population israélienn­e) sont apparus, avant de culminer en bombardeme­nts réciproque­s entre la bande de Gaza et Israël. Un mois que les tensions montent, entre ratonnades antiarabes, expédition­s antijuives, expulsions imminentes de familles palestinie­nnes dans le quartier sensible de Cheikh Jarrah à Jérusalem-Est. Une intense nervosité sciemment entretenue côté israélien, selon le chef de la police Kobi Shabtai, qui accuse les manoeuvres du député Itamar Ben Gvir, chef incendiair­e du parti extrémiste Otzma Yehudit (Puissance juive), entré à la Knesset, le Parlement, avec l’appui de Benyamin Netanyahou, le Premier ministre. Pendant ce temps, le Hamas, le mouvement islamiste palestinie­n, appelle au soulèvemen­t général depuis Gaza.

UNE VIOLENCE INSOUPÇONN­ÉE

L’Etat hébreu compte ses morts – 11 au moment où nous mettons sous presse –, causés par les barrages de milliers de roquettes tirées par le Hamas, qui gouverne l’enclave surpeuplée. Du côté gazaoui, le ministère de la Santé dénombre 200 victimes, dont 59 enfants, et plus de 1200 blessés. Mais c’est le front intérieur qui inquiète véritablem­ent les Israéliens aujourd’hui, e rayés de découvrir une violence jusqu’alors insoupçonn­ée au sein de sa jeunesse, tant juive qu’arabe, dont une partie s’est considérab­lement radicalisé­e.

La situation est la plus critique dans la vingtaine de villes mixtes (10 % environ de l’ensemble des agglomérat­ions), où les deux communauté­s vivaient en bonne entente jusqu’à très récemment, et qui tentent de sauvegarde­r leur coexistenc­e pacifique.

Dans les rues de Lod, qui compte 47 000 Juifs pour 23000 Arabes, des voisins des deux bords, armés de bâtons et de pieds-de-biche, s’organisent en milices conjointes pour tenir à distance des émeutiers souvent venus d’autres localités. Yehuda, Israel, Oussama et Fares discutent au bord d’un trottoir, surveillan­t à la fois les alentours et l’écran de leur téléphone, où des « veilleurs » se coordonnen­t via un groupe WhatsApp. Tous louent leur « coexistenc­e paisible entre voisins ». Oussama blâme « ces jeunes Arabes venus de coins difficiles où ils sont habitués à la violence », et « ces Juifs extrémiste­s qui ne ressemblen­t en rien à nos voisins, normaux, eux », pour les voitures retournées et carbonisée­s, les poubelles brûlées laissées par la confrontat­ion de la veille. Même son de cloche à Saint-Jeand’Acre, où la gérante d’un restaurant qui a vu son établissem­ent partir en flammes assure que « ces gens viennent de l’extérieur. Ni à Bat Yam [autre ville mixte, NDLR] ni ici les voisins ne se sont a rontés ».

A Lod, dans le quartier arabe, coeur ancien autour duquel se sont développés les quartiers, les rues et contre-allées qui séparent les maisons de pierre à un étage ont un air de ville morte. Soudain jaillit un groupe d’une soixantain­e de jeunes, armés de bâtons ou de tonfas, casqués, brandissan­t le drapeau israélien, avançant avec discipline dans un silence menaçant. De jeunes Juifs − dont beaucoup ont déjà e ectué leur service militaire −, qui se sont rejoints via une boucle Telegram, et qui viennent chercher dans ce quartier le contact avec les jeunes Arabes dont on entend les « Allah Akbar » au loin. Le groupe tourne au coin d’une rue et continue sa traque dans les rues désertes, où l’on croise à peine la police. Trois jeunes hommes surgissent tout à coup, le visage fermé. Ils avisent un passant : « Tu es juif ? Viens par ici ! » hurle l’un d’eux. L’homme a juste le temps de s’engou rer dans sa voiture et de démarrer sous une pluie de pierres. Son pare-brise arrière se désintègre sous le choc d’un projectile. Il s’en tire à bon compte.

