L'Obs

de Jérôme Garcin

- J. G. Par JÉRÔME GARCIN

Festival de Cannes, mai 2001. Le Belge Frédéric Sojcher, alors âgé de 34 ans, vient de réaliser, après un tournage-catastroph­e en Grèce, son premier long-métrage, « Regarde-moi », avec Mathieu Carrière, Carmen Chaplin, Claire Nebout. De bonnes âmes lui promettent qu’il va « monter les marches ». En fait, ce sont celles, sans tapis rouge ni photograph­es, qui mènent à une villa située à une dizaine de kilomètres de la Croisette. Y logent une poignée de cinéastes du plat pays recalés en sélection officielle et invités à présenter leurs films… dans la salle de la MJC. « Fier d’être à Cannes, honteux d’y être en seconde division », Frédéric Sojcher, qui est myope, casse ses binocles avant la projection et regarde « Regarde-moi » avec des lunettes de soleil. Noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir. Sinon une sélection au Festival du Film d’Amour de Mons, Hainaut. Lorsqu’il sort à Bruxelles, le film est considéré, sur les ondes de la RTBF, comme « un des plus nuls de l’histoire du cinéma », et le distribute­ur français fait faillite. Cette mésaventur­e résume bien la vie de Frédéric Sojcher, qui dirige, à la Sorbonne, le master en scénario, réalisatio­n et production. En somme, il enseigne avec passion un art, le 7e, dont il dit « c’est ma vie », mais qui l’a toujours boudé et, dans son pays natal, l’a obstinémen­t rejeté. A la fin de « Je veux faire du cinéma » (Les Poches belges, 14 euros), le réalisateu­r de « Hitler à Hollywood » et de « Je veux être une actrice » dresse la liste des douze refus sans appel que, entre 2009 et 2019, la Commission du Film belge a opposés à tous ses projets. « J’ai le sentiment, écrit-il, que jamais plus je ne pourrai arriver à faire un film. » Pour ne pas abdiquer, il a écrit ce livre vitriolé et souvent très drôle, dans lequel il dénonce le système belge de l’avance sur recettes (est-ce si différent en France ?), brocarde un milieu régi par l’entre-soi et la connivence. Etrange livre, qui flirte sans cesse avec l’absurde belge et où, entre vanité blessée et autodérisi­on, Frédéric Sojcher exprime sa gratitude à ceux qui lui ont fait confiance (d’André Delvaux à Michael Lonsdale) et donne les noms des notables qui l’ont « symbolique­ment assassiné ». Mais il ne révèle pas l’identité de l’écrivain parisien, et ami de son père philosophe, qui l’a violé, lorsqu’il avait 11 ans. De ce traumatism­e est né son premier film, qu’il tient pour un exercice de résilience, et dont le titre, aujourd’hui, résonne comme un cri : « Regarde-moi ».

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France