Roberto Saviano, au-delà du cliché L’écrivain italien publie un livre poignant sur le pouvoir de témoignage de la photographie
Dans un livre beau et hétéroclite, l’écrivain italien Roberto Saviano nous interpelle sur la question migratoire en choisissant un biais original : la photo et son pouvoir de témoignage
Le 2 septembre 2015, sur tous les fils d’actualité du monde, une photo apparaît : celle d’un petit garçon dont le corps sans vie est échoué sur une plage de Bodrum, en Turquie. Depuis le début des années 2010, la « crise migratoire » envoie des dizaines de milliers de personnes traverser la Méditerranée au péril de leur vie ; on en a vu, des épaves renversées et des cadavres qui flottent. Pourtant, cette photo prise par Nilüfer Demir frappe plus que les autres : le fait qu’il s’agisse d’un enfant – qui sera identifié comme un Syrien de 3 ans, Alan Kurdi –, ses habits, un pantacourt et un tee-shirt rouge, qui pourraient être ceux de n’importe quel petit garçon, sa position, bras le long du corps et tête balayée par les vagues qui s’échouent sur la plage… L’image presque insoutenable court les réseaux sociaux, la presse écrite la reproduit, l’Europe est bouleversée, les gouvernements promettent d’agir, certains, comme en Allemagne, le font. Il est dit que ça n’arrivera plus.
Six ans plus tard, on continue d’annoncer régulièrement le chavirage d’un navire de fortune qui transporte des hommes, des femmes et des enfants à
travers la Méditerranée : cent trente ont encore disparu le 22 avril au large des côtes libyennes. Qui s’en émeut ? La Libye est payée par l’Europe pour retenir les candidats sur son sol – ce qu’elle fait dans des conditions atroces, où la torture le dispute à l’esclavage et au rançonnage. Quant aux ONG, qui tentent de pallier les inconséquences des marines européennes et libyenne, elles sont accusées par les leaders populistes de s’être transformées en « taxis » qui aident les migrants à traverser.
Tel est le constat de départ de Roberto Saviano. Le célèbre journaliste et auteur italien, dont la vie a été bouleversée par la publication en 2006 de « Gomorra », sa magistrale enquête sur la mafia napolitaine qui lui vaut de vivre désormais caché et sous protection policière, s’est emparé depuis longtemps de la question migratoire et s’interroge : comment alerter les gens? Parmi les témoins de cette tragédie, les photographes sont essentiels, mais pas suffisants. Qu’est-ce que cela dit de la crise migratoire ? De la photo ? De nous, Européens ? Et l’écrivain de fixer un but très ambitieux à son ouvrage : « Balayer la folie et la malignité des hommes politiques qui veulent faire passer les ONG pour des trafiquants d’êtres humains, l’immigration pour une invasion et les migrants pour les responsables de la crise socio-économique qui frappe l’Europe. »
Cela donne « En mer, pas de taxis », un objet disparate, mais qui a le grand mérite de remettre dans l’actualité un drame dont on s’est accommodé. A la fois livre d’interpellation politique, livre de photos, livre d’entretiens, livre de témoignage et livre d’auteur. Mais c’est précisément dans cette hétérogénéité que réside son intérêt. Car aucun registre à lui seul ne suffit à cerner cette absurdité qui consiste à voir, depuis dix ans, une dizaine de personnes en moyenne mourir chaque jour dans la Méditerranée pour la seule raison qu’elles voulaient vivre en Europe. Aucun registre à lui seul ne permet de prendre la mesure de ce qui se joue là pour l’Europe, et qui a fait dire au journaliste Alessandro Leogrande, cité par Saviano : « Lorsque, dans deux cents ans […], on explorera les fonds marins, on trouvera des milliers de cadavres et d’épaves dans la Méditerranée, on imaginera une guerre dont l’histoire ne porte pourtant aucune trace. »
Pour Saviano, au commencement de ce drame, il y a un mensonge, « le grand mensonge employé ces dix dernières années par le monde politique pour ne plus parler politique ». Si bien des dirigeants européens, malgré l’échec manifeste des mesures prises, continuent de brandir des slogans tels que « nous expulserons les clandestins » ou « nous contrôlerons l’immigration », c’est « en raison même de leur impraticabilité, de leur destin d’éternelles promesses ou de menaces ». Ce mensonge utile – consistant à dire que l’Europe est menacée par l’immigration –, Saviano ne se contente pas de le dénoncer avec de grands moulinets de bras et de mots, il avance dans un court « manuel de l’antiraciste » quelques faits bien connus : 86% des réfugiés sont accueillis par des pays « du Sud » (dans le seul Ouganda, par exemple, vivent 900000 réfugiés provenant du Soudan du Sud en guerre). Autre fait : l’Afrique « est le continent d’où l’on part le moins, car peu de gens en ont les moyens économiques »; ce ne sont jamais les plus démunis qui émigrent, le coût du voyage est trop élevé, la distinction entre « migrants politiques » et « migrants économiques » est donc une dangereuse vue de l’esprit. Encore un fait? Rendre difficile le passage des frontières enrichit ces passeurs contre lesquels on dit vouloir lutter (et rend encore plus dangereux le franchissement pour les gens qu’on dit vouloir protéger).
« Contre le mensonge, il n’existe qu’un modèle : le témoignage », écrit Saviano. D’où la photo et les discussions avec les photographes : la photo témoigne-telle ? Comment ? Quels sont ses pouvoirs et ses limites ? Les interviews qu’il mène ne ressemblent pas complètement à celles qu’on lit d’habitude, et c’est heureux. Parce que Saviano n’interroge pas en journaliste mais
“CONTRE LE MENSONGE, IL N’EXISTE QU’UN MODÈLE : LE TÉMOIGNAGE”, ÉCRIT SAVIANO. D’OÙ LA PHOTO ET LES DISCUSSIONS AVEC LES PHOTOGRAPHES.