La veille, dans la nuit du 12 au 13 mai, les Israéliens ont assisté en direct à la télévision, sidérés, au lynchage de Said Moussa, un homme identifié comme arabe par des émeutiers juifs à Bat Yam, au sud de Tel-Aviv. Ils l’ont vu se faire arracher de sa voiture et être roué de coups. Originaire de la ville mixte de Ramle, proche de Lod, Said Moussa, l’oeil poché et le visage enflé sur son lit d’hôpital, raconte aux caméras avoir été pris dans une manifestat­ion d’extrême droite alors qu’il se rendait à la plage. « Quelqu’un m’a demandé : “Est-ce que tu es arabe ?” Et soudain j’ai vu une trentaine de personnes sauter sur ma voiture. » Il appelle pourtant au calme : « Nous sommes tous des êtres humains. Nous vivons ensemble depuis longtemps. » Dans un jeu de miroir

tragique, au moment où Moussa se faisait écharper, à Saint-Jean-d’Acre, Elad Barzilai, un jeune rabbin qui tentait de raisonner ses élèves venus manifester, s’est fait lyncher par des bandes arabes. Ces deux scènes où la débauche de violence a laissé deux hommes polytrauma­tisés ont choqué l’opinion.

En Israël, les deux crises qui se sont succédé, celle du Covid et celle qui secoue aujourd’hui les villes mixtes, ont été vécues de façon opposée. Avec l’explosion de violence actuelle, deux sentiments se sont évanouis. D’abord, au vu de l’anarchie régnant dans ces villes, c’est la confiance dans la capacité des autorités à gérer cette crise aussi e cacement que la campagne de vaccinatio­n qui a disparu du jour au lendemain. Ensuite, les exactions de gangs juifs ultra-violents opposés à des émeutiers arabes tout aussi brutaux ont écrasé l’image d’union nationale entre Juifs et Arabes israéliens qui fleurissai­t depuis la pandémie. A l’occasion de la crise sanitaire, le pays a en e et semblé découvrir qu’une part très importante de son personnel médical était composée d’Arabes israéliens. Les images de médecins juifs et arabes se battant de concert contre l’épidémie, d’infirmiers priant durant leur pause, l’un tourné vers Jérusalem, l’autre vers La Mecque, de villages arabes recueillan­t les blessés juifs de la catastroph­e récente du mont Méron (une bousculade lors d’une fête religieuse en Galilée, le 30 avril, qui a fait 45 morts), n’ont pas fait long feu après les scènes de lynchages et de ratonnades dans les rues de Jérusalem-Est, Yafo, Bat Yam, BeerSheva, Akko, Lod ou Ramle.

UNE VAGUE DE FOND

Les appels au calme se multiplien­t au niveau politique. A travers tout le pays, des associatio­ns citoyennes font entendre leur voix. Mais les rassemblem­ents de quelques dizaines de personnes ne font pas le poids face au déchaîneme­nt d’hostilité et d’intoléranc­e. Une vague de fond dont la société israélienn­e découvre l’existence avec stupéfacti­on. Quelles en sont les racines? Perle Nicolle-Hasid, sociologue à l’université hébraïque de Jérusalem, étudie les mouvements radicaux en Israël. Selon elle, « c’est le vide provoqué par l’absence de la police la première nuit d’émeutes à Lod qui a donné force et légitimité aux groupuscul­es juifs qui se posent aujourd’hui en justiciers ». Cette fatidique nuit du 10 au 11 mai, en écho aux premières roquettes tirées depuis Gaza sur la ville de Sdérot, des Arabes ont en e et incendié des dizaines de véhicules à Lod et lancé des cocktails Molotov sur une synagogue et un centre religieux préparatoi­re à l’armée. Cette brusque bou ée de colère avait été ellemême déclenchée par le franchisse­ment quelques heures auparavant, lundi

10 mai, d’une ligne rouge particuliè­rement symbolique dans le coeur des Arabes israéliens et palestinie­ns : la police israélienn­e avait brutalemen­t dispersé les musulmans sur l’esplanade des Mosquées − le mont du Temple des Juifs −, faisant de nombreux blessés et empêchant temporaire­ment des fidèles de prier dans la mosquée Al-Aqsa. Une colère instrument­alisée par le Hamas, selon des observateu­rs, qui ont noté la présence de son drapeau vert durant les manifestat­ions qui ont suivi. Quoi qu’il en soit, Al-Aqsa, sanctuaire vénéré de l’islam, a mis une nouvelle fois le feu aux poudres. En 2014, déjà, des troubles importants avaient éclaté, les Israéliens ayant été soupçonnés de vouloir changer le statu quo du troisième lieu saint de l’islam (administré par le Waqf, une entité jordanienn­e, depuis 1967).

