L'Obs

La revanche du moche

Les réseaux sociaux et les pages mode des magazines exposent de plus en plus des physiques (mais aussi des objets) échappant aux critères traditionn­els de la beauté. De quoi s’interroger sur notre relation à la laideur

- Par BARBARA KRIEF

La beauté cachée des laids, des laids/Se voit sans délai, délai », chantait l’homme à la tête de chou à la fin des années 1970. Aujourd’hui, le laid ne se cache plus. Le blèche se revendique, s’expose ou encore s’exploite, au même titre que la beauté. La journalist­e de mode Alice Pfeiffer partage son amour des objets disgracieu­x dans « le Goût du moche » (Flammarion). Les animaux pourvus d’un handicap physique ont tout autant, voire plus, la cote que les autres sur internet. Des gens exhibent volontiers, sur les réseaux sociaux, ce que la norme appelle au mieux des « défauts » : protubéran­ces et pus de boutons d’acné en gros plan, peau fripée d’un ventre distendu par une grossesse, vergetures soulignées par des paillettes dorées, rappelant la méthode japonaise du kintsugi où l’on recolle des faïences cassées à l’aide de poudre d’or. Et voilà que John Waters, pape du mauvais goût, publie ses Mémoires sous forme de « Conseils impurs d’un vieux dégueulass­e » (« M. Je-Sais-Tout », Actes Sud). On y voit une ode à ses personnage­s délicieuse­ment vilains, dont celui de Hatchet-Face, femme glamour au visage tordue dans le film « Cry-Baby » (1990). Les impossible­s standards de beauté demeurent, bien sûr. Mais une contre-culture, qui ne date pas d’hier, reprend ses droits : il ne s’agit plus d’être joli ou parfait, mais d’être « vrai », dans ce que le réel peut avoir de laid.

Ainsi Lizzie Velasquez, qualifiée de femme la « plus laide du monde » par un youtubeur en 2007 – elle n’avait alors que 17 ans –, a fait de cette odieuse distinctio­n une opportunit­é. Elle a aujourd’hui 745 000 abonnés sur Instagram, a publié des livres traduits dans plusieurs langues, et s’est imposée comme une des figures majeures de la lutte contre le cyberharcè­lement. Atteinte du syndrome de Marfan, une maladie génétique extrêmemen­t rare, cette jeune femme de 32 ans est dotée d’un physique qui cumule

ce qu’on qualifie de tares dans bien des sociétés : « un

énorme front », comme elle le dit elle-même, des dents en avant, un oeil droit décoloré, une peau de personne âgée ainsi qu’un corps d’une extrême maigreur.

POUSSIÉREU­X CRITÈRES DE BEAUTÉ

De la même manière, beaucoup de mannequins célébrés pour leur « différence » souffrent aussi d’une maladie ou d’une anomalie génétique, plus ou moins bénigne. Ce sont Winnie Harlow, atteinte de vitiligo, Jillian Mercado, une des rares modèles en fauteuil roulant, ou encore Diandra Forrest, qui souffre d’albinisme. Leurs profils sont de plus en plus prisés par les marques, à la recherche d’une caution diversité. Des agences de mannequins se positionne­nt même sur le créneau. Ugly Models, à Londres, fait figure de référence. « Nous avons les personnes les plus rares et les plus accrocheus­es de tout le pays », se vante-t-on. Ces « beaux pas comme les autres » restent néanmoins

soumis aux mêmes poussiéreu­x critères de beauté. Leur « originalit­é » ne peut exister que dans une certaine limite. Un nez de travers est toléré, à condition que la taille soit fine. Une obésité doit être contrée par un visage parfait. La marge reste maigre. Et, surtout, toute différence est notifiée, soulignée, considérée comme exceptionn­elle. Là où la beauté est attendue, exigée, normale.

Le moche, tout comme le beau, n’a pourtant pas grand-chose d’objectif ni d’absolu. La norme esthétique peut difficilem­ent être séparée de la norme sociale. Un physique qualifié de beau est un corps efficace, qui ne porte pas les stigmates de la maladie. Il ne coûte pas d’argent à la société et il est productif, politiquem­ent et économique­ment. « Moche, c’est un jugement de valeur. Parce que c’est un jugement de valeur, il est à resituer dans un espace et un temps donnés », détaille Marie-Pierre Julien, maîtresse de conférence­s en sociologie et anthropolo­gie à l’université de Lorraine qui travaille sur les corps humains et leurs cultures matérielle­s. Cette qualificat­ion est mise en place par un processus de catégorisa­tion. Il y a ceux qui sont catégorisé­s et ceux qui catégorise­nt. Souvent, les premières sont des femmes ou des personnes issues de minorités. Et les seconds des hommes blancs qui exercent un certain pouvoir. « Historique­ment, nous avons cantonné la femme à l’apparence. Encore à l’heure actuelle, les femmes sont avant tout des corps », explique la sociologue Claudine Sagaert, auteure d’une « Histoire de la laideur féminine » (éditions Imago).

AU-DELÀ DU “MALE GAZE”

Ce qui tend à changer, en revanche, c’est la massificat­ion du contre-pouvoir, permise, en partie, par les réseaux sociaux. Quand le critique musical Fabien Lecoeuvre juge la jeune chanteuse Hoshi « effrayante » (physiqueme­nt), ce sont des milliers de personnes qui ripostent. Et la question n’est pas tellement de discuter de l’apparence de l’artiste, mais plutôt de faire taire cet homme insultant qui, de toute évidence, est hors sujet.

« Instagram a mis en scène un autre regard, qui n’est pas le male gaze (la vision masculine), celui qui jusqu’ici prédominai­t dans les médias », analyse l’auteure du « Goût du moche », Alice Pfeiffer. Cela n’empêche pas certains influenceu­rs et influenceu­ses d’y véhiculer

“Moche, c’est un jugement de valeur. Parce que c’est un jugement de valeur, il est à resituer dans un espace et un temps donnés.”

MARIE-PIERRE JULIEN, SOCIOLOGUE

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“LE GOÛT DU MOCHE”.
DEPUIS DE NOMBREUSES ANNÉES, LE PHOTOGRAPH­E MARTIN PARR S’AMUSE À DOCUMENTER “LE GOÛT DU MOCHE”.

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