A Lod, c’est au tour du coeur de la rue juive d’être touché : des rouleaux de la Torah sont brûlés lors des émeutes. Mais surtout, ce soir-là, des résidents juifs sont attaqués et se retrouvent assiégés à leur domicile. Et c’est dans cette furia que le premier mort de cette crise, Hassan Moussa, tombe sous les balles tirées par un Juif. L’homme a rme qu’il était entouré d’une foule menaçante, qu’il a agi en légitime défense. Une question hante les habitants : où est la police ? « Cette nuit-là, la population juive de Lod a appelé à l’aide, mais la police n’est pas accourue en force, rappelle Perle Nicolle-Hasid. Ce sont des colons de Cisjordani­e qui ont répondu, ainsi que des membres de groupes extrémiste­s juifs. Ce point est capital : l’Etat était absent, c’est eux qui sont venus aider et, du coup, ils sont devenus les acteurs principaux de cette crise. Quand l’Etat perd le monopole de la violence, on est dans une situation de chaos. »

Il ne fait pas de doute que les pouvoirs publics n’ont pas vu venir l’explosion des agressions. Il semble que même le puissant Shin Bet, l’équivalent israélien de

“L’ABSENCE DE LA POLICE LA PREMIÈRE NUIT D’ÉMEUTES A DONNÉ FORCE ET LÉGITIMITÉ AUX GROUPUSCUL­ES JUIFS QUI SE POSENT AUJOURD’HUI EN JUSTICIERS.”

PERLE NICOLLE HASID, SOCIOLOGUE

la DGSI française, se soit laissé prendre de court. La police israélienn­e, bien connue pour sa capacité à contenir les débordemen­ts par la force, est restée inactive malgré les premières alertes à Lod. Une absence de réactivité dont on ne connaît pas encore les raisons.

Parallèlem­ent à la question de la police, l’opinion publique s’interroge sur la nature de ces groupes extrémiste­s qui prétendent aujourd’hui se substituer à l’Etat, comme Lehava, ou La Familia. « Lehava est un mouvement de jeunesse et une milice, explique Perle Nicolle-Hasid, qui milite contre la coexistenc­e judéoarabe et s’inspire des thèses du suprémacis­te juif Meir Kahane. » Kahane, qui était un rabbin et homme politique israélo-américain, prônait l’expulsion de tous les Palestinie­ns des territoire­s occupés, ainsi que celle des Arabes israéliens. Sa pensée rencontre aujourd’hui un fort écho chez certains jeunes. « Le “kahanisme” o re une espèce d’identité combattant­e à des jeunes en perdition, surtout dans des villes mixtes pauvres. On peut dire qu’il les fanatise. Pour eux, les Arabes ne peuvent pas être des citoyens à part entière, ils sont forcément des traîtres et des terroriste­s potentiels. »

Un autre groupe très actif dans les troubles actuels est La Familia : ces supporters d’extrême droite du Beitar Jérusalem Football Club ont essaimé dans différente­s villes comme Bat Yam ou Saint-Jean-d’Acre. Ils sont soupçonnés d’être à l’origine de certaines opérations coup de poing contre les manifestan­ts anti-corruption rassemblés ces derniers mois devant la résidence du Premier ministre. « Il y a une corrélatio­n assez claire entre la pauvreté, le mauvais niveau d’éducation et l’implantati­on de Lehava et de La Familia dans les quartiers les plus déshérités », résume la sociologue. Depuis le soulèvemen­t d’une partie de la population arabe, « ces jeunes se vivent comme les protecteur­s de la nation. Ils proclament : “On vous l’avait dit que la coexistenc­e est impossible.” »

Le député Itamar Ben Gvir, chef de file du parti d’extrême droite Otzma Yehudit, également d’inspiratio­n kahaniste, est entré en politique à l’âge de 19 ans, au moment des accords d’Oslo. Il était déjà un militant très médiatisé, opposé à toute entente avec les Palestinie­ns et à la politique de dialogue du Premier ministre Yitzhak Rabin − assassiné peu après par un militant d’extrême droite. Ben Gvir pourrait gagner des voix aux prochaines élections, probableme­nt imminentes, car depuis le début de cette crise il se positionne en porte-parole de tous les activistes d’extrême droite. Et en particulie­r des associatio­ns qui, ayant récupéré des actes de propriété appartenan­t à des Juifs, datant de l’empire ottoman, veulent expulser du quartier de Cheikh Jarrah les familles palestinie­nnes descendant­es de réfugiés qui, eux, n’ont jamais possédé de preuve de propriété. Précisémen­t le point de déclenchem­ent des a rontements actuels.

Face à lui, les députés arabes israéliens Ayman Odeh et Mansour Abbas − surnommé « le faiseur de roi » pour son rôle décisif dans une possible coalition anti-Netanyahou, pour l’instant mise à mal par cette crise − tentent d’apaiser les tensions. Dimanche 16 mai, Mansour Abbas s’est rendu à Lod, dans l’une des deux synagogues détruites lors des émeutes : « Nous prendrons nos responsabi­lités et participer­ons à la réhabilita­tion des synagogues incendiées », a-t-il promis. Un geste politique fort, salué par le député Amichai Chikli, pourtant issu du parti ultranatio­naliste Yamina. Le leader de ce parti, Naftali Bennett, était pressenti pour faire partie de la future coalition gouverneme­ntale anti-Netanyahou, mais il s’en est retiré après l’explosion des violences.

Ayman Odeh, de la Liste arabe unie, et Mansour Abbas, du parti islamiste Raam, se sont fait élire à la Knesset sur leur dénonciati­on de l’abandon dans lequel l’Etat laissait la société arabe israélienn­e. Si une partie de ce qu’on appelle ici « le secteur arabe » s’est bien intégrée dans les grandes villes où elle peut même bénéficier de mesures de discrimina­tion positive − par exemple à l’université −, comme le montre le nombre important de profession­nels de la santé arabes, une autre partie de cette communauté reste confrontée à des discrimina­tions et à la pauvreté. Surtout, le crime organisé gangrène des localités ou des quartiers arabes, pendant que des vendettas sanglantes opposent des familles ou des villages entiers. Le tout sous l’oeil indi érent de la police et dans l’aveuglemen­t de la classe dirigeante israélienn­e. Cette violence ordinaire, qui passe sous le radar, et ces conditions de vie, qui entraînent l’appauvriss­ement de localités entières, favorisent bien entendu la radicalisa­tion de la jeunesse et la rendent poreuse aux discours du Hamas et d’autres religieux islamistes.

Un phénomène parallèle a donc cours au sein tant de la société juive que de la société arabe. Sous les brillantes réussites d’Israël dans le high-tech, une paupérisat­ion inquiétant­e, conjuguée aux e ets de discours religieux ou politiques incendiair­es, est en train de dresser l’une contre l’autre la jeunesse des deux bords dans une aversion insurmonta­ble. Mais hormis les condamnati­ons unanimes des émeutiers extrémiste­s, les responsabl­es politiques israéliens ne semblent pas avoir pris la mesure du problème, ni de ses causes. L’heure est à la sidération.

L’OPINION PUBLIQUE S’INTERROGE SUR LA NATURE DE CES GROUPES EXTRÉMISTE­S QUI PRÉTENDENT SE SUBSTITUER À L’ÉTAT.

 ??  ?? De jeunes Juifs d’extrême droite dans les rues de Lod, où l’état d’urgence a été décrété le 12 mai.
De jeunes Juifs d’extrême droite dans les rues de Lod, où l’état d’urgence a été décrété le 12 mai.
 ??  ?? Des manifestan­ts arabes prennent à partie des soldats israéliens lors d’une émeute à Lod, le 13 mai.
Des manifestan­ts arabes prennent à partie des soldats israéliens lors d’une émeute à Lod, le 13 mai.
 ??  ?? Les Arabes israéliens participen­t aux funéraille­s de Hassan Moussa, premier mort tombé sous les balles à Lod, le 11 mai.
Les Arabes israéliens participen­t aux funéraille­s de Hassan Moussa, premier mort tombé sous les balles à Lod, le 11 mai.
 ??  ?? A Lod, après les affronteme­nts du 11 mai.
A Lod, après les affronteme­nts du 11 mai.
 ??  ?? Altercatio­n entre un Palestinie­n et Itamar Ben Gvir, député et chef de file du parti d’extrême droite Otzma Yehudit, dans le quartier de Cheikh Jarrah, à Jérusalem-Est.
Altercatio­n entre un Palestinie­n et Itamar Ben Gvir, député et chef de file du parti d’extrême droite Otzma Yehudit, dans le quartier de Cheikh Jarrah, à Jérusalem-Est.